Le patrimoine immatériel et les bases de données

Laura B
museonum
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11 min readDec 20, 2021

Récemment, on a vu des avancées incroyables dans le potentiel présenté par les inventaires et bases de données dans les institutions culturelles. L’information muséale est plus accessible que jamais en ligne, et la pandémie a certainement accéléré ce mouvement. Cependant, un élément important du patrimoine culturel n’a pas connu la même tendance, en grande partie en raison de sa nature éphémère, moins tangible. Il s’agit du patrimoine culturel immatériel. Cet article s’intéresse au statut actuel de la documentation du patrimoine culturel immatériel, il offre un résumé des systèmes qui abordent partiellement ce patrimoine, et propose une étude de cas sur un style de performance basque. Enfin, nous présentons des hypothèses sur ce qu’il faut faire pour bien documenter le patrimoine culturel immatériel.

Selon l’UNESCO, qui maintient plusieurs listes sur le patrimoine immatériel, le concept a beaucoup évolué, mais l’ensemble de ce patrimoine partage plusieurs caractéristiques, dont le statut paradoxal d’être à la fois traditionnel et contemporain, donc vivant, ainsi qu’une dimension inclusive, représentative et fondée sur les communautés (UNESCOa). Des objets tangibles liés aux pratiques existent mais n’expriment pas suffisamment le sens. Il paraît difficile d’utiliser les mêmes ontologies pour les patrimoines matériel et immatériel, mais pour l’instant des modèles spécifiques manquent. L’UNESCO ne promeut pas de système descriptif en particulier mais énumère quelques pays qui travaillent sur ce sujet dans le cadre de grands projets, souvent en partenariat avec des universités et avec des subventions importantes (UNESCOb).

Sa Note d’Orientation pour la Réalisation d’Inventaires du Patrimoine Culturel Immatériel (UNESCOc) s’intéresse principalement au respect à l’égard des cultures associées au patrimoine culturel immatériel et aux États qui ont signé la Convention de l’UNESCO de 2003. Les États ont toute liberté pour s’organiser, pourvu que ce patrimoine soit aussi accessible que possible au grand public (UNESCOc, section 41). Si certaines sections de la note portent sur la manière de concevoir et réaliser des inventaires, la documentation et l’adaptation de systèmes existants (UNESCOc, sections 11, 12 et 13), il s’agit surtout de généralités. Cependant, si chaque état ou ONG crée son propre système, on risque d’être confronté aux même problèmes d’interopérabilité que dans les musées qui limitent la facilité d’effectuer des recherches. Il est donc nécessaire de travailler ensemble afin de créer un système qui permettrait la communication entre les États parties prenantes de la convention. Le patrimoine culturel immatériel ne connaît pas de frontières.

L’UNESCO n’est pas le seul organisme à s’occuper de ce patrimoine. Les musées culturels présentent de plus en plus d’intérêt à l’égard de la sauvegarde et de la documentation du patrimoine culturel immatériel qui est représenté dans leurs collections. La définition du musée de l’ICOM de 2007 a ajouté le mot « immatériel » au patrimoine. En 2014, lors de la conférence annuelle du CIDOC, un groupe de travail « patrimoine immatériel » a été créé (CIDOC) mais malheureusement aucune publication ou détail sur ses activités n’est disponible en ligne.

Où résident les défis dans la documentation du patrimoine culturel immatériel et pourquoi faut-il avoir des groupes dédiés à sa sauvegarde et son épanouissement ? Avec la révolution numérique, il y a énormément d’outils potentiels pour l’enregistrement de données, toutefois quelque chose s’échappe. Quelque chose que l’on essaie de saisir sur papier depuis longtemps. En 1928, le danseur Rudolf Laban a inventé la cinétographie Laban.

(Kleida, 2018)

Dans la Labanotation, on note des gestes dans un système d’écriture qu’il faut apprendre, comme n’importe quelle langue. D’ailleurs, les émotions, les interactions au-delà du geste et qui infusent les gestes de signification, et même les gestes qui sont sur la page ne sont pas toujours pleinement exprimés. Quand des moyens visuels d’enregistrer la chorégraphie sont apparus, la Labanotation a vite perdu le terrain. Comment donc trouver l’incarnation numérique du patrimoine culturel immatériel ? Il existe déjà plusieurs systèmes, parmi eux des inventaires, des ontologies et des vocabulaires, mais aucun ne permet de représenter le patrimoine culturel immatériel d’une manière satisfaisante.

CIDOC CRM

Le CIDOC Cultural Reference Model, ou CRM, est un outil destiné à intégrer l’information sur le patrimoine culturel, avec une structure formelle qui vise à décrire les concepts et relations que l’on trouve dans la documentation du patrimoine (CIDOC CRM). Bien que le CIDOC CRM n’ait pas spécifiquement été conçu pour la documentation du patrimoine culturel immatériel, il présente néanmoins plusieurs éléments utiles pour un système de documentation dédié.[1] Beaucoup des disciplines qui composent le patrimoine culturel immatériel sont liées, mais pas hiérarchiquement ou alors de manière parallèle, ce qui rend l’utilisation d’un système hiérarchique impossible si on veut bien représenter ce patrimoine. Le CIDOC CRM s’est adapté avec des extensions, comme le CRMsci qui emploie les classes d’observation des sciences mais ajoute aussi la documentation sur les croyances avec les arguments inférentiels à travers l’extension CRMinf. À ce titre on peut documenter les croyances (I2) associées à des spécimens (Bruseker, Carboni et Guillen 2017, 117), mais ces applications sont toujours liées aux objets matériaux. On pourrait imaginer la création d’une extension CRMimma pour le patrimoine immatériel, mais au lieu d’être un vrai remède, cela risquerait d’être un pansement sur la plaie.

SKOS

SKOS, ou le Simple Knowledge Organization System, est utile comme modèle d’organisation de divers vocabulaires sur le web sémantique, ayant le potentiel d’en lier plusieurs. SKOS pourrait aider la communication entre des inventaires employés par des différents états ou associations que documentent le PCI, mais la hiérarchie atteindra rapidement des limites pour répondre aux besoins descriptifs du patrimoine culturel immatériel.

Iconclass

Iconclass est un système de classification iconographique pour les images, il n’est donc pas utile pour le patrimoine culturel immatériel en trois, voire quatre, dimensions. Néanmoins, Iconclass pourrait inspirer un système standardisé pour le patrimoine immatériel si les catégories étaient perméables.[2] Créé pour la documentation d’images, Iconclass inclut aussi le contenu de ces images, parfois des éléments du patrimoine immatériel. Par exemple, le moteur de recherche d’Iconclass présente plusieurs sous-classes quand on cherche « rituel » : objets rituels, pratiques rituels, plusieurs religions et cultes énumérés, (Iconclass 2021). On pourrait éventuellement adapter cela pour le PCI.

GINCO

Ce plate-forme du ministère de la culture et de la communication fonctionne dans le format SKOS avec le but de donner accès à tous les vocabulaires produits par le Ministère et ses partenaires. On y cherche des termes et des concepts. GINCO lie bien des thésaurus mais ne montre pas comment créer des inventaires adéquates au patrimoine culturel immatériel.

AAT

Les thésaurus du Getty sont bien connus dans le domaine patrimonial, et l’AAT (Art & Architecture Thesaurus) comprend de nombreuses sous-classes dans la hiérarchie de la Communication visuel et verbal, dont des danses, des cérémonies, des événements culturels, et des objets associés avec l’événement. Il est moins clair si le classement d’un événement peut aboutir en deux classifications non-hiérarchisées, comme une danse qui est constitue aussi une cérémonie. Les facettes dans les systèmes du Getty sont très riches, mais le patrimoine culturel immatériel réclame un système qui puisse comprendre deux catégories à la fois, le sacré et le profane, la délectation et le pratique ; ce besoin pousse les limites d’une hiérarchie.

Europeana

Europeana, avec un réseau de partenaires agrégateurs, se propose de transformer le champ des données numériques sur le patrimoine culturel de l’Europe. Europeana présente des images, des textes, des enregistrements et même des objets en 3D. Le moteur de recherche fournit 392 résultats pour « basque music » (Europeana b) y compris des photographies historiques, des instruments, des partitions et des enregistrements. La fiche d’un « objet » (Europenana c) présente une liste de métadonnées compréhensive, mais sans discours.

Les bertsolariak au Pays basque

En restant sur le cas du Pays Basque, nous allons aborder un style de chant, le bertsolarisme. Son entrée Wikidata n’a aucune description en français ou en basque ; dans sa définition anglaise ou espagnole, il s’agit d’un art poétique d’improvisation (Wikidata 2021). Cette définition simplifiée ignore la compétition internationale et la structure de l’improvisation.

Il y a des associations bertsolari au Pays Basque français et espagnol, mais aussi dans la diaspora.[3] Une des faiblesses de la Convention de l’UNESCO sur le patrimoine culturel immatériel est qu’elle mobilise des ‘États parties’, comme si ce patrimoine respectait les frontières construites par les êtres humains. Les gouvernements disposent de leurs propres façons de cataloguer le patrimoine culturel immatériel, en France au niveau national et en Espagne au niveau provincial (Pays Basque et Navarre) :

France

Le Ministère de la Culture utilise PCI-lab pour documenter le patrimoine culturel immatériel, mais parmi les fiches d’inventaires sur le Pays Basque, les bertsolari ne sont pas mentionnés. Par contre, il y a des fiches bien détaillées sur le sport, les festivals et les autres performances (Patrimoine Culturel Immatériel en France). La documentation est assez compréhensive textuellement, moins au niveau audiovisuel.

Pays Basque

Le site du gouvernement « del Páis Vasco », dirigé par le département de culture et linguistique politique, ajoute des descriptions et des photos pour chaque entrée (Euskadi.eus) , mais il n’y a que deux options quand on clique sur le patrimoine immatériel : le carnaval et la danse basque. Les chants, et les bertsolari, sont invisibles.

Navarre

Le site de la province de Navarre a des entrées pour le bertsolarisme, bien que la plupart soit des témoignages et pas de performances (Archivo del patrimonio inmaterial de Navarra).

Il est évident que ces trois sites gouvernementaux ne communiquent pas pour partager des données basques, pourtant le bertsolarisme est un phénomène sans frontières nationales dans les Pyrénées, et on pourrait imaginer une collaboration qui mènerait à un site web avec l’information textuelle du PCI-lab, les enregistrements de la Navarre et d’autres éléments ci et là qui rendrait la justice à ce patrimoine. Pour une culture qui se trouve dans deux pays, l’interopérabilité dans les bases de données est essentielle, disponible dans toutes les langues en vigueur. Dans une telle situation, doit-on abandonner tout espoir d’interopérabilité dans les bases de données des gouvernements ? La solution pour le bertoslarisme semble avoir été de créer leur propre association en 1991, Xenpelar Dokumentazio Zentroa (Centre de Documentation Xenpelar), à une centaine de kilomètres de Bilbao au Pays Basque espagnol. Xenpelar dispose de plusieurs bases de données et possède une collection énorme d’enregistrements.

Une des meilleures initiatives de Xenpelar dans la collection des bertso est qu’il accepte des dons, des écoles de bertsolarisme, des bertsolariak ou d’autres associations pour le bertsolarisme (Xenpelar Dokumentazio Zentroa). Ceci est un élément qui manque dans les bases de données gouvernementales : l’implication du public. Xenpelar a aussi commencé un programme interculturel en 2003, pour la préservation et la connaissance d’autres traditions improvisées du chant dans le monde.

Du Pays Basque au reste du monde du patrimoine culturel immatériel

En étendant les initiatives de Xenpelar, on crée une marche à suivre dans la documentation du patrimoine culturel immatériel. Le partage avec le public et l’acceptation, voire la sollicitation, des ses matériaux et dans l’esprit des folksonomies, garantit qu’il se sentira impliqué dans le projet de sauvegarde du patrimoine. La communauté autonome qui contribue à la base de données satisfait plusieurs conditions du code de déontologie sur le patrimoine matériel et immatériel de l’UNESCO, qui exigent le respect des cultures, le développement durable et la collaboration avec les communautés. La participation du public assure aussi que la documentation de ce patrimoine immatériel respecte des connaissances sensibles et aborde des arguments quelconques contre l’enregistrement de certaines formes de ce patrimoine.

Le modèle du projet interculturel de Xenpelar nous mène à l’importance de créer une base de données pour le patrimoine culturel immatériel qui soit indépendante d’un état spécifique. On doit créer ce que Juanals et Minel appellent un « espace numérique interpatrimonial » (Juanals et Minel 2016). Comme Europeana avec ses agrégateurs, cette base de données supranationale pourrait travailler avec des systèmes gouvernementaux, et avec des ONG, surtout dans le cas des pays comme les États-Unis, où les institutions culturelles sont rarement publiques. Il faut un système avec les facettes parallèles au lieu d’une hiérarchie qui vise à mettre chaque chose à un endroit, car le patrimoine culturel immatériel est trop compliqué pour cela. Superposer ce patrimoine sur des ontologies comme le CIDOC CRM serait d’essayer de mettre une clé carrée dans un trou rond, et catégoriser de façon hiérarchique serait contre-productif. Il faut imaginer un avenir avec une base de données internationale dans laquelle on peut chercher et trouver, par exemple, toutes les traditions masquées ou tous les systèmes de guérison qui incorporent de la danse, pour en faire des comparaisons et essayer de se comprendre, à travers les frontières.

Notes

[1] Par exemple : La désignation E2 (entité temporelle) peut couvrir beaucoup d’instances du PCI, qui ont lieu à E53 (endroit) avec certains E39 (acteurs), et ainsi de suite. La sous-classe E28 (objet conceptuel) peut désigner des types différents du PCI, mais leurs détails et différences ne seront pas élaborés, partiellement dû à la classification hiérarchique du CRM.

[2] Ainsi, pour le PCI: danse 1, musique 2, théâtre 3, artisanat 4, et cetera, mais avec un moyen de faire des références croisées, pour des phénomènes qui incorporent la danse et la musique et une croyance spirituelle.

[3] si loin que l’état d’Idaho aux USA où vit une grande communauté basque

Bibliographie

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