Musées, social tagging et folksonomies : vers un nouveau partage de l’autorité muséale ?

Fabien Maillé-Paulin
museonum
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11 min readJan 14, 2021

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La question de la relation entre les institutions muséales et ses publics n’est pas nouvelle. Elle réside au cœur des réflexions et des revendications qui émergèrent tout au long de la seconde moitié du 20e siècle, période marquée par une volonté de démocratiser à la fois ces institutions et les processus de production de leurs savoirs, dont l’autorité et la légitimité se sont retrouvées durablement contestées (Landry et Schiele 2013). Cette question a rencontré un écho particulier dans le contexte de l’émergence du Web participatif, ou Web 2.0, offrant à ces institutions une myriade de nouvelles opportunités d’interactions avec leurs publics, conçues par certains comme autant de possibilités de redéfinir cette relation et de favoriser de nouvelles formes de partage de l’autorité muséale.

Folkoquoi ?

Une des manifestations majeures de ce que Lema et Arnaboldi (2020) appellent le participative turn dans les musées est la pratique du social tagging, plus couramment appelée folksonomie — bien que ce terme fasse davantage référence aux systèmes de classification qui résulte du social tagging. Popularisé par Vander Wal (2005), ce mot-valise est pensé par opposition aux taxonomies traditionnelles utilisées dans les sciences, et dans les musées, pour catégoriser et organiser les éléments d’un domaine de connaissances donné. Si les premières se caractérisent par leur organisation hiérarchique et linéaire, les folksonomies sont, à l’inverse, informelles et désordonnées (Cairns 2013, 109) : pour reprendre l’image de Cairns (2011, 2), les taxonomies classiques prennent la forme d’une arborescence, alors que les folksonomies s’apparenteraient davantage à une pile de feuilles, où les différents éléments ne sont pas classés de manière hiérarchique et, surtout, ne sont pas organisés selon un système de classification préétabli. En plus de cette différence formelle, ces deux systèmes se distinguent également par la manière dont elles sont produites ; si les premières sont plutôt associées aux experts et à leur autorité dans leur domaine, les secondes correspondraient davantage à une vision décentralisée et démocratique (bottom-up) de la production du savoir.

La pratique du social tagging dans les musées est intéressante, car elle a vu le jour assez tôt dans la tentative d’arrimage du monde muséale aux possibilités offertes par le Web 2.0 et qu’elle a su créer un enthousiasme durable chez certains professionnels et certains chercheurs. En effet, cette pratique est généralement présentée comme une manière d’améliorer l’accessibilité aux collections en ligne de ces institutions, mais également de favoriser l’inclusion des publics dans leurs activités et d’ainsi établir de nouvelles formes de relations avec eux, idéalement plus horizontales et fondées sur leur engagement. Plus largement, l’enthousiasme autour des folksonomies et de leur potentiel s’inscrit dans une critique de l’autorité dans le monde muséal et de la frontière entre experts et non-experts (Cairns 2013), les pratiques participatives étant perçues comme une façon d’intégrer la « sagesse de la foule » (wisdom of the crowd) à la production des savoirs muséaux (Oomen et Aroyo 2011, 139). Dans le contexte des musées, c’est le projet, somme toute précoce, steve.museum qui a révélé le potentiel du social tagging et des folksonomies pour ces institutions.

L’expérience steve.museum

Réalisé entre 2006 et 2008, ce projet fait suite au constat que la mise en ligne des collections par les institutions muséales ne garantit pas nécessairement leur accessibilité, que ce soit en raison de leur immensité ou du décalage constaté entre le langage documentaire des professionnels et le langage vernaculaire, propre aux utilisateurs (Welger-Barboza 2012, 8). Produit d’une collaboration de grands musées d’art états-uniens (le Guggenheim Museum, le Metropolitan Museum of art ou encore le San Francisco Museum of Modern Art comptaient parmi ses premiers participants, dont la liste s’est progressivement allongée au fil des ans), ce projet a fait l’objet d’un suivi minutieux à différentes étapes de son développement (Trant 2006, 2009), permettant de documenter les apports que les folksonomies pouvaient représenter pour les musées et leurs catalogues en ligne. Concrètement, ce projet proposait à des utilisateurs de venir « tagger » des objets des musées participants, c’est-à-dire de fournir des termes permettant de les décrire. Il rencontra d’ailleurs un succès considérable et permit la collecte de pas moins de 36 981 termes sur les trois années que dura le projet (Trant 2009).

Les folkosonomies au musée : des bénéfices et des limites

Sans rentrer dans les détails des résultats du projet, deux chiffres ont particulièrement marqué les esprits et expliquent l’engouement durable généré par les folksonomies et leur pertinence pour les collections muséales.

Tout d’abord, le projet constatait que 86 % des tags produits par les utilisateurs ne correspondaient à aucun des termes du vocabulaire contrôlé des musées. Loin d’être trivial, ce chiffre mettait en lumière « l’écart sémantique » (Cairns 2013, 110) existant entre les musées et ses publics dans la façon de décrire les objets, soulevant dès lors la question de l’accessibilité réelle des catalogues en ligne. Ainsi, les folksonomies apparaissent comme un moyen particulièrement puissant d’enrichir les métadonnées des collections muséales, facilitant du même coup la capacité des utilisateurs à trouver de l’information au sein des catalogues en augmentant les points d’accès, avec pour autre avantage que ces nouvelles métadonnées s’appuient sur le langage employé par ces mêmes utilisateurs. Autrement dit, le social tagging permet aux institutions muséales de mieux se représenter la manière dont leurs publics décrivent et se représentent les objets de leurs collections, leur donnant l’opportunité d’améliorer l’accessibilité à leurs plateformes en ligne : en bref, d’en améliorer l’utilité pour les publics (Benoit III et Munson 2018, 761–62).

Le second constat apporté par le projet steve.museum était que 88 % de ces tags étaient considérés pertinents par les professionnels des musées participants. Autrement dit, ce chiffre suggérait que les métadonnées issues de folksonomies sont à même de décrire correctement les objets taggés par les publics. Si ce constat conforte, bien entendu, l’apport potentiel des folksonomies à l’accessibilité et à la visibilité des collections en ligne des musées, il suggère également qu’elles pourraient plus largement contribuer au travail de documentation des collections, par exemple en compléter la description d’objets insuffisamment décrits (ibid.) ou en permettant de créer des liens entre les objets que les taxonomies utilisées par les musées ne permettent pas d’envisager (Chae et Jungwha 2011, 136). En somme, les folksonomies sont conçues par certains comme une façon de traduire le regard des publics sur les collections, un regard inédit qui diffère de celui des spécialistes et dont la valeur heuristique permettrait d’appréhender ces collections dans une perspective nouvelle.

Ici mis en avant par l’exemple du projet steve.museum, ces différents avantages associés à la pratique du social tagging sont ceux que l’on retrouve plus généralement dans les recherches sur cette pratique dans le secteur des GLAMs (galleries, libraries, archives and museums). Outre l’enthousiasme initial pour les folksonomies et ses apports au travail de documentation et de mise en valeur des catalogues en ligne, certains écueils sont toutefois identifiés par la littérature. Le plus évident concerne la qualité des métadonnées générées par le social tagging. Il est ainsi noté que les tags qui constituent les folksonomies, bien qu’ils brillent par leur diversité, sont aussi parfois « idiosyncratic, imprecise, inconsistent, overlapping, duplicative, contradictory, inaccurate, non-descriptive or erroneous » (Poole 2019, 22). Des problèmes auxquels s’ajoutent les simples erreurs de saisie et les fautes d’orthographe, ou encore le fait que la majorité des tags produits par les utilisateurs peuvent s’avérer beaucoup trop généraux pour être d’une quelconque aide au travail documentaire (van Hooland, Méndez Rodríguez et Boydens 2011, 712). Les abus, comme le spamming ou l’utilisation de tags inappropriés, peuvent également nuire à la qualité des folksonomies et réclamer un important travail de modération de la part des musées. Plusieurs solutions ont toutefois été imaginées pour faire face à ces écueils, avec par exemple l’option de suggérer automatiquement des termes déjà existants lors de la saisie d’un tag (system-suggested tags), permettant ainsi de mettre en avant le terme considéré le plus pertinent et avec une graphie correcte. Cependant, cette méthode comporte le risque à long terme d’appauvrir la diversité des folksonomies, de les rendre statiques, voire de créer une situation hégémonique où dominent les tags les plus communs ou les plus populaires (Guy et Tonkin 2006). Ces écueils semblent par ailleurs avoir des effets durables sur la perception qu’ont les professionnels des GLAMs du social tagging. En effet, l’étude Benoit III et Muson (2018) rapportent que malgré la mise en place de cette pratique dans les institutions des professionnels interrogés, leurs inquiétudes à l’égard du contrôle, de la cohérence et des abus potentiels ce sont renforcées plutôt que dissipées.

Plus concrètement, les moyens nécessaires pour produire et exploiter des folksonomies au sein des musées peuvent également constituer une importante contrainte. Toutes les institutions ne peuvent pas bénéficier en effet des ressources dont a joui un projet comme steve.museum, qui fut financé à hauteur d’un million de dollars par l’Institute of Museum and Library Services, ou ne serait-ce que de la possibilité de créer et d’entretenir un catalogue en ligne. Par exemple, les résultats d’un projet de social tagging réalisé par les Smithsonian Gardens soulignent que le fait de posséder un département dédié aux technologies de l’information constitue un avantage considérable pour réaliser ce genre de projet (Short 2014, 329). Dans le même ordre d’idée, cette étude montre l’importance de disposer de ressources et d’outils de communication importants pour assurer la participation des publics, indispensable au bon fonctionnement d’une campagne de social tagging (ibid.).

Une dernière préoccupation à l’égard des folksonomies qui pourrait être abordée concerne leurs effets à long terme sur le travail documentaire des institutions muséales. Comme le souligne van Hooland, Méndez Rodríguez et Boydens (2011, 710–11), si ce que proposent les folksonomies est d’ancrer dans le présent les collections pour en favoriser l’accessibilité immédiate, « the mission of our libraries, archives, and museums is not only to satisfy current needs: it is also to preserve and provide access to our heritage for future generations. These future generations may have different needs and thus different metadata requirements from current users ». Une défiance qui traduit plus largement une tension sur la manière de concevoir le musée et ses missions, à laquelle les folksonomies n’échappent pas.

Folksonomies, participation et partage de l’autorité muséale

Outre la question des métadonnées, les folksonomies sont parfois vues comme une manière pour les musées de repenser et de diversifier leurs relations avec leurs publics. En effet, à travers l’interactivité qu’elles permettent, les technologies du Web 2.0 donnent l’opportunité de façonner de nouvelles formes d’engagement pour les publics, dans lesquelles l’utilisateur ne serait plus seulement un observateur passif soumis à la vision des experts (gatekeepers), mais serait appelé à participer et à contribuer à l’élaboration des savoirs mis à disposition par les musées. En bref, de céder une part de l’autorité muséale aux publics et d’ainsi démocratiser ces institutions où la question du contrôle exercé sur les connaissances est un enjeu persistant (Oomen 2011, 138–39). À travers des pratiques participatives comme le social tagging (ou encore le crowdsourcing, lui aussi très populaire), certains voient se constituer de nouvelles formes d’expertises, rendues possibles par la mise en réseau du savoir, où « The voice of the museum is one among many » (Hooper-Greenhill 2000, 152, cité dans Cairns 2013, 152).

Toutefois, cet enthousiasme autour des opportunités offertes aux musées par le Web 2.0 fait l’objet de plusieurs critiques. Par exemple, Pulh et Mencarelli (2015) pointent le paradoxe de cette volonté de « désacraliser » l’institution muséale, dont l’expertise constitue justement ce qui garantit sa fiabilité aux yeux du public, voyant dans les mouvements participatifs le risque d’une posture démagogique qui, en fin de compte, nuirait à la volonté d’une démocratisation des savoirs (ibid., 12). Plus largement, les critiques s’en prennent aussi à « l’imaginaire d’Internet » (Casemajor Lousteau 2011, 7) sur lequel s’appuie souvent les pratiques associées au Web participatif, comme le social tagging, en rappelant que même si elles créent des nouvelles façons d’impliquer les publics, elles risquent de rester le fait d’une minorité d’utilisateurs (ibid.), dont la participation est pour l’instant souvent garantie par les efforts mis en œuvre par les institutions. On pourrait aussi souligner que si ces nouvelles technologies ne sont pas nécessairement à la portée de toutes les institutions, elles ne le sont pas non plus de tous les publics, l’écart technologique risquant de continuer à mettre à l’écart certaines catégories de la population et certains groupes (Stein 2012, 223). Au final, il s’agit d’aborder ces pratiques participatives avec nuances, en particulier sur le tournant vers une démocratie culturelle que certains aimeraient y voir, sans pour autant nier que le social tagging et les folksonomies représentent une contribution précieuse et pertinente pour les musées, tant du point de vue documentaire que de leur potentiel pour améliorer l’interactivité de leurs ressources.

Bibliographie

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