Numérisation et valorisation culturelle : Les enjeux des politiques d’informatisation au Musée National de Corée

Camille Langlade
museonum
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8 min readJan 17, 2024

Le Musée National de Corée (National Museum of Korea, NMK) est le principal musée d’art, d’archéologie et d’histoire en Corée du Sud. Le musée ouvre ses portes le 3 décembre 1945 avec l’Indépendance de la Corée après la reprise du contrôle du musée au Gouverneur-général du Joseon établit dans l’enceinte du palais Gyeongbokgung en 1915. Depuis 2005, il est situé à Séoul à Yongsan-gu, au nord du fleuve Han, et contient plus de 220 000 objets dont 13 000 sont exposés dans six galeries d’exposition permanente. Aujourd’hui, treize institutions muséales lui sont affiliées dans tout le pays. La mission du musée n’est pas clairement énoncée sur le site mais un volet « Vision et Stratégie » de leur site web énonce sa volonté de représenter un « institut culturel unificateur contribuant à la création culturelle et à la recherche du bonheur par le biais de la préservation, de l’exposition et de l’éducation systématiques des biens culturels de la Corée et du monde. » L’usage des technologies et la production de contenu digital est un élément central de la politique du musée national, qu’il met en œuvre dans l’objectif de valoriser ses contenus culturels et de les faire connaître, en Corée et dans le monde.

Démocratisation et politiques muséales en Corée du Sud : le rôle du gouvernement

Les musées en Corée possèdent des liens historiques forts avec le gouvernement. Au cours de la seconde moitié du XXe siècle, ils ont servi à justifier et diffusion des idéologies des régimes politiques dominants. Les politiques des musées coréens doivent beaucoup aux mouvements démocratiques des années 1980 et aux soulèvements du 10 juin 1987. Deux types de musées semblent être apparus pendant cette période. D’une part, de nouvelles institutions muséales à vocation commémorative ont été créées à l’issue de la victoire du mouvement de démocratisation, propice à la formation d’une sphère publique nationale. D’autre part, l’édification de divers musées a contribué à la construction d’une nouvelle infrastructure culturelle nationale dirigée par le gouvernement. Ces devaient être achevés au moment des Jeux Olympiques de Séoul en 1988 afin de répondre au nouveau concept du droit du public de profiter de la culture (S. Park et Kim, 2019). L’accueil des Jeux Olympiques représentait alors l’opportunité d’informer la communauté internationale du développement de la Corée du Sud et de se démarquer de la Corée du Nord en organisant un événement à l’échelle internationale.

Le concept de démocratisation de la culture, déjà établi sous le gouvernement militaire, est redéfini à la fin des années 1980 en lien avec le mouvement de démocratisation politique. La quantité de musées étant considérée par les gouvernements successifs comme le moyen primaire d’améliorer ce droit d’accès à la culture, leur nombre fut augmenté. À partir de la loi sur les musées de 1984, les musées coréens ont accéléré les paradigmes nationalistes néolibéraux et mis l’accent sur les mesures relatives au développement quantitatif des musées et sur l’efficacité administrative de ceux-ci. Ce néolibéralisme de la politique des musées s’accélère avec la crise du Fond Monétaire International de 1997 en encourageant l’adoption de principes de marché concurrentiel et des techniques de gestion des entreprises dans tous les domaines de la vie publique. En termes de politiques liées à la technologie numérique, la société coréenne a été largement encouragée ces dernières décennies à devenir plus innovante. Les musées nationaux se doivent d’utiliser des technologies numériques pour faciliter l’expérience des visiteurs et des utilisateurs en salle et à travers des projets de numérisation des collections muséales. Ces projets, tout comme la majorité du budget annuel du musée, sont financés par le gouvernement.

Projets digitaux au sein de la politique culturelle coréenne

Projets digitaux du musée : numérisation et valorisation culturelle

Le musée est envisagé comme un lieu de savoir socioculturel et s’intègre à ce titre dans plusieurs projets de numérisation et de mise en ligne de ses données culturelles à échelle nationale afin de les rendre accessibles. Le gouvernement coréen s’impose comme l’acteur majeur du secteur culturel et dicte les politiques d’informatisation du patrimoine muséale. En 2009 est amendée une loi-cadre sur l’informatisation au niveau national qui favorise l’adoption des technologiques numériques dans les pratiques muséales. La création de bases de données, de site web de musées, de dispositifs de guidage et d’interprétation d’expositions et de collections témoignent de cet intérêt renouvelé (J. Park, 2018).

Le gouvernement de Park Geun-hye arrivé à la tête de l’Etat en 2013, dévoile en juin de la même année un plan visant à donner au public un accès plus larges aux données gouvernementales et d’améliorer la transparence de l’Etat, intitulé « Gouvernement 3.0 » et consacre une plus grande part de son budget au développement de projets digitaux. Depuis plusieurs années déjà, le gouvernement coréen s’engageait dans plusieurs projets numériques visant à offrir un accès aux données culturelles et patrimoniales coréennes : en 2002, les projets numériques du NMK sont compris dans le projet « Culture Heritage Informatisation », dont l’objectif était la diffusion d’une image nationale coréenne basée sur son patrimoine afin de soutenir son industrie culturelle comme une « industrie d’avenir à forte valeur ajoutée » (J. Park, 2018).

En 2006, le NMK a participé à la construction d’un projet « E-museum » agrégeant un ensemble de données relatives au patrimoine culturel coréen afin de rendre ces données accessibles en ligne. Le site compile les informations sur le patrimoine culturel coréen et les organise selon divers sujets. D’après les données disponibles sur le site le 13 décembre 2023, le e-museum est quotidiennement mis à jour et rassemblerait 354 institutions ouvrant leurs collections, ce qui représenterait près de 2 530 000 œuvres publiques, 2 790 000 images, pour environ 1 500 000 de téléchargements. Ces données, bien qu’accessibles, ont cependant une découvrabilité limitée pour un public non-coréanophone.

La Korea Culture Information Service Agency (KCISA), agence du gouvernement et fournisseur de services d’information culturelle et artistique exerce une influence importante sur le musée. Le KCISA se propose de renforcer l’utilisation stratégique des données culturelles et développe une plateforme Big Data qui contribue à « créer un écosystème de distribution et d’utilisation des données en produisant, traitant et distribuant des données » (Service coréen d’information culturelle, s. d.) pour la culture, le sport et le tourisme. Le KCISA, en tant qu’institution publique affiliée au ministère de la Culture, des Sports et du Tourisme promeut l’informatisation dans ces trois domaines et propose un soutien à la gestion de la recherche, de la planification et des systèmes de support concernant la mise en œuvre de politiques d’informatisation. Le KCISA encourage la politique du « Gouvernement 3.0 » de 2013 et accompagne le NMK dans le but d’augmenter la quantité de données ouvertes de ses collections (J. Park, 2018). Le site du KCISA prend en compte un public plus large que par le seul public coréen, alors qu’une fonctionnalité permettant de découvrir le site en anglais semble en cours d’élaboration.

Politique culturelle en Corée

Cet investissement dans la numérisation et la diffusion des données culturelles coréennes peut être interprété comme un usage du soft power coréen et s’ajoute à la mondialisation culturelle du hallyu (Polles, 2022). Le hallyu ou « vague coréenne » se réfère à la culture populaire de la Corée du Sud et à son rayonnement international. Il s’agit d’un phénomène qui concerne principalement le cinéma, la musique, la bande-dessinée, mais également la nourriture et les cosmétiques. L’utilisation d’internet et des réseaux sociaux permet une expansion plus rapide de l’influence de la culture coréenne et offre des retombées économiques largement avantageuses en augmentant le tourisme, profitable aux musées.

Le NMK met également en œuvre une politique plus large en termes de participation culturelle à l’échelle internationale en ce qui concerne les collections coréennes. Le musée a récemment inclus six nouveaux musées à son programme de soutien aux galeries coréennes à l’étranger (Overseas Korean Galleries Support Program), qui en compte désormais 70, réparties dans 25 pays, parmi lesquelles se trouvent celles du Smithsonian’s National Museum of Asian Art ou encore de National Museum of Denmark. Le NMK a reçu près de 3.2 milliards de won de la part du ministère coréen de la Culture afin de mener à bien ce projet de soutien aux galeries coréennes, qui a pour objectif de promouvoir l’art et la culture coréenne à l’étranger (Hae-yeon, 2023). Ce soutien aux institutions passe par la couverture des frais de rénovations, de soutien à l’initiative éducative, aux publications et à la recherche, ainsi qu’à la mise en place d’une base de données en ligne de ces collections.

Enjeux éthiques liés à l’informatisation des données culturelles : le Oegyujanggak Uigwe

Si l’informatisation des données culturelles revêt un enjeu d’accessibilité aux connaissances évident, elle peut également soulever des questions éthiques qu’il est essentiel d’aborder dans le cadre de la gestion des données et métadonnées culturelles. Le Oegyujanggak Uigwe est un ensemble de manuscrits d’une valeur inestimable qui recense en détail les descriptions protocolaires, les cérémonies et la vie de la cour sous la dynastie Joseon (1392–1910). Pillés par la marine impériale de Napoléon III sous les ordres de l’amiral Roze en 1866 lors d’une expédition punitive ayant pour but de venger la mort de missionnaires français et de catholiques, ils sont découverts en 1975 par un chercheur sud-coréen dans les réserves de la section chinoise de la BnF (Bibliothèque Nationale de France).

Le Oegyujanggak Uigwe témoigne d’une partie essentielle de l’histoire de la Corée et est inscrit au registre international Mémoire du monde de l’Unesco depuis 2007. Ce livre fut l’objet de demandes de rapatriement de la Corée à partir de 1992. À l’issu de nombreuses procédures, la BNF remet aux autorités coréennes les formats numériques des manuscrits en 2008 et sont aujourd’hui accessibles à tous sur le site de Gallica. C’est en 2010 que le président français Nicolas Sarkozy propose la restitution des manuscrits sous la forme d’un prêt à long terme renouvelable tous les cinq ans. Les manuscrits se retrouvent ainsi sous la responsabilité du NMK mais demeurent la propriété de l’État français. Cette solution soulève encore des débats et remet en cause les principes d’inaliénabilité et d’imprescriptibilité des collections publiques françaises. Aujourd’hui encore des campagnes coréennes réclament la restitution permanente des Oegyujanggak Uigwe auprès du président Emmanuel Macron.

En 2011, le NMK mis en place plusieurs mesures pour intégrer ces manuscrits à ses projets digitaux en les informatisant à leur tour afin d’assurer leur conservation en Corée dans le cas où la France souhaiterait récupérer les manuscrits. Les manuscrits numérisés par le musée sont disponibles en ligne sur le site du Oegyujanggak Uigwe affilié au NMK et propose de rechercher les textes des manuscrits par thèmes : selon les rites, les rois et par illustrations. Il propose également un rendu 3D des processions représentées dans le manuscrit sous forme interactive ou sous forme de vidéo téléchargeable. Cette solution permet au musée et à la Corée de conserver ses connaissances dans un contexte où la propriété des manuscrits-mêmes est encore sujette à débat.

Les enjeux de l’informatisation des données culturelles sont multiples : en proposant un accès ouvert aux données mises en ligne, le gouvernement et le musée encouragent la recherche sur le patrimoine culturel coréen et favorisent son rayonnement à l’international. Le gouvernement coréen mise sur l’ouverture et sur la mise en ligne de ses données afin de stimuler l’économie créative du pays et d’augmenter l’attractivité du pays par la culture, à travers l’informatisation et l’accessibilité des connaissances comme moyen de diffusion de l’identité coréenne.

Bibliographie

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