Pour une base de données et des archives d’expositions numériques accessibles

Marianne Fournier
museonum
Published in
9 min readMay 24, 2022
Une exposition virtuelle. La cinémathèque québécoise. (2021). Ma caméra et moi. https://macameraetmoi.ca/

Comme complément à leurs expositions physiques ou comme expériences Web totales, les musées mettent de plus en plus de ressources dans la réalisation de contenus Web riches. Les dernières années passées sous la pandémie ont d’ailleurs été témoin d’un véritable boom des expositions virtuelles. Or, malgré cette popularité soudaine, les musées réalisent déjà des expositions virtuelles depuis plusieurs décennies, les premières expositions virtuelles datant des années 1990. Il est d’ailleurs intéressant de constater comment le projet de la réalité virtuelle, si utilisé de nos jours dans les expositions en ligne, est loin d’être nouveau ; il est possible d’en tracer de premières expérimentations dans les années 1950 (Bianchini, 2019).

À Artexte, on qualifie la prolifération des expositions en ligne comme une évolution des pratiques éditoriales : en plus des expositions en ligne, les textes complémentaires aux expositions sont de plus en plus publiés sous forme de sites Web (Brousseau, 2022). Malheureusement, les supports pour les conserver et les répertorier font souvent défaut. Or, si les musées conservent des archives de leurs catalogues d’expositions et que ceux-ci sont accessibles pour la recherche, pourquoi n’en serait-il pas de même avec les sites Web d’expositions et les expositions en ligne ? Cette évolution présente divers intérêts pour la recherche, à la fois pour les historiens que pour les créateurs. William Uricchio, historien des médias et chercheur en documentaires Web, interactifs et participatifs au MIT Open Documentary Lab, soutient que les débuts des médias présentent toujours des innovations éclatées, car ce sont des ères d’expérimentations, avant que les canons ne soient formés (Uricchio, 2017). Uricchio affirme l’importance de la conservation des médias numériques, autrement « [p]our les futurs historiens, ça sera un âge noir, parce que les choses disparaissent à vue d’œil.» (Uricchio, 2017)

Conférence de William Uricchio à l’occasion de Mémoire numérique: Assurer la pérennité des nouvelles formes de documentaires en 2017. Conservation d’un écosystème précaire: évaluer les besoins en matière de documentaires interactifs.

De l’importance de mettre en place des plans de conservation des expositions numériques, nous aimerions imaginer des archives et une base de données accessible pour celles-ci. Nous allons, en premier lieu, dresser un bref état des lieux de l’archivage d’expositions en ligne ; c’est-à-dire en cerner les principales méthodes utilisées par les professionnels du domaine et les enjeux que soulève l’archivage des objets born-digital. Dans un second temps, nous allons proposer quelques études de cas qui peuvent servir de modèle à l’élaboration d’une base de données collaborative et accessible.

Webrecorder. Un outil open source pour l’archivage du Web. https://webrecorder.net/

Archivage des expositions numériques

Bien que les expositions en ligne posent des défis particuliers par rapport à leur conservation, elles ont l’avantage d’être relativement circonscrites à un support Web. Cet avantage différencie l’archive d’une exposition numérique de celle d’une exposition physique, car, à l’inverse de cette dernière, l’exposition numérique peut être expérimentée comme elle l’était dans son contexte d’origine, plutôt qu’à partir d’images de documentation. L’exposition en ligne n’a pas les mêmes restrictions de temps et d’espace que les expositions physiques.

Les risques

Même si l’on reconnaît l’importance de conserver les archives des expositions, les objets born-digital sont soumis à des risques particuliers ; le réalisateur de films interactifs Vincent Morisset en a dénombré plusieurs :

1. L’obsolescence des logiciels et des formats.
Alors que la fin de vie de flash player, officiellement arrêtée le 31 décembre 2020, se fait toujours sentir considérablement dans la communauté du net art, l’obsolescence des supports est souvent le premier risque qui nous vient à l’esprit quand on pense à l’archivage des objets born-digital.

2. L’agenda des entreprises technologiques

3. Des problèmes dans le stockage

4. La corruption des fichiers

5. Le départ d’un employé crucial qui ne peut actualiser son travail et le manque d’expertise pour le continuer,

6. Un manque d’intérêt une fois la nouveauté du projet passée,

7. Un manque de financement pour poursuivre le projet d’archivage dans le temps.
Le financement est souvent attribué « par projet ». Par exemple, les subventions comme celles du Plan culturel numérique du Québec sont déterminées par projet et limitées dans le temps. Ce fonctionnement fait souvent en sorte que les mesures mises en place ne sont pas pérennes. Plutôt qu’une subvention unique dédiée à la conservation, Uricchio suggère un financement de la conservation en continu, en réservant, par exemple, un pourcentage du budget pour chaque projet numérique :

Aujourd’hui, quand on achète une télé, ou une laveuse, on paye un montant supplémentaire pour la récupération du produit quand il sera hors fonction. Peut-être que, dans le financement [des documentaires Web], il devrait y avoir un montant mis de côté pour la conservation. (Uricchio, 2017).

Le réseau des médias variables. https://www.variablemedia.net/f/introduction/index.html

Les différentes méthodes de conservation

Le format d’archivage Web le plus couramment utilisé est le WARC, c’est un standard ISO destiné à l’archive Web et utilisé par les outils en ligne comme le Webrecorder et le Wayback Machine. Il y a diverses stratégies employées dans le domaine de la conservation d’archives nativement numérique born-digital, généralement regroupées en quatre catégories, qui furent posées par le réseau des médias variables en 1998 par l’artiste et commissaire Jon Ippolito qui s’est inspiré des méthodes de conservation développées pour l’art contemporain :

1. Le stockage est la méthode de conservation la plus conventionnelle. Elle est déficiente lorsque les supports tels que les disques durs atteignent leur fin de vie.

2. L’émulation vise à recréer les conditions d’origine de l’œuvre en reconstituant les objets et les logiciels utilisés, par exemple.

3. La migration est une méthode de conservation qui vise à imiter le rendu et l’aspect visuel d’origine de l’œuvre, mais grâce à des supports et des systèmes plus actuels.

4. La réinterprétation est une méthode de conservation plus radicale : en discutant avec l’artiste, on cible quels sont les éléments indispensables de l’œuvre et quelles sont les variables qui peuvent changer. L’œuvre ou l’objet réinterprété pourrait être très différent de son original ; pensons à une œuvre en réseau qui dépend de l’interaction avec des utilisateurs, par exemple.

Bases de données des expositions virtuelles

Un outil tel une base de données permettrait l’étude des expositions numériques comme des objets de recherche sérieux, et permettrait de mieux comprendre l’histoire des expositions numériques. Comme nous l’avons déjà abordé avec Uricchio, les débuts des médias renferment une pluralité de possibilités et d’innovations. Ces innovations prennent diverses formes, usent de diverses technologies, et plusieurs tenteront de proposer des typologies d’expositions virtuelles. Le partage et l’étude des expositions permettraient aux créateurs d’expositions une meilleure littéracie numérique et faciliteraient le déploiement de contenus innovants sur le Web sans dépendre des compagnies de technologies qui tentent de créer un monopole commercial. De plus, dans une perspective de données ouvertes, les musées qui partagent leurs données sur leurs expositions virtuelles pourraient contribuer à faciliter le travail de recherche et renouveler un intérêt des chercheurs pour leurs institutions.

Cependant, une base de données qui donne accès aux archives d’expositions numériques de manière collaborative et accessible soulève certains enjeux éthiques et légaux. Au niveau de la question du droit d’auteur, certains mécanismes devront être réfléchis et posés à l’avance ; comme les créations born-digital sont, pour la plupart, trop récentes pour être déjà tombées dans le domaine public, on peut s’attendre à ce que la plupart des expositions virtuelles soient soumises à des droits. Les institutions devront se parer des autorisations et des droits nécessaires. Artexte recommande de prévoir une clause sur l’archivage du site Web dans les usages prévus des contenus dans les contrats. Des redevances de droits d’exposition pourraient être prévues en fonction de cet usage.

Une fiche dans la base de données ArtBase. Melinda Rackham. (1999). carrier [net art]. ArtBase. https://artbase.rhizome.org/wiki/Q1568

Modèles pour des bases de données des expositions

Diverses bases de données déjà existantes et rassemblant des objets ressemblants, de près ou de loin, à notre médium — l’exposition virtuelle, peuvent nous servir de modèle pour penser notre projet.

La base de données Library and Archival Exhibitions on the Web du Smithsonian Institute est la première à figurer sur notre liste. Il s’agit vraisemblablement d’une base de données qui a un objectif semblable à celui que nous portons. Cela dit, les fonctions et l’opérabilité de cette base de données sont limitées ; elle ne comporte que très peu de filtres de recherche et semble seulement répertorier les adresses hyperliens des expositions, ce qui ne permet pas la conservation à long terme.

Le Catalogue raisonné des expositions du centre Pompidou, bien que dédié avant tout aux expositions du Centre Pompidou entre 1977 et 2015, est un exemple riche pour penser une base de données des expositions. Déployée sur la plateforme WikiBase, elle met en place un modèle contributif.

Le modèle le plus probant ciblé à travers notre recherche est probablement l’ArtBase de Rhizome. Rhizome est un organisme fondé en 1996 pour la diffusion et la conservation de l’art numérique et du net art. Pionniers dans le domaine, Rhizome a développé une véritable expertise dans la conservation et l’archivage des objets Web et born-digital. La base de données ArtBase répertorie l’art numérique et les objets s’y trouvant ont des caractéristiques similaires aux expositions virtuelles ou en ligne. En guise de technologie, ArtBase est réalisée grâce à Webrecorder, ou au nouvel outil développé par Rhizome Conifer, et s’appuie sur la structure de WikiBase. En plus d’être accessible et collaborative, WikiBase, tout comme Webrecorder, est open source. Ce sont donc des outils accessibles à tous qui donnent un contrôle beaucoup plus grand de la base de données.

ArtBase offre également différentes méthodes d’archive et de référencement pour les œuvres qui se retrouvent sur la base de données : la fiche peut contenir un hyperlien qui renvoie vers le site Web où l’œuvre est hébergée, mais peut également contenir une ou des copies WARC de l’œuvre, ainsi que des archives de documentation sous forme d’un fichier PDF. De plus, dans certains cas, il sera possible de visionner les œuvres dans leur environnement d’origine à travers des émulateurs développés par Rhizome. Leur exposition Net Art Anthology en fait notamment grandement usage.

Il est intéressant de constater que l’Office National du Film, qui conserve une collection de films et documentaires Web et interactifs, use du Webrecorder et fait partenariat avec Rhizome :

Cette association entre l’ONF et Rhizome démontrera qu’il est possible de perfectionner des logiciels libres gratuits grâce au travail collaboratif et de les implanter pour répondre à des besoins institutionnels complexes comme ceux de l’ONF. (ONF, 2018)

Cet article est donc un plaidoyer pour inciter les institutions muséales à considérer et archiver davantage leurs expositions Web, et surtout, à les rendre accessibles à travers une base de données ouverte qui en facilitera la découverte et la recherche. Tout au long de l’article, nous nous sommes énormément appuyés sur des modèles développés par les chercheurs et les créateurs du documentaire Web. Il y a, en effet, énormément de similitudes entre celui-ci et les expositions virtuelles ; alors que le format documentaire et le format de l’exposition tentent tous deux de se rendre numériques, immersifs et en ligne, les frontières entre ces deux médiums deviennent de plus en plus poreuses. L’étude du documentaire Web est donc très pertinente pour les commissaires et créateurs d’expositions en ligne, qui peuvent s’inspirer des outils technologiques mis de l’avant dans ceux-ci, dans la création tout comme la conservation.

Bibliographie

--

--