Réflexions sur la conservation des expositions virtuelles

Marie Pascal
museonum
Published in
11 min readJan 17, 2024

Depuis son émergence dans le milieu des années 1990 simultanément au bond d’Internet, le musée virtuel est en pleine expansion. Le développement du numérique dans le milieu culturel s’est largement accru avec la fondation de Google Arts & Culture en 2011 ainsi qu’avec la pandémie de la COVID-19. Dès lors, les expositions virtuelles à visée pédagogique, culturelle et scientifique, sont devenues omniprésentes dans le catalogue d’activités proposé par les musées et sites patrimoniaux. Quels sont les objectifs de ce panel d’expositions virtuelles mises à la disposition des visiteurs et quels sont les enjeux en termes de conservation de ces médiums ?

Exposition virtuelle, vers une plus grande accessibilité de la culture ?

L’exposition virtuelle relative à une exposition réelle

Tout d’abord, nous pouvons distinguer plusieurs types d’expositions virtuelles réalisées par les musées depuis quelques années :

  • les expositions virtuelles transmettant le contenu scientifique sans immersion
  • les expositions virtuelles immersives créées à l’occasion d’une manifestation in situ
  • les expositions ou visites virtuelles réalisées exclusivement pour l’Internet

Accessibles via le site internet du musée, les premières sont le plus couramment mises en ligne après la fermeture de l’exposition. Le visiteur peut ainsi consulter gratuitement l’entièreté du contenu scientifique (textes, biographies…), ainsi que les photographies présentées dans le parcours d’exposition. Ainsi, ce format tend plus vers une volonté d’archivage des anciennes manifestations que vers une immersion scénographique. De ce fait, le musée conserve les contenus, le travail muséographique sur ce nouveau médium qu’est le Web, tout en les rendant accessible à un large public, géographiquement proche ou non.

L’exposition Comme en 40 proposée par le Musée de l’Armée constitue un bon exemple de cet genre d’exposition. Mise en ligne le 16 avril 2021, la version numérique reprend l’exposition éponyme organisée aux Invalides du 17 septembre 2020 au 10 janvier 2021. Elle se divise en onze parties : introduction, neuf sections, conclusion. Pour chaque partie, le visiteur défile les objets de collection numérisés et les photographies en noir et blanc dans un carrousel d’images. À cela s’ajoute la possibilité de visionner les interviews données par des commissaires d’exposition ainsi que la présentation d’objets exposés.

Capture d’écran de l’exposition en ligne “Comme en 40" du Musée de l’Armée

Bien que le contenu scientifique de l’exposition soit retranscrit, l’immersion, le dynamisme ou le caractère multisensoriel du parcours n’est pas ressenti. Statique, le visiteur consulte des textes et visuels, télécharge des documents mais ne parcourt pas les salles d’exposition du musée. De plus, ces expositions dématérialisées sont uniquement consultables en français. Cette « cyberexposition » à visée éducative, sert plutôt de documentation et d’archivage des expositions in situ. Bien qu’elle soit accessible à un large public, ayant pu ou non visiter l’exposition aux Invalides, ce type d’exposition en ligne semble cibler en priorité la recherche, un public universitaire ou les professionnels de la culture.

Par ailleurs, d’autres expositions virtuelles sont créées à l’occasion et en complément d’une manifestation organisée au sein du musée. L’objectif étant d’ajouter un caractère interactif à l’exposition, d’attirer le public au musée et de conserver une trace de la manifestation après sa fermeture. Comme en témoigne le MOMA qui, lors de son exposition Tim Burton tenue du 22 novembre 2009 au 26 avril 2010, réalise en collaboration avec la société américaine Big Spaceship un site Web ouvert en simultané avec l’exposition au musée.

Page d’accueil du microsite du MOMA “Tim Burton”

Le site reprend ainsi l’univers fantastique du réalisateur, en intégrant une palette chromatique en référence aux films. Le but étant de proposer gratuitement une vision interactive et vivante de l’exposition aux internautes. Toutefois, l’entrée sur cet espace nécessite un téléchargement, l’installation sur l’ordinateur du plug-in Flash 10 ou Adobe Acrobat Reader. Cependant, comme annoncé en 2017, Adobe informe les utilisateurs en janvier 2021 que la firme ne prend plus en charge la gestion de Flash Player, ne fournit plus de mises à jour et recommande la désinstallation de celui-ci. Le microsite de l’exposition n’est donc plus accessible à cause de l’obsolescence technologique. À ce jour, aucune mise à jour n’est indiquée par le MOMA pour rendre le microsite fonctionnel et récupérer ses données.

Les expositions virtuelles créées exclusivement pour le Web

Conçues uniquement à destination du Web, ce nouveau type d’exposition virtuelle, vivante et ludique, est en croissance exponentielle. L’objectif étant une plus grande accessibilité, cibler un plus grand public et tout particulièrement les jeunes, offrir une réelle expérience et investir un nouvel espace d’expression. Le « cybervisiteur » doit se munir d’outils technologiques comme un ordinateur, un Android ou bien un casque VR.

Le Musée d’art contemporain de Montréal (MAC) se distingue par son projet intitulé Intranarration. En effet, en 2022, l’artiste Surabhi Ghosh, en collaboration avec Mark Lanctôt, conservateur au musée, crée le microsite. Quatre artistes et collaborateurs partagent leurs réflexions sur le rapport actuel aux objets dont Surabhi Ghosh, Juan Ortiz-Apuy, KG et Amélie Bélanger.

Accueil de l’exposition “Intranarration”

Cette exposition propose à ces artistes connus pour leurs œuvres matérielles (dont tissage) d’explorer Internet comme une nouvelle scène d’exposition et de développer leur propre Net Art, ces « créations interactives conçues par, pour et avec le réseau Internet, par opposition aux formes d’art plus traditionnelles transférées sur le réseau » (Jean-Paul Fourmentraux, 2011).

« Créer de l’art pour Internet les a contraints à recontextualiser leurs approches habituelles à l’endroit de la narration, de la forme, du lieu, du public et de l’expérience » (Surabhi Ghosh, 2022)

Le visiteur accède librement à cette exposition virtuelle immersive, multilingue par l’intermédiaire du site web du MAC. Il découvre les réflexions et les visions des artistes, ainsi que les œuvres de ces derniers identifiables par une couleur. Plutôt intuitive, l’interface épurée s’appuie sur des outils comme des cartes zoomables, des vidéos en continu, des chaînes infinies avec des hyperliens rendant facile la navigation. Le MAC n’indique toutefois aucune information sur la pérennité de cette exposition virtuelle.

En expansion depuis le confinement, les visites virtuelles sont souvent associées aux tours à 360°. Dans son blog du programme « CMN Numérique », le Centre des monuments nationaux les définit comme « une photo à l’intérieur d’une sphère. Elle est produite soit en assemblant plusieurs photos en 2 dimensions prises avec un appareil doté d’un seul objectif, soit directement par une caméra 360° doté d’au minimum deux objectifs fisheye couvrant environ 2000° et opposés l’un à l’autre » (CMN, 2023). Le public « voyage » dans un espace en cliquant sur des icônes « POI » [Points of Interest], permettant de zoomer, visionner une vidéo. L’expérience se veut plus immersive, attractive, ludique et souhaite se rapprocher le plus possible d’une réelle déambulation. Les Musées du Vatican proposent pas moins de quatorze visites virtuelles de ce type. Depuis son ordinateur, le visiteur découvre la Chapelle Sixtine en se déplaçant de haut en bas et de droite à gauche, zoomant sur les peintures.

Extrait de la visite virtuelle de la Chapelle Sixtine, Musées du Vatican

D’autres musées ou sites patrimoniaux, comme la Maison de Frida Kahlo, proposent des visites immersives à 360° via Google Arts & Culture.

Visite à 360° de la Maison de Frida Kahlo (Google Arts & Culture)

Mis en ligne à Londres en février 2011 par Google, Google Art Project connu aujourd’hui sous le nom de Google Arts & Culture (GA&C) donne accès à des visites virtuelles à 360° de centaines de musées internationaux, à des photographies d’œuvres en très haute résolution et permet à l’usager de créer sa propre galerie d’images. Seul prérequis : avoir accès à Internet. Grâce à la technologie Street View, la plateforme se distingue nettement par son ergonomie, sa navigation et offre aux « cybervisiteurs » une fluidité dans leurs déambulations (Marc Terrisse, 2013). Nous pouvons toutefois nous demander si ce type de projet ne cible pas en particulier un public plus jeune, ayant grandi avec Internet et étant plus familier avec ce type d’interface.

Favorisation la visibilité des musées, des œuvres qu’ils abritent et leurs études, ces expositions virtuelles requièrent une bonne ergonomie et une haute qualité d’image. Aussi, le multilinguisme est apprécié pour toucher un large public dont touristique, notamment à l’international, bien qu’elles ne remplacent pas une visite in situ. Sous toutes leurs formes — depuis un ordinateur, un Android, une tablette ou un casque de Réalité Virtuelle -, ces « cybervisites » contribuent à la démocratisation de la culture, jouent un rôle éducatif, de communication et explorent le Web comme un nouveau medium de diffusion et d’accessibilité au domaine culturel. Elles incluent néanmoins un coût économique non négligeable pour l’institution. Cette grande accessibilité pose cependant des questions de conservation de ces données : comment rendre pérennes ces métadonnées face à la croissante et l’évolution rapide des technologies menacées d’obsolescence ?

Quels enjeux pour la pérennisation des expositions virtuelles ?

Problématiques et débats

Organisée le 15 mai 2017 au Centre Phi à Montréal par l’Open Documentary Lab du Massachussetts Institue of Technology (MIT) et le Centre Phi, la conférence « Update or Die : Future Proofing Emerging Digital Documentary Forms » se questionne sur la pérennité des données numériques en soulevant la durée relativement courte des supports et formats technologiques, l’importance de la diffusion et de la conservation du patrimoine sur des médiums numériques (Emma Borgogno, 2021).

Cela nous interroge sur le devenir des expositions virtuelles. Le MAC n’indique aucune information sur le futur ou la conservation d’Intranarration. Combien de temps sera-t-elle consultable sur le Web ? Sera-t-elle mise en ligne sur une plateforme d’archivage ?

Il convient également de s’intéresser aux contrats passés entre les musées et les fournisseurs privés, tel que GA&C mentionné précédemment. Dès sa création, de nombreux militants pour l’Open Access ont mis en lumière des zones d’ombres. Le géant américain propose la gestion de la numérisation des œuvres pour le compte des structures muséales. Adrienne Charmet-Alix, directrice des programmes de Wikimédia France soulève le copyright appliqué à certaines œuvres. Les droits des images issues de Street View sont la propriété de Google, même si les œuvres appartiennent au domaine public (Camille Ouellet, 2020).

Quelques exemples de conservation des expositions virtuelles

Il existe pourtant plusieurs interfaces d’accès libre et de diffusion du patrimoine comme Europeana. Ouverte en 2008 par la Commission européenne, cette plateforme numérique diffuse le patrimoine culturel européen, bien qu’ayant des moyens financiers moins importants que Google. On y trouve des millions d’images, textes, audios et vidéos. Autre interface utilisée : Wikimédia et Wikimedia Commons qui partagent des images libres de droit. D’autres initiatives en matière de conservation de la documentation numérique ne sont pas à négliger : Carta (Collaborative ART Archive) ciblant les archives en histoire de l’art, Webrecorder les sites Web, ArtBase de Rhizome ou encore Internet Archive sur lequel nous allons nous concentrer.

Internet Archive, une bibliothèque numérique à but non lucratif fondée en 1996, est devenue l’un des acteurs majeurs dans le domaine de l’archivage Web. Cette interface propose notamment un accès libre à plus de 41 millions de livres et articles et plus de 730 milliards de sites Web. N’importe quel usager disposant d’un compte gratuit peut télécharger du contenu. Cette Open Library principalement à destination des chercheurs, historiens et universitaires offre un large accès de connaissances, les bibliothèques réelles n’étant pas instantanément accessibles à tout individu en utilisant la Wayback Machine.

Autre acteur dans la conservation des expositions virtuelles, le New York Art Ressources Consortium (NYARC) s’est constitué autour d’une collaboration entre les bibliothèques de recherche de trois importants musées : le Brooklyn Museum, le MOMA et la Frick Collection. Fondé en 2006, ce projet avait pour objectif de pérenniser les ressources en histoire de l’art et en Net Art, l’art numérique.

En 2006, Internet Archive et le NYARC s’associent pour créer Archive-It spécialisé dans l’archivage Web auquel participent plus de 800 organisations universelles, dont des universités, des organismes à but non lucratif, des bibliothèques ou des musées. L’ensemble des données sont accessibles librement et également intégrée à la Wayback Machine susmentionnée. Les données archivées sont stockées sous format (W)ARC, une norme ISO Standard basé sur ARC. Les autres données sont conservées sous format JSON et XML. Les données des organismes partenaires sont conservés de manière durable dans les centres de données d’Internet Archive et les serveurs sont hébergés dans des centres de données situés dans divers lieux. Les utilisateurs peuvent également télécharger leurs données. Une équipe d’archivistes Web est également présente. Pour la recherche, l’interface propose une barre de recherche à champs libre, un filtrage selon le type d’organisme, puis par collections et par site. Puis, le nom de l’organisme, la date de partenariat avec Archive-It, le type d’organisation ainsi que son URL sont renseignés. Le résultat repose ensuite sur un hyperlien renvoyant sur la page Web de ladite institution. Il manque toutefois quelques options de filtrage (par date notamment) et de dynamisme pour optimiser l’interface.

Interface d’Archive-It

Ces expositions virtuelles restent un investissement pour les musées qui ne bénéficient pas tous des mêmes moyens financiers, techniques et humains. Il est plus accessible de réaliser une exposition du premier type qu’un tour à 360°. Aussi, au vu de leur sophistication, le public ne disposant d’un bon accès à Internet, ne disposant pas d’outils ou inconfortable avec le monde virtuel est exclu de ces propositions. Il serait intéressant d’étudier les projets actuels de conception des expositions virtuelles des musées et comment ces derniers intègrent la notion de conservation et de mises à jour de leurs données pour lutter contre le risque d’obsolescence et la perte d’informations. Des projets à l’échelle interétatique ou continentale comme Europeana sont intéressants dans la prise de position des pouvoirs politiques. Enfin, nous pouvons nous questionner sur le partage en libre accès de ce patrimoine culturel, entre l’intervention de fournisseurs privés et le caractère d’accessibilité et éthique que prônent les musées.

Bibliographie

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