Se raconter avec ses propres mots — décolonisation du patrimoine autochtone dans les bibliothèques et les archives par l’ouverture des données sur Wikimedia

Carla Cruz
museonum
Published in
10 min readApr 25, 2020

En 1894, le pensionnat devient obligatoire pour les enfants autochtones du Canada. Ceux-ci sont enlevés à leurs familles et placés à travers tout le pays. Dans ces écoles religieuses, il leur est interdit de parler leur langue, de porter leurs tenues traditionnelles, de pratiquer leur religion et de vivre leur culture. Ainsi, jusqu’à ce que le gouvernement mette un terme à son entente avec l’Église en 1969, ce sont plus de 3 200 jeunes qui subissent des abus sexuels et physiques, la malnutrition, les maladies et de nombreux traitements inhumains. Plusieurs générations sortent traumatisées par ces événements qui en s’attaquant à la culture autochtone, l’affaiblit considérablement.

Créée en 2008, la Commission de Vérité et de Réconciliation (CVR) a contribué à faire toute la lumière sur ces événements tragiques et à jeter les bases saines d’une confiance renouvelée entre les communautés autochtones canadiennes et le reste de la population. Parmi les 94 appels à l’action de la commission, certaines réclamaient une implication directe des institutions liées au patrimoine culturel, des établissements universitaires, des organismes de préservation des langues et des lieux de mémoire culturelle. Depuis lors, de nombreux projets visant à reprendre le dialogue et à préserver le patrimoine des Premières nations ont été encouragés, notamment grâce aux ressources allouées spécifiquement à cet effet. Des campagnes d’alphabétisation aux événements commémoratifs en passant par l’archivage de documents autochtones, il semble que l’étendue des répercussions de la colonisation sur l’éducation et la culture commence progressivement à être prise en considération par la société canadienne. Ainsi, en 2016, le projet conjoint de Wikimedia avec l’Association of Research Libraries (ARL) et les Autochtones d’Amérique du Nord, figure parmi l’une des réponses aux appels à l’action pour la promotion et le développement de leur culture et de leurs langues.

Dans le contexte du mouvement mondial d’ouverture des données, certains Autochtones (Premières nations, Inuit et Métis) d’Amérique du Nord ont choisi de collaborer avec Wikidata dans le cadre du projet Advancing Reconciliation and Social Justice in Libraries through Research Library and Community Collaboration in Wikimedia Projects. D’une part, ce projet vise à rendre disponible, de manière universelle, la totalité du savoir dans les langues d’origine, ce qui augmenterait l’inclusion et la diversité du contenu des bibliothèques, des archives et de Wikimedia. D’autre part, il a pour objectif de partager ces savoirs sous la forme de données ouvertes reliées entre elles afin de connecter les connaissances issues de diverses bases de données, d’archives et de collections spéciales en rapport avec ces communautés.

Les informations relatives à l’actualité et à la culture des Autochtones sont parfois indisponibles en raison d’une spoliation par le passé, d’une description ou d’une interprétation erronée, mais aussi en raison de l’absence de numérisation et/ou de leur caractère contesté en ce qui a trait aux questions de propriété légale. Néanmoins, la charge culturelle de ces contenus patrimoniaux n’en demeure pas moins cruciale aux yeux des populations intéressées. Or, l’absence de ces données dans le contenu du Web ou dans les vedettes-matières des bibliothèques et des archives participe à renforcer l’exclusion des Autochtones. Cette réalisation collective menée par les aînés et les chefs de tribus, avec des bibliothécaires et des archivistes nord-américains et des Wikimédiens vise à mettre l’accent sur l’accessibilité de ces documents. Partant des recommandations de la communauté Wikimedia et des peuples autochtones eux-mêmes, elle propose de nouvelles pratiques professionnelles de description pour les bibliothèques et les archives, tout en améliorant les rapports entre les différents acteurs.

Les objectifs de ce projet sont donc les suivants : faire appel à la participation des communautés directement concernées, gardiennes du savoir, pour la description d’archives et de manuscrits afin de disposer de sources fiables ; créer des données structurées mises en relation avec les personnes et leurs histoires ; favoriser l’uniformisation des données structurées au sein des GLAM en promouvant la justice sociale grâce à l’utilisation de licences libres qui permettent de partager et réutiliser gratuitement le contenu.

Dans un premier temps, cette initiative a accordé une importance particulière à la préservation des langues autochtones. Considérées comme des piliers de la culture, des marqueurs d’identité, des véhicules des traditions orales ancestrales ou encore des structures de représentation du monde, ces langues sont actuellement minoritaires et menacées. Le projet dénonce ainsi l’emploi récurrent de terminologies coloniales dans les systèmes des bibliothèques et des autres organisations de savoir comme un acte nuisible aux Autochtones et à leur culture. Par exemple, selon Stacy Allison-Cassin, l’appellation offensive « Indiens d’Amérique du Nord » plutôt qu’« Autochtones » promeut le génocide culturel du patrimoine autochtone canadien. Des biais que le rapport de la CVR et de la Fédération Canadienne des Associations de Bibliothèques (FCAB) relèvent également :

Both Indigenous and non-Indigenous library and information science (LIS) professionals have long criticized the Eurocentric bias of these systems: Indigenous names for peoples and places are either not used or inaccurately Anglicized; Indigenous sovereignty and worldviews are unrecognized; almost all literature save some aspects of tribal law are classed narrowly in American history regardless of their currency; and ideologically-biased terminology renders invisible the genocides committed by colonial states against Indigenous North Americans.

Ainsi, pour mettre un terme à la perpétuation de la violence systémique et coloniale envers les Premières nations, les Inuit et les Métis dans nos systèmes, la FCAB alimente un lexique communautaire évolutif et respectueux à l’intention des bibliothèques et des institutions du patrimoine culturel sur une base régulière via Wikibase. Cette réalisation a pour but de soutenir le développement et l’utilisation d’un lexique multilingue ouvert qui rassemble le vocabulaire des Autochtones, réalisé avec eux et pour eux. Même si elle requiert un investissement, la collaboration des peuples impliqués est ici indispensable pour disposer d’un important degré de contrôle, voire de « souveraineté des données autochtones » pour reprendre la notion de John Taylor & Tahu Kukutai :

What indigenous people are seeking is a right to identity and meaningful participation in decisions affecting the collection, dissemination and stewardship of all data that are collected about them. They also seek mechanisms for capacity building in their own compilation of data and use of information as a means of promoting their full and effective participation in self-governance and development planning.

En raison de la méfiance que les Autochtones d’Amérique du Nord éprouvent envers de nombreuses institutions, la FCAB veille à ce que ces vocabulaires soient maintenus indépendamment de serveurs ou d’infrastructures hébergées par les institutions.

Les responsables du partenariat entre les Premières nations, les Inuit, les Métis, l’ARL et Wikimedia ont par ailleurs opté pour une publication sous forme de données ouvertes et liées. Cette solution permet de partager les contenus élaborés conjointement selon les préférences des communautés concernées. En effet, ce type de diffusion facilite l’interopérabilité sémantique entre des sources connexes. Cela implique également davantage de connexions entre les Wikimedia, les systèmes d’information des bibliothèques et des archives et plus généralement des GLAM. L’utilisation de plateformes libres comme lieux de stockage s’explique par le caractère désintéressé de ces intitiatives qui sont tournées vers les communautés, et leur infrastructure tournée vers l’accessibilié et la réutilisation des données qui sont largement consultées. Un aspect qui contribue à l’action enagagée par la CVR pour accroître la visibilité et la représentation des peuples et des collections autochtones canadiennes jusqu’alors largement marginalisées. Via l’interface et le cadre d’application de Wikidata, les bibliothèques et les archives peuvent s’engager dans la création de données structurées, un domaine où elles excellent, sans pour autant disposer de l’autorité sur ces ressources. Finalement, l’outil d’actualisation du contenu des articles de Wikipédia assure une homogénéité entre les différents portails Wikimedia par le biais de Wikidata. Il affecte aussi directement les résultats proposés par Google qui utilise ces deux plateformes dans ses recherches et contribue ainsi au rayonnement du patrimoine culturel matériel et immatériel autochtone.

La base de données d’informations instaurée par l’ARL et Wikimedia, WikiProject Indigenous peoples of North America utilise précisément les données ouvertes liées pour décrire et lier les ressources entre elles. Elle porte sur les collectivités autochtones du Canada (Premières nations, Métis et Inuit), du Groenland (Kalaallit), des États-Unis et du Mexique et plus concrètement sur les aspects historiques, ethniques et culturels. Parmi ses objectifs figurent notamment la volonté de : produire un inventaire exhaustif des bases de données publiques qui contiennent des informations sur les Autochtones d’Amérique du Nord ; de créer des ontologies, des lexiques et des thésaurus multilingues relatifs à ces populations ; d’intégrer dans Wikidata les données concernant les peuples, la culture et les communautés autochtones. Afin de remplir ces ambitions, la base de données peut compter sur des connaissances des communautés, des notions de droit d’auteur sur les connaissances et les langues autochtones (traditions orales, rituels, légendes, contes, chants, danses), des archives, des bibliothèques, des musées, des auteurs et des artistes.

L’Ontologie des Premières Nations, des Métis et des Inuit (OPNMI) publiée par l’Alliance nationale des connaissances et langues autochtones (ANCLA) via Google Drive est un exemple de concrétisation de ces travaux d’ouverture des données entrepris pour permettre une meilleure prise en compte et représentation des Autochtones dans les bibliothèques, les archives et les institutions liées à la mémoire. Des bénévoles des treize provinces canadiennes ont travaillé, main dans la main, avec un groupe de la FCAB, pour parvenir à la production de vedettes-matières. Ce document évolutif, constamment mis à jour, apporte des informations et des précisions sur des noms dont l’emploi est préconisé par les communautés concernées elles-mêmes.

Logo de l’OPNMI

La promotion de ce genre de projet auprès des élèves et des étudiants universitaires d’origine autochtone paraît de la plus haute importance car ce sont les tranches d’âge les plus aisées à rejoindre par l’intermédiaire du Web. L’avenir de leur patrimoine culturel dépend donc des générations futures. Dès lors, leur contribution aux entrées sur les Wikimedia est précieuse en ce qu’elle maintient le lien social entre les aînés et la jeunesse, participe à l’appropriation orale et écrite de la langue et crée des néologismes en accord avec les innovations technologiques et les changements sociétaux.

En définitive, l’aspect linguistique du projet Wikimedia démontre de nombreux points forts. D’abord, il participe à la sauvegarde des langues, à leur revitalisation et leur adaptation en fonction des enjeux contemporains. Ensuite, il contribue à l’éducation chez les jeunes Premières nations, Inuit et Métis, tant du point de vue culturel que scolaire : autrefois acquises oralement et par transmission intergénérationnelle, les langues permettaient de connaître et de comprendre ses origines. Or, elles sont à présent maintenues en vie et apprises à travers les écrits, les enregistrements audio, les vidéos et Internet. Enfin, cette initiative témoigne de la fierté des communautés autochtones pour leur patrimoine matériel et immatériel tout comme elle contribue à sa diffusion à travers le monde.

La digitalisation et les linked open data, quant à elles, participent de la souveraineté autochtone au sein du mouvement international d’ouverture. Cette souveraineté est mise en œuvre à travers des pratiques collaboratives qui associent les populations locales à des professionnels. Ensemble, ceux-ci cherchent à décoloniser les connaissances sur les Premières nations, les Métis et les Inuit et à autochtoniser les structures existantes. De cette manière, les problématiques morales et éthiques s’étendent progressivement, non seulement à ce qui est rendu ouvertement disponible et libre d’accès mais aussi à la façon dont ces structures existent.

Depuis plus d’une décennie, le rapport de la CVR ainsi que les recommandations des appels à l’action ont agi comme des catalyseurs d’inclusion des Autochtones et de valorisation de leur patrimoine dans la société. La souveraineté autochtone sur le savoir est enfin reconnue par les institutions du secteur des GLAMs, les universités et les lieux de mémoire culturelle. Si nous souhaitons désormais définitivement abolir les attitudes négatives et les préjugés dont souffrent ces populations depuis des siècles dans l’espoir de rebâtir une société canadienne avec plus de justice sociale, il est de notre responsabilité de prendre part à la promotion et à la protection de la mémoire culturelle autochtone dans son intégralité, et le plus objectivement possible.

Anikoo Gaagige Ganawendaasowin — As Keepers of Knowledge that came from the Creator and that we are tied to our mothers through the umbilical cord, it is the responsibility of each child to pass down this knowledge from one generation to the next generation.

Bibliographie

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