Un laboratoire numérique intégré au musée transforme-t-il l’expérience des visiteurs ?

Clémence Foisy-Marquis
museonum
Published in
12 min readMay 24, 2022

Les laboratoires numériques, connus sous une multiplicité de noms, ont fait leur apparition au début des années 2000. Issus originellement des foyers universitaires américains et des marges institutionnelles comme le milieu hacker, ils ont font leur entrée dans les bibliothèques et depuis quelques années au musée — transposition propre aux enjeux partagés par les GLAM à l’ère du numérique. Comment ces espaces transforment-ils l’expérience muséale et le statut du visiteur ? Je me propose de soulever cette question en m’appuyant sur le cas du MLab Créaform au sein du Musée de la civilisation de Québec (MCQ).

MLab Créaform au Musée de la civilisation de Québec (CC Lëa-Kim Châteauneuf)

« [Le numérique] s’est introduit dans le musée et ne cesse de s’y réintroduire, parce que les musées ont du mal à accepter l’émergence de nouveaux rituels » Milad Doueihi

INTRODUCTION

Contexte des laboratoires numériques

Initié par un centre de recherche au MIT en 2001, le concept de Fab Lab (pour « laboratoire de fabrication ») a depuis largement dépassé le cadre universitaire. Plateforme de recherche en fabrication numérique, cet espace offre et met à disposition du public des outils de technologies numériques et des logiciels libres. L’objectif de cet espace-laboratoire est de créer, prototyper, fabriquer, tester, ou simplement manipuler, afin de mener (peut-être ou pas ¯\_(ツ)_/¯ ) à une innovation (voir définition par l’OCDE).

La démarche des projets réalisés est menée dans une logique DIY et une approche de design collaborative. C’est un lieu de rassemblement pour une communauté de technophiles intéressée à apprendre, transmettre, partager et co-créer dans un environnement de technologies numériques et industrielles. La logique expérientielle du lieu est d’augmenter les capacités numériques des usagers (Chicoineau), qui sont, sans s’y restreindre, des étudiantes et des groupes scolaires, des « digital » artistes et artisans, des ingénieures et entrepreneures technologiques, et des curieuses de la pratique numérique.

Fab Lab du MIT à Boston (CC Lëa-Kim Châteauneuf)

Principes des labs

En ce qui concerne spécifiquement les Fab Labs, les qualités qui les définissent sont avant tout l’accès libre. Il est dans la nature même du lieu qu’il soit gratuit et ouvert au plus grand nombre dans un esprit d’inclusion et de démocratisation des outils numériques. La seconde qualité est en effet un certain nombre d’outils de base qui doivent être offerts comme une découpeuse laser, une imprimante 3D, une machine CNC, des composants électroniques, etc. Le troisième principe est de souscrire à la charte du Fab et de contribuer au réseau international des Fab Labs.

Évolution et dissémination

Les Fab Labs ont donc un cadre technique, éthique et communautaire qui régit l’usage de ce nom. À côté des Fab Labs, d’autres laboratoires numériques ont fait leur apparition comme le « makerspace », avec des outils technologiques traditionnels, ou le « hackerspace », centré sur l’usage du libre et des communs. Au Québec, la coopérative des Fab Labs dénombre 17 Fabs Labs homologués pour un total de 38 ateliers ouverts dans la province, sous le nom de Fabricathèque, Medialab, Technolab ou encore Ruche d’art. Rien qu’au Québec, il existe donc une diversité d’espaces numériques, de type tiers-lieux, institutionnels ou non avec d’autres principes que ceux des Fablabs. Pour une description plus complète des nuances entre les types espaces, quelques exemples sont donnés sur le site de Techno Culture Club.

LE CAS DU MLAB CRÉAFORM

Présentation du lab

Répertorié sur la liste de la coopérative du Québec, le Musée de la civilisation de Québec (MCQ) présente le MLab Créaform comme « un laboratoire de création et d'expérimentation dédié à l’exploration numérique. Les collections, les thèmes et les expositions du Musée de la civilisation proposent un riche terreau pour se familiariser avec des technologies et les cultures numériques ». Il est intéressant de souligner la mention de cultures numériques au pluriel. En effet, ce ne sont pas seulement des équipements qui sont mis à disposition des usagers, mais un ensemble d’activités culturelles qui permettent de se sensibiliser, de participer et de contribuer au numérique avec l’angle du musée, ses collections et les expositions.

MLab Créaform au Musée de la civilisation de Québec (CC Lëa-Kim Châteauneuf)

Incitatifs des politiques publiques

La création de ce lieu, qui remonte seulement à 2018, s’inscrit dans la politique nationale du virage numérique du Québec amorcée depuis 2010. La volonté de créer un tel lieu au sein du MCQ aurait été insufflée à la suite d’un événement Museomix qui s’est tenue en 2013 au musée (première en Amérique du Nord). Le MLab Créaform concerne ainsi le point 36 du Plan culturel numérique du Québec avec 3 grands objectifs :

  • 1 — Expérimenter les technologies numériques soutenant la création et l’innovation ;
  • 2 — Établir un rapport entre le Musée de la civilisation, les créateurs et les publics pour mobiliser les citoyens et les inciter à contribuer au renouvellement de l’exposition de référence sur le Québec.
  • 3 — Implanter et animer le MLab Créaform, un laboratoire d’innovation et de création numérique.

La numérisation des collections du MCQ fait elle-même partie de la mesure 4x0 du même plan, ainsi que la stratégie de données et métadonnées de la collection, mesure 121.

Le MCQ a ainsi bénéficié du soutien et des incitatifs du gouvernement québécois pour ses chantiers numériques. Peut-être pour rattraper un certain retard numérique par rapport à d’autres musées en Amérique et en Europe ? En effet, le Fab Lab de la Casemate, centre de sciences situé à Grenoble, est ouvert depuis 2012 ou encore le Fab Lab du Musée J.Armand Bombardier inauguré en 2016 lors du renouvellement des expositions du musée.

MLab Créaform au Musée de la civilisation de Québec (CC Lëa-Kim Châteauneuf)

Le nom de MLab Créaform

Pourquoi le « MLab Créaform » plutôt qu’un « Fab Lab »? Le Musée a certainement cherché à distinguer son espace numérique de la communauté internationale des Fab Labs (avec homologation). Le « M » lui donne son ancrage muséal et le «Créaform » est manifestement lié au partenariat initié avec la firme d’ingénierie québécoise Creaform, situé non loin du Musée à Lévis, qui est le principal commanditaire du lieu. Le maillage entre entreprises technologiques privées et intérêts communs publics fait d’ailleurs partie de l’ADN des laboratoires numériques.

Modalités de fonctionnement

Le MLab Créaform propose 3 types d’expériences culturelles liées au numérique : des activités de médiation, des projets spéciaux avec les écoles et la production de prototype sous forme de projet d’incubation.

Voici deux d’entre elles :

  • 1 — Remix de la collection numérisée : la collection en ligne est une ressource numérique à exploiter au même registre que les équipements. Le MCQ met à disposition des usagers des images de la collection disponibles en usage libre de droit, sous licence de type CC BY. Une note indique que les images sont à « disposition pour des fins de remix et de transformation de l’image. ». Après la création d’un compte, un utilisateur peut organiser un album parmi les images disponibles de la collection ou bien piocher dans les albums déjà constituées par le MLab Créaform comme “Les Motifs”, “Les Enseignes”, “Le Dessin”, “Les Meubles”, etc.. Ainsi, l’utilisateur est incité à organiser des « planches d’inspiration » (moodboard) en vue de sa création numérique future, sur un modèle de la curation comme apprentissage (Manifeste des humanités numériques 2.0, 2015) .
Capture d’écran de la page de la collection en ligne du MCQ
  • 2 Prototypage d’objet de la collection : Les usagers n’ont pas seulement l’occasion de remixer la collection en ligne, ils peuvent aussi la « bonifier » tout en testant les outils numériques. C’est le cas avec l’atelier « Le Musée vivant », qui invite des élèves de 3e secondaire (13–14 ans) à réaliser une modélisation 3D d’un artefact de la collection grâce au logiciel gratuit Tinkercad (propriété d’Autodesk). Suite à leur modélisation, les élèves ont pu imprimé en 3D l’objet nouvellement créé et ainsi le manipuler (contrairement aux objets historiques de la collection) et témoigner de leur expérience de manière ludique. Cette démarche s’inscrit dans une logique additive de nouvelle matérialité, qui valorise la copie, et une sorte d’« archéologie expérimentale » (McDonald, 1991) qui génère de nouvelles informations (Manifeste pour des humanités numériques 2.0, 2015). Le numérique permet ainsi d’abolir la distance avec les objets de la collection, de les toucher (Winkin, 2020), et de créer de nouveaux récits qui « négocient » avec l’héritage (Doueihi, 2011).
Capture d’écran de la page de l’atelier « Le Musée vivant »

En bref, les interventions numériques du MLab Créaform permettent d’intégrer une nouvelle sorte de rituel de visite au musée (Winkin, 2020), offrant une expérience aux publics centrés sur la participation et le « faire » par soi-même, avec les autres, pour le musée et sa communauté. Le comportement du visiteur, ses gestes, son corps sont ainsi changés avec l’usage du numérique (Winkin, 2020). Ces activités sont intrinsèquement liées à de nouvelles formes du savoir propre aux « compétences du 21ème siècle » comme la littératie numérique et la résolution créative de problème.

Résultats et impacts du MLab Créaform

Sans avoir été sur le terrain pour expérimenter le lieu, ni en ayant communiqué auprès du personnel du Musée et certains des utilisateurs pour obtenir un partage d’expériences, j’observe néanmoins certaines forces et faiblesses :

Bons coups et forces :

  • La proposition de s’initier et de participer à la culture numérique par l’angle des collections du Musée et ses expositions ;
  • Un personnel dédié et formé pour mener les activités grands publics, en particulier le rôle des guides-animateurs. À ce propos, certains militent pour l’usage d’autres noms comme « connecteurs » (Chicoineau, 2016) de part l’importance liée au réseau de faiseurs ;
  • Les produits réalisés dans le cadre de leurs activités, comme le scan 3D d’artefact qui vient nourrir la documentation numérique des objets ;
  • La création d’une communauté constituée du personnel du musée, des groupes scolaires, d’entreprises partenaires. Le groupe Facebook du MLab Créaform est à ce propos constitué d’environ 470 membres ;
  • Et enfin, la gratuité des activités proposées qui assure la qualité d’accessibilité.

Faiblesses et sources potentielles pour les surmonter :

  • L’accès à la collection en ligne se fait au moyen de la création d’un compte, ce qui crée une barrière technique, voire une restriction, selon la définition du libre accès de la déclaration de Budapest (Piron, 2015) ;
  • Je n’ai trouvé aucune trace de création née du remix des images de la collection sur le Web. Un remix possible des images de la collection pourrait être l’animation 2D, puis la projection (mapping) extérieure de ces images sur le principe de la projection architecturale. Une initiative expérimentale que le MCQ a d’ailleurs réalisée dans le cadre de MAPP_ta ville et la Journée de la culture avec les illustrations de l’artiste Matel (voir image ci-dessous). Il est en effet difficile de confirmer dans quelle mesure les participants de l’atelier se sont inspirés des objets et figures présentées dans l’exposition MAYA et/ou la collection numérisée pour les contenus vidéos projetés ;
MAPP_TA VILLE avec la collaboration spéciale de l’artiste Matel, dans le cadre des Journées de la culture (Crédits photos : François Ozan, Agence Icône)
  • L’accès au groupe Facebook de la communauté du MLab Créaform est limitée après autorisation (modération). Je me questionne sur l’ouverture des données et des savoirs du MLab Créaform et leur circulation en dehors des canaux de communication du musée ;
  • La documentation des projets réalisés (sous forme de portfolios) semble parcimonieuse sur le Web. L’absence d’expositions au sein du musée des créations du MLab Créaform ou au moins un album dans la Collection en ligne dédiée aux créations numériques de la communauté pourrait être envisagés dans une démarche de science ouverte (Piron, 2015). Kiersten F. Latham propose à ce sujet de mettre la muséalité et la muséalisation au coeur des activités d’un lab muséal (2017) ;
  • Le manque d’information et de mise à jour de la fiche du lieu dans le répertoire des Fabs Labs québécois, contrairement au Fab Lab de l’École d’architecture de l’Université Laval (EAUL) (à seulement quelques pas du Musée) par exemple, me questionne sur l’intégration du MLab Créaform à la communauté de « faiseurs » québécois ;
  • Une possible fracture générationnelle entre les plus jeunes, particulièrement ciblés par les activités promues sur le Web — et les plus âgés.

OUVERTURE

Vers une révolution de l’expérience muséale ?

En 1969, l’historien et muséologue français Hugues de Varine invitait à penser à la fonction sociale du musée dans « Le musée au service de l’homme et du développement ». Pour que le « nouveau musée » participe au développement social de sa population, la société devait selon lui entamer une révolution culturelle. N’est-ce pas ce qui est advenu avec la culture numérique ?

Héritier des valeurs de la Nouvelle Muséologie évoquées par de Varine, le MCQ se veut un musée de société, au service des communautés, de leurs besoins et des grands enjeux de société. Le Musée s’est d’ailleurs doté de Principes et orientations pour l’engagement numérique afin d’initier une plus « grande compréhension et utilisation du numérique ». Ainsi, le Musée adhère à la posture de « penser avec le numérique » (Doueihi, 2011 p.24).

De plus, George McDonald proposait aux débuts des années 90 de renverser le paradigme de l’obsession du passé des musées au bénéfice des besoins présents. Pour lui, il ne fallait pas tant sauvegarder le patrimoine matériel historique qu’investir dans l’acquisition de compétences et de savoirs propres à l’ère du numérique et des besoins informationnels des publics, où les collections du musée sont un outil parmi d’autres, pas une fin en soi. Les initiatives du MLab Créaform illustrent-elles cette révolution culturelle et ce renversement ?

Je me questionne dans quelles mesures les projets des usagers du MLab Créaform sont élevés au rang de patrimoine par le MCQ, témoins de l’immatérialité de la pratique expérientielle de leur communauté et traces de nouvelle matérialité ? Que-ce-que le Musée met en oeuvre pour conserver ces mémoires et faire circuler les savoirs qu’elles contiennent ? Bref, est-ce que les objets et expériences numériques du MLab Créaform sont un jour susceptibles d’être exposées et archivées au MCQ ? Comment faire en sorte de patrimonialiser les savoirs sans les figer pour qu’ils conservent leurs portées d’ouverture et d’innovation continue ?

Militer pour une pratique active et performative du numérique à l’échelle du musée

En conclusion, un laboratoire numérique offre la possibilité aux usagers de développer leurs compétences numériques dans un environnement tourné vers les savoirs communs, l’histoire et la culture propres aux collections du musée. Cette invitation développe l’agentivité des usagers, c’est-à-dire d’agents passifs et contemplatifs des collections, la pratique du « faire » modifie le statut du visiteur à actif et agissant (Gell, 1998), ayant du pouvoir sur les objets et les savoirs. Mais, est-ce que le MLab Créaform réussit à relever ce pari de la transformation du statut du visiteur en l’impliquant à sa collection et les parcours proposés ? L’espace délimité du laboratoire n‘étouffe-t-il pas tout ce qui est possible de faire dans le musée dans son ensemble ?

En effet, le musée ne devrait-il pas au complet se transformer en laboratoire ? Pour reprendre la métaphore de David Lankes concernant les bibliothèques, les musées n’ont-ils pas aussi l’occasion de « se transformer en cuisines, c’est-à-dire qu’[ils] doivent devenir des lieux de socialisation active où l’on mélange un assemblage hétéroclite d’ingrédients (informations, ressources, talents) pour réaliser une nouvelle recette délicieuse qui pourra ensuite être partagée » (Lankes, 2018, p. 97–98). Comment faire pour que cet esprit de laboratoire, propre à la recherche de connaissances, ne soit pas confiné dans un endroit particulier et transforme profondément le statut des visiteurs de musée en cuisinier ?:)

BIBLIOGRAPHIE

  • Chicoineau, Laurent, Partager les cultures scientifique, technique et industrielle à l’ère du numérique, 2016
  • De Varine, Hugues. « Le musée au service de l’homme et du développement » (1969), Vagues. Une anthologie de la nouvelle muséologie, vol. 1, sous la direction d’André Desvallées, Maçon, Éditions W, Sauvigny-le-Temple, Éditions M.N.E.S, 1992, p. 49–68.
  • Doueihi, Milad, Pour un humanisme numérique, La librairie du XXIe siècle, 2011
  • Gell, Alfred, L’art et ses agents. Une théorie anthropologique. 1998. les presses du réel.
  • Lankes, R. David. Exigeons de meilleures bibliothèques. Plaidoyer pour une nouvelle bibliothècoéconomie, Montréal, Sens Public, 2018, p. 97–98
  • Latham, Kiersten F. The Laboratory of Museum Studies: Museality in the Making, J. of Education for Library and Information Science, Vol. 58, №4 — (Fall) October 2017
  • MacDonald, George F. & Stephen Alsford (1991) The museum as information utility, Museum Management and Curatorship, 10:3, 305–311, DOI: 10.1080/09647779109515282
  • Manifeste pour des humanités numériques 2.0. traduit par Quentin Julien-Saavedra, Yves Citton, https://www.cairn.info/revue-multitudes-2015-2-page-181.htm
  • Piron, Florence, L’injustice cognitive et trois stratégies pour la combattre, Séminaire de Master 2, Université de Lyon 2, 2015
  • Winkin, Yves, Ré-inventer les musées, suivi d’un dialogue avec Milad Doueihi sur le musée numérique, Coll. Les essais médiatiques. 2020

REMERCIEMENTS

Merci à Lëa-Kim Châteauneuf de partager des photos de laboratoires numériques partout au Québec et ailleurs dans le monde, en licence CC BY, par le biais de la plateforme flickr : https://www.flickr.com/photos/lea-kim/albums

Merci à Emmanuel Chateau Dutier pour l’introduction aux enjeux de la culture numérique au musée dans le cadre du séminaire de muséologie numérique au programme de maîtrise en muséologie (Université de Montréal)

Merci à Malaurie pour ses conseils et ressources Web, à Marie-Odile et Cloé pour leurs inspirations, et à FFF pour sa relecture

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