A quoi les Pays Africains doivent-ils leurs maux ?

L’existence de tant d’Etats, pour si peu de Nations.

Naofal Ali
naofalnotes
11 min readApr 19, 2019

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Situons le cadre de ma réflexion…

D’entrée, je souhaiterais préciser que cet article est le troisième volet d’un cheminement tripartite.

En son volet premier, ma démarche s’est employée à démontrer la nécessité d’avoir sur les problèmes africains un regard nouveau. Un regard qui déporte les enjeux du continent de la nécessité de créer de la richesse, vers l’urgence de changer la philosophie de gestion d’une richesse, déjà largement disponible. Ce changement, qui peut de prime abord paraître anodin, introduit pourtant un paradigme radicalement nouveau sur les défis de développement dans cette région du monde. Il postule que ce sur quoi il faudrait agir pour changer l’Afrique, ce ne sont ni les leviers de création de richesse, ni les modèles de gestion, mais plutôt la philosophie de gestion. Je distingue ici :

  • d’une part les leviers de création de richesse qui représentent l’ensemble des choix stratégiques sectoriels d’un pays,
  • d’autre part, les modèles de gestion qui regroupent les schémas d’organisation de l’action publique,
  • et enfin, la philosophie de gestion dont résultent les deux précédentes, et qui désigne le rapport intime qu’ont les citoyens à la gestion de la richesse d’un pays et à sa gouvernance. Elle se traduit par une échelle ayant à ses extrêmes l’esprit consciencieux d’un côté, et de l’autre une totale négligence dans l’action publique (l’Etat et ses composantes) et civile (la société) de la part des citoyens.

En effet, les actions correctives sur les leviers de création de richesse, ou les modèles de gestion ne peuvent être que vaines, sans une modification préalable de la philosophie de gestion. Si l’on ose la métaphore, on peut admettre sans aucun débat, qu’un réceptacle troué finira toujours par se vider de son contenu, ceci, peu importe la quantité d’eau qui y sera versée. Il ne faut donc pas à une Afrique, déjà riche au-delà de tout, plus d’argent, ou plus de ressources, alors que la philosophie de gestion reste encore à des lieux de la conscience républicaine, et de l’intérêt collectif. Ce continent a besoin d’hommes et de femmes intégrant un modèle de pensée qui leur fait gérer les ressources de leur pays avec responsabilité, et souci de l’intérêt collectif. Par ailleurs, la philosophie de gestion est la résultante du logiciel social, constitué par l’ensemble des logiques implicites et explicites qui régissent les rapports entre les individus composant une société. La modification de la philosophie de gestion passe donc par un reformatage de ce logiciel social.

Je propose donc ici, une vision radicalement nouvelle. Celle de concevoir la question du développement en Afrique, non comme une question économique ou technique comme cela a été le cas depuis un demi-siècle, mais comme un défi de transformation des sociétés par la reconstruction des rapports entre les individus et la chose publique.

En son deuxième volet, ma réflexion s’est employée à déconstruire, six théories majeures, souvent mobilisées pour expliquer les problèmes du continent. Qu’elles imputent la responsabilité des retards actuels à l’histoire, à la mauvaise gestion, ou à l’aide étrangère, elles présentent toutes un défaut logique, ou conceptuel qui les invalide. Le premier fait référence à l’incapacité de certaines théories à expliquer le présent par un cheminement cartésien, et le second appelle le fait que certaines théories portent sur les conséquences des problèmes africains, plutôt que leurs causes à proprement parler.

Le troisième volet de ma démarche consistera à proposer une théorie radicalement nouvelle sur les problèmes du continent, et à décliner partant de là, des approches de solutions dans un quatrième volet à venir.

Une nouvelle théorie pour expliquer les problèmes du continent africain

Sur la base des différents éléments qui ont précédé, ma théorie pour expliquer la situation des pays en Afrique postule ce qui suit :

le continent africain fait aujourd’hui face à tant de problèmes parce que nos pays ont priorisé la construction des Etats à celle des Nations.

En préalable de toute argumentation sur cette vision que je propose, il me semble utile de nuancer trois termes clés, qui ne sont aujourd’hui que trop souvent confondus : le pays, l’Etat, et la Nation.

Le terme « pays » est d’essence géographique.

En règle générale, il désigne un territoire qui se délimite d’un autre d’un point de vue ethnographique (comme le “pays basque”), culturel (comme le “pays du vaudou” pour désigner le Bénin), ou institutionnel (comme le Togo et le Sénégal). Au regard de cette définition, deux caractéristiques majeures s’en dégagent. Premièrement, un pays peut être défini par un élément autre que le droit. Deuxièmement, et c’est le cas qui ici nous intéresse, lorsqu’un pays est consacré par le droit, il jouit d’une indépendance, et nécessite de fait la présence d’un tissu organisationnel pour s’autogérer, d’un Etat.

Le terme “Etat” est d’essence juridique.

Il désigne le tissu institutionnel et organisationnel régissant la vie d’une population sur un territoire donné, de manière, plus ou moins, indépendante de ceux qui l’entourent. On parle de l’Etat d’Oyo au Nigéria parce la République est fédérale et que le pays s’est construit autour de cela, ou de l’Etat ivoirien par exemple pour souvent désigner les organes dirigeants du pays (présidence, représentations diplomatiques, ministères, et institutions publiques). Deux éléments importants retiennent ici toute mon attention. Premièrement, l’existence d’un Etat, contrairement à celui d’un pays est forcément un fait juridique. L’Etat se fonde obligatoirement sur la base du droit. Il tire sa légitimité et fonde sa souveraineté sur l’adhésion de ceux qui le composent, et la volonté des autres états de souscrire à son existence. Deuxièmement, il est possible de superposer les notions de pays et d’Etat. En effet, au sens institutionnel, un pays doit contenir un, ou plusieurs Etats. L’exemple le plus parlant est sans doute les Etats-Unis qui sont un et même pays, formé de plusieurs dizaines d’Etats (New York, Californie, Texas, etc.) répartis sur un territoire.

Le terme “Nation” est d’essence sociologique.

La Nation, enfin, désigne selon le Larousse, une entité abstraite, collective et indivisible, distincte des individus qui la composent et titulaire de la souveraineté. La Nation, selon mes termes, est une communauté d’Hommes sur un territoire, unie par l’histoire et des valeurs, et aspirant de manière libre à constituer une communauté de destin qui leur est individuellement supérieure. Ces deux définitions partagent en effet l’essentiel de l’âme du terme. Elles se rejoignent dans l’idée que, l’esprit communautaire, la volonté de partager un destin commun, et la supériorité de l’intérêt collectif sur l’intérêt individuel sont l’essence même d’une Nation. Toutefois, à la différence de la définition du Larousse, je ne fais pas de la souveraineté une composante essentielle de la Nation, mais uniquement de l’Etat. Ma vision se rapproche de celle d’Ernest Renan pour qui « la Nation est un plébiscite de tous les jours », un objet abstrait qui ne peut devoir son existence et sa survie qu’à la volonté collective et continue. Je souscris à l’idée que la Nation tire sa légitimité d’une aspiration populaire, et l’Etat d’un fondement légal. En ce sens, si la présence d’un état est inhérente à celle d’un pays, la Nation peut bel et bien ne pas exister. Il en résulte donc qu’il peut théoriquement exister des Nations sans état, ainsi que des états sans Nations.

Une Nation sans état est une communauté d’Hommes sur un territoire, unie par l’histoire et des valeurs, et aspirant de manière libre à constituer une communauté de destin qui leur est individuellement supérieure, mais sans fondement légal. A l’inverse, un Etat sans Nation est un tissu institutionnel et organisationnel régissant la vie d’une population sur un territoire donné, de manière, plus ou moins, indépendante de ceux qui l’entourent, sans que ces populations n’aspirent à constituer une communauté de destin qui leur est individuellement supérieure.

Ainsi, ma théorie postule que les pays africains sont plus constitués d’Etats que de Nations, et que c’est cela qui constitue la source des maux auxquels ils font face.

L’absence des Nations comme moteur du sous-développement

A mon sens, tous les pays qui on pu se développer partagent une, et une seule chose en commun : l’esprit chez les citoyens d’appartenir à une communauté dont le bénéfice collectif est supérieur au leur, pris individuellement. Il est présent dans l’esprit de la majorité des citoyens, la pensée selon laquelle ce qui est utile à tous, est au delà de qui ne leur est utile qu’à eux. Ceci, de manière implicite ou explicite, consciente ou inconsciente, déterminée ou instinctive. C’est ce principe qui engage la majorité des citoyens à se définir par leur nationalité plus que par leur ethnie, à respecter les actifs collectifs à l’échelle du pays (lois, institutions), à respecter et prioriser l’intérêt général aux intérêts particuliers dans la limite du possible (au sens de HobbesL’Homme est un loup pour l’Homme”). En effet, ce principe comme montré plus haut, se trouve être au cœur du concept de Nation. Ainsi, chez les citoyens, l’idée même de l’adhésion à une communauté dont le bénéfice collectif est supérieur au leur suppose de fait l’existence d’une Nation. La Nation est la tutrice invisible et collective du logiciel social de tout pays prospère. Elle oriente l’action de chaque citoyen dans le sens de la protection et la défense des intérêts collectifs et donc nationaux au delà des siens. En l’absence d’un esprit de Nation, le logiciel social d’une population n’intègre pas l’idée d’un collectif supérieur. Il est en ruine. La primeur du bien de l’individu sur celui de la collectivité est quasi systématique (ce qui motive les détournements publics, la méfiance généralisée dans toutes les sphères de la société, les votes de lois à dessein, et les formes diverses d’incivismes…), et le mépris des institutions collectives devient inévitable (non-respect des lois et des institutions…). Voilà comment à l’échelle d’un pays, l’absence d’une Nation empoisonne le logiciel social, et inhibe de fait tout projet de développement.

L’état de la Nation dans les pays africains

Ayant exposé le mécanisme par lequel l’absence de Nations rend les pays fertiles à tous les maux, il convient d’expliquer comment cette situation se matérialise dans les pays africains. Partons pour cela de la définition même de la Nation, et voyons en quoi les pays africains, pour beaucoup et à bien des égard, s’en écartent.

Une communauté d’hommes unie par l’histoire ?

Quel niveau de connaissance ont les pays africains de leur propre histoire, plus d’un demi-siècle après les indépendances ? Quels efforts ont-ils consentis au développement d’une mémoire commune à ces populations qui, par la force des choses ont été rassemblées ? Quelles initiatives ont été prises dans l’objectif de favoriser l’appropriation par tous de cette histoire commune ? A mon immense regret, les réponses à ces interrogations sont majoritairement timides et pâles, tant notre connaissance de nous-même est faible. Nous manquons dans de nombreux pays africains, du premier substrat essentiel à une Nation, une mémoire commune, vivante, et entretenue. Pendant que la Shoah est grandement commémorée — et c’est la tout l’honneur de ceux qui le font ! — l’esclavage est un drame multiséculaire qui ne l’est même pas dans les pays africains même qu’elle a ravagé. Cherchez l’erreur.

…Aspirant de manière libre à une communauté de destin ?

Bien avant la conférence de Berlin en 1885, le continent africain comptait des Nations et des Etats, construits au fil de la volonté des populations, et des événements géopolitiques et géostratégiques. Les empires Ashanti, Mandingue constituaient des formes d’Etat-Nations que la conférence de Berlin de 1885 a profondément déstructuré. Cette conférence a introduit sur le continent de nouveaux pays et de nouveaux Etats en total mépris des structures étatiques et sociétales alors existantes. Il en a résulté une multitude de territoires, définis artificiellement comme des pays, contenant des populations, administrées par des Etats montés de toute pièce. Le tout, sans aucune aspiration des populations vivant au sein de ces territoires à constituer une communauté de destin. Aux indépendances, le Bénin, le Cameroun, et le Zaïre à l’image de tous les autres pays africains n’étaient donc que des territoires rassemblant des populations d’une grande diversité culturelle, dont aucune n’avait souscrit à la volonté de former avec les autres une Nation, au seul motif que des frontières ont été tracées, des lois écrites, et des dirigeants désignés.

Aujourd’hui encore, les conséquences de la non-souscription au projet national sont visibles. Dans la plupart des pays africains, les citoyens continuent de se définir plus par rapport à leur groupe ethnique que par rapport à leur pays. Ce n’est pas la nationalité, mais bien l’ethnicité qui caractérise en premier les individus. Les mariages, les élections, les conflits, la vie en société, les carrières dans de nombreux pays du continent continues d’être construites autour de l’identité ethnique. Au Bénin dont je suis originaire, on n’épouse pas une béninoise mais d’abord une Yoruba ou une Bariba. En Côte d’Ivoire on ne donne pas un poste à un ivoirien mais d’abord à un Guéré ou un Bété. Les identités ethniques supplantent encore et toujours les identités nationales. En cela, la plupart des pays africains ont échoué. Il y a là de quoi réfuter l’existence au sein de ces pays d’une Nation au sens où nous l’avons ici définie.

… aspirant … à constituer une communauté de destin qui leur est individuellement supérieure ?

Ce point fait un écho franc au fait que l’existence de la Nation consacre chez les citoyens la primeur de l’intérêt collectif sur l’agenda personnel. Or, pour l’écrasante majorité des dirigeants du continent, l’intérêt personnel prime, et de très loin, sur les intérêts collectifs. Ceci représente une seconde caractérisation de l’absence de Nations dans les pays du continent, et une illustration de la manière dont cela inhibe tout projet de développement.

Chacun à son niveau au sein de nos sociétés se pense au dessus des lois lorsqu’il en ressent le besoin. Le citoyen lambda brule les feux tricolores parce qu’il pense que son temps à lui est plus précieux que celui des autres. Les propriétaires de logement locatifs violent allègrement les textes en exigeant des cautions hors norme parce qu’il estiment ne rien devoir à l’Etat qui je cite “ne les a pas aidé à construire”. Les cadres de l’administration publique détournent des sommes colossales parce qu’ils commettent l’erreur de se dire que ce qui appartient à l’Etat n’appartient à personne, alors qu’il devraient comprendre que ce qui appartient à la Nation appartient à tout le monde.

Comment les Etats ont pris le pas sur les Nations

Aux sorties des indépendance africaines, l’obsession des dirigeants d’alors était la légitimité. On peut aisément comprendre qu’après des décennies de domination étrangère, le défi majeur de ces nouveaux pays était de s’établir en tant qu’Etats souverains. Il leur fallait démontrer aux anciennes puissances coloniales et au reste du monde, leur capacité à s’auto administrer en se dotant d’institutions. Seulement, nos pays et nos dirigeants ont commis dans cette quête, une erreur de taille. Celle de penser que l’on peut construire des Etats prospères, en s’affranchissant de la construction des Nations. En effet, les pays africains se sont dotés de Constitutions, d’entreprises nationales, de pouvoirs exécutifs, législatifs et judiciaires qui ont tous failli. On s’est bercé de l’illusion selon laquelle, ces organisations suffiraient à garantir le respect des lois, la protection des individus, ou la création d’une économie florissante. Erreur, car il a été omis que pour porter toutes ces initiatives au succès, il fallait d’abord et avant tout des femmes et des hommes engagés, consciencieux dans leurs tâches, et respectueux de leur pays. En définitive, une souscription populaire à cette fameuse communauté de destin. Sans le souci de construire et d’assurer le maintien de cette philosophie de gestion, tous les efforts étaient condamnés à être vains. C’est donc qu’ainsi au détriment du plus grand nombre, et au profit de certains, de manière inconsciente, ou volontaire, les pays africains ont pour leur grande majorité placé la construction des Etats au-devant de celles des Nations. Les défis actuels du continent, ses retards, ses problèmes m’en semblent être la conséquence logique.

N’est-ce donc pas cela la vision la plus juste des causes du sous-développement du continent africain ? Le fait de compter autant d’Etats, pour finalement si peu de Nations.

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Naofal Ali
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In love with Africa, entrepreneurship, development questions and people.