Faire une Afrique des cerveaux, en plus de celle des bras.

Naofal Ali
naofalnotes
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4 min readSep 4, 2020
© Zan

A contre-sens de la vision « dominante » s’il en est une, je pense que le défi du continent durant ces 50 dernières années ne consistait pas à trouver des personnes capables de réaliser des projets de développement, mais des esprits capables de les penser.

L’Afrique ne manque pas de volonté, et de bras à l’oeuvre. Le continent concentre la population plus jeune du monde, et d’ici 2050, en hébergera la plus importante part. S’il y a donc bien un débat qui n’a pas lieu d’être, c’est celui de la capacité du continent à « faire ».

Là où la marge de progression est encore énorme, c’est sur quelque chose que j’aime à qualifier d’ingénierie africaine pour l’Afrique. Pour des raisons qui ne font plus mystère, les tentatives de calquer les modèles occidentaux sur les pays africains ont échoué les unes après les autres. Et, cela nous a rappelé à chaque fois, non sans une certaine violence, que pour se développer, les pays africains ne pourraient jamais se soustraire à l’obligation de penser par eux-mêmes et pour eux-mêmes les voies et moyens d’y arriver. Le problème est que tout porte à croire que les nombreuses claques reçues au fil des années n’auront pas suffit à élever les consciences et à pousser les pays africains vers des chemins plus vertueux.

Aujourd’hui, dans nos pays, on forme de brillants médecins, avocats, ingénieurs, actuaires et j’en passe. Sont enseignés à ces personnes, les manières dont les métiers de la médecine, du droit, de l’assurance et de la recherche doivent s’exercer en théorie et dans des environnements idéaux, ou tout au moins “normaux”. Le problème est que ces jeunes sont pourtant appelés à exercer de manière on ne peut plus pratique, dans un monde qui n’aura en plus pas grand chose d’idéal. J’ai la chance d’avoir beaucoup de promotionnaires qui ont fini médecins spécialistes en neurologie, en réanimation, en radiologie, et j’en omets. Tous racontent un vécu dans les hôpitaux du Bénin et du Sénégal à donner froid dans le dos. Des paliers entiers de malades du cancer qui se partagent un seul équipement de chimiothérapie, des bâtiments entiers de malades où le seul respirateur disponible est déplacé d’une chambre à l’autre au fil des urgences. Une expérience du réel à laquelle aucun d’eux, n’a été véritablement préparé.

Alors je me demande. A quoi bon former des médecins à faire des opérations chirurgicales, lorsque trois quart du temps les ressources matérielles pour les réussir manquent ? A quoi bon former des avocats lorsque les systèmes judiciaires dans nos pays manquent de ressources, que les tribunaux dysfonctionnent, et que parfois la justice fait preuve d’un manque manifeste d’intégrité et d’impartialité ? A quoi bon former des actuaires lorsque l’assurance maladie et la couverture universelle pour les plus pauvres ne sont restées que promesse de campagne agitée par les présidents africains à chaque élection comme une carotte à l’avant d’un attelage d’équidés ? A mon sens pas à grand chose, si ce n’est à générer des frustrations auprès de ces professionnels désarçonnés une fois sur le marché du travail par les réalités, et qui de désillusions en désillusions finissent souvent par regarder les problèmes qui les entourent avec résignation et indifférence, s’ils ne les amplifient pas sous la pression du système. C’est le moment de la fameuse phrase bien connue dans nos capitales : “Ah c’est comme ça hein, que veux-tu ?”. Fin de citation.

Aujourd’hui, s’il est clair que nous avons besoin de médecins pour soigner nos malades, ceux-ci nous seraient encore plus utiles à repenser nos systèmes de santé, à réfléchir à comment financer l’achat de médicaments et de matériels médicaux dans des pays à faibles revenus, à ne pas simplement subir les dysfonctionnements mais faire des propositions sur la réorganisation des dispositifs hospitaliers pour les rendre plus efficaces, à trouver des moyens de permettre un accès pérenne de nos populations à des soins de santé de qualité sur toute l’étendue de nos territoires. Aujourd’hui, ce n’est malheureusement pas ce à quoi ils sont encouragés, formés, et entraînés et ce n’est d’ailleurs nullement de leur faute ! Pourtant, ce ne sera qu’au prix de cette prise de hauteur, et d’une lecture stratégique et pas seulement fonctionnelle de leur métier, que nos professionnels en Afrique feront la différence. Parce que pour bien faire, il faut d’abord bien penser. Et aujourd’hui, nous ne pensons pas assez ce que nous faisons.

Quelque soit le secteur d’activité ou la profession, l’Afrique a besoin de personnes capables de poser un regard critique sur leur domaine, et de proposer des solutions adaptées à leur environnement et en réponse à leurs défis.

Le problème des malades en Afrique, ce n’est pas la qualité des médecins, c’est leur nombre insuffisant, et les difficultés d’accès aux soins à cause de l’état des hôpitaux. Le problème de la justice dans nos pays, ce n’est pas l’absence de spécialistes du droit compétents, mais la structuration viciée des systèmes légaux. Le problème de la recherche scientifique, ce n’est pas le manque d’esprit brillants et curieux, mais l’indisponibilité de fonds conséquents et de cadres législatif et technique adéquats. Et dans l’éducation, les professeurs talentueux ne font pas défaut, mais l’école manque encore de l’essentiel, une politique qui la place au cœur des priorités, et lui alloue les ressources nécessaires à l’amélioration de sa qualité et son accessibilité à tous. Le défi de l’Afrique c’est de repenser ses systèmes. Innover en créant des modèles qui lui sont adaptés. On aura beau former des médecins, avocats, et chercheurs, brillants. Si les systèmes dans lesquels ces derniers évoluent ne s’améliorent pas, tout leur talent, et leur détermination seront inhibés, tués dans l’œuf.

Voilà pourquoi l’Afrique des bras a pour réussir, tant besoin de celle des cerveaux.

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Naofal Ali
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In love with Africa, entrepreneurship, development questions and people.