Pendant 2 mois, j’ai suivi les informations en lisant la presse papier. Voici ce que j’ai appris.

Assen Lekarsky
Newspayper
Published in
9 min readMar 8, 2018
Doug Chayka

Cet éditorialiste a évité de s’informer en ligne pendant 2 mois et nous confie ses trois conclusions.

[Article traduit de l’anglais par Assen Lekarsky, écrit par Farhad Manjoo pour le The New York Times.]

Source : https://www.nytimes.com/2018/03/07/technology/two-months-news-newspapers.html

J’ai appris la nouvelle de la fusillade de l’école de Parkland (Floride) sur ma montre connectée. Même en ayant éteint les notifications depuis plusieurs mois, les nouvelles les plus importantes trouvent toujours un moyen de passer entre les mailles du filet.

Mais dans les 24 heures qui suivirent cette alerte, je n’ai rien entendu de plus concernant la fusillade. Il y a beaucoup de choses que je suis content d’avoir raté. Par exemple, je n’ai pas vu les fausses affirmations — probablement amplifiées par des robots de propagande — que le tueur était un gauchiste, un anarchiste, un membre de Daech ou peut-être un tireur parmi d’autres. J’ai raté le reportage de Fox News établissant un lien entre le tireur et un groupe de résistance syrien alors même que son nom n’était pas encore divulgué. Je n’ai pas non plus vu l’affirmation relayée par de nombreux médias (y compris le New York Times), ainsi que Sen. Bernie Sanders et d’autres libéraux sur Twitter, disant que le massacre serait la 18eme fusillade dans une école cette année. Une fausse affirmation.

A la place de tout cela, le jour de la fusillade, un aimable inconnu laissait trois journaux papier devant ma porte. Ce matin-là, j’ai dû passer 40 minutes à absorber l’horreur de la fusillade ainsi qu’un million d’autres choses que ces journaux avaient à me dire.

J’ai non seulement passé moins de temps sur cette information que si je l’avais suivie en ligne en temps réel, mais j’étais également mieux informé. Puisque j’avais évité les erreurs innocentes — et les déformations pernicieuses — qui ont envahi les premières heures suivant la fusillade, ma première expérience des informations était un rapport factuel des événements ayant réellement eu lieu.

Cette vie fut la mienne pendant près de deux mois. En Janvier, après l’année la plus propice aux breaking news dont nous puissions avoir le souvenir, j’ai décidé de remonter le temps. J’ai désactivé tous mes abonnements numériques, débranché Twitter et autres réseaux sociaux, et je me suis abonné à trois journaux — The Times, The Wall Street Journal et mon journal local, The San Francisco Chronicle — ainsi qu’à un hebdomadaire, The Economist.

Suite à cette décision, j’ai principalement suivi les informations sur papier, et l’ascétisme que je m’imposais autorisait néanmoins les podcasts, les newsletters par mail et les long formats (livres ou articles de magazines). Pour faire simple, je m’essayais aux slow news [ndt : initialement slow jam the news]— je souhaitais toujours être informé, mais je cherchais des format propices à la profondeur et la précision plutôt qu’à la rapidité.

Cette expérience a changé ma vie. Désactiver le bourdonnement de la machine à breaking news se trouvant dans ma poche m’a libéré d’un monstre avec lequel j’avais une ligne directe, toujours prêt à perturber ma journée avec des informations incomplètes.

Aujourd’hui, je suis moins accro et moins stressé par les actualités et je suis mieux informé (même si il y reste quelques angles morts). Je suis presque honteux du temps libre que cela m’a libéré — en deux mois, j’ai pu lire une demi-douzaine de livres, j’ai commencé la poterie et je suis (je crois) devenu un époux et un parent plus attentionné.

Plus que tout, j’ai réalisé le rôle que j’avais en tant que consommateur d’actualités dans l’environnement estropié de l’information numérique.

Il nous a fallu trop de temps ces dernières années pour découvrir que la numérisation de l’information ruinait la manière dont nous la digérions collectivement. La technologie nous a permis de nous enfoncer dans nos bulles, en exacerbant la désinformation et la polarisation, habituant la société à la propagande. Avec la fabrication de faux extraits audio ou vidéo par des intelligences artificielles aussi facilement que pour le texte, nous entrons dans une galerie des glaces dystopique, que certains appellent “l’apocalypse de l’information.” Et notre réaction est de nous tourner vers nos gouvernements ou vers Facebook pour trouver une solution.

Mais vous ne pensez pas qu’on a un rôle à jouer, vous et moi ? Lire uniquement les actualités dans la presse papier peut être considéré comme extrême et ne conviendra pas à tout le monde. Mais cette expérience m’a appris plusieurs leçons sur les dangers du numérique et comment les éviter.

Je distille ces leçons en trois consignes, paraphrasant la manière dont l’écrivain Michael Pollan jadis délivrait des conseils en nutrition : Lisez les infos. Pas trop rapidement. Évitez les réseaux sociaux.

Lisez les infos

Je sais ce que vous vous dites : Écouter un journaliste du Times vanter les mérites du papier c’est comme si Groquik [ndt : initialement Count Chocula] vous conseillait pour le petit-déjeuner. Vous vous demandez aussi si je ne prêche pas les convaincus; les lecteurs de cet article n’aiment-ils déjà pas le papier ?

Pas forcement. Le Times a près de 3,6 millions d’abonnés payants, mais à peu près trois quarts n’ont souscrit qu’à l’offre numérique. Durant l’élection de 2016, moins de 3% des américains ont cité le papier comme leur source principale d’information sur la campagne; pour les moins de 30 ans, le papier était la source la moins importante.

J’ai presque 40 ans, mais je ne suis pas si différent. Même si je suis les actualités avec assiduité depuis mon enfance, j’ai toujours aimé les voir sur un écran, accessible sur simple appui d’un bouton. Au travers de expérience que je décris, j’ai quand même trouvé des choses à redire sur le papier. Les pages sont trop grandes, la police est trop petite, l’encre est baveuse, et comparé à un smartphone, c’est beaucoup plus difficile à consulter à la volée.

Le papier offre également un variété de contenus plus réduite que ce que l’on peut trouver en ligne. On ne peux pas avoir BuzzFeed, Complex ou Slate sur papier. En Californie, on ne peut même pas obtenir le Washington Post en papier. Et le papier est cher. A extérieur de New York, après les réductions de la première année, un abonnement quotidien au Times vous coûtera $81 [ndt : 65€] par mois. Sur un année, c’est plus ou moins le prix du meilleur téléphone d’Apple.

Et qu’est-ce qu’on obtient à ce prix-là ? Les infos. Ça semble évident avant d’essayer pour de vrai — et que l’on se rende compte à quel point ce qu’on lit en ligne n’est pas de l’information, mais plutôt un flux continu de commentaires, qui pervertit notre compréhension du monde plus qu’il ne l’illumine.

Je l’ai d’abord remarqué lors de l’accord des Démocrates pour mettre fin au government shutdown fin janvier. Sur les unes du 23 janvier, l’accord était présenté de manière claire : “Fin du shutdown, sur fond de conflit à propos des ‘dreamers’”. Ce titre du Times apparaissait aux côtés d’une analyse des calculs politiques entourant cet accord.

Beaucoup d’opinions citées dans cette analyse peuvent se trouver sur Twitter ou Facebook. Mais la différence se situe dans la manière de les mettre en valeur. En ligne, les commentaires précèdent les faits. Si vous avez suivi le shutdown sur les réseaux sociaux, vous avez surement vu des personnalités politiques et des experts évaluer l’accord avant même d’en connaître les détails.

“Je suis très déçue que l’accord de ce jour échoue à protéger les Dreamers. Ils méritent bien plus de la part des dirigeant du seul pays que beaucoup d’entre eux considèrent comme le leur” — “Je veux voir le gouvernement ré-ouvrir autant que n’importe qui, mais cette proposition de loi échoue à corriger la faute morale que nous devons résoudre. C’est pour cela que j’ai voté contre.”

En ligne, ce comportement est monnaie courante. Sur les réseaux sociaux, chaque sujet d’actualité vous est amené prédigéré. On ne poste pas simplement des articles — on poste son avis sur le sujet, en citant les extraits de l’article qui nous donnent raison, évitant ainsi à l’audience d’avoir à s’y plonger pour en tirer leur propre avis.

Rien de mal à être exposé à plusieurs nuances d’opinion. Et lire uniquement la version papier peut causer un sentiment d’isolement; je me suis senti à plusieurs reprises trop éloigné de ce que les hordes d’internautes pouvaient penser de l’actualité.

Néanmoins, en ligne, la proéminence du commentaire par rapport à l’information renverse dangereusement la logique. Il s’agit de notre allégeance à la foule-à ce que d’autres disent de l’information, plutôt que l’information en elle-même-qui nous rend vulnérables à la désinformation.

Pas trop rapidement

Depuis 2013 et les attentats du marathon de Boston suivis d’une semaine de théories du complot dans les médias, on sait que les breaking news sont bancales. Comme je l’ai clamé à l’époque, la raison est technologique.

La vie réelle est lente; pour savoir ce qui s’est réellement passé et donner un contexte à l’information, des professionnels doivent prendre le temps de le faire. La technologie est rapide. Les smartphones et les réseaux sociaux nous apportent les faits plus rapidement que nous sommes capables de les comprendre, laissant la désinformation et la spéculation combler les lacunes.

Et c’est de pire en pire. En naviguant dans un écosystème d’applications et de réseaux sociaux, les médias se sentent contraints de publier toujours plus rapidement. Aujourd’hui, lors qu’une information est publiée, on reçoit tous une alerte, parfois avant même que l’ensemble des faits soient connus. On est donc amenés à se rendre sur Internet, pas seulement pour être au courant de ce qu’il s’est passé, mais pour essayer d’y voir plus clair.

De ce point de vue, le journal papier était une bénédiction. Mes informations avaient un jour de retard, mais entre l’apparition des faits et la réception du journal, des centaines de professionnels expérimentés avaient fait le gros du travail pour moi.

En face de moi, je n’avais plus que l’expérience de lecture de l’information. Simple, déconnectée et ritualisée, loin de la charge cognitive liée au fait de me demander si je ne suis pas en train de lire un flagrant mensonge.

L’autre surprise fut la sensation que le temps se ralentissait. Un des aspects les plus étranges des dernières années fut la manière dont “une tornade d’infobésité avait embrouillé chez les Américains la notion du temps et de la mémoire ”, comme l’avait formulé mon collègue Matt Flegenheimer l’année dernière. En produisant un concentré quotidien d’information, le journal papier soulage cette sensation. Il y a toujours beaucoup d’informations, bien sûr — mais lorsqu’on ne le lit qu’une fois par jour, le monde semble être circonscrit et compréhensible plutôt qu’être une vague suite de gros titres perdus sur un écran de téléphone.

Il n’est pas nécessaire de lire un journal papier pour se rendre compte de cela; on peut créer son propre rituel en regardant une application une seule fois par jour, en lisant des newsletter comme Axios, ou en écoutant un podcast quotidien. Ce qui est important, c’est de choisir un canal d’information qui place le traitement approfondi de l’information avant la vitesse de parution.

Plus important encore : désactiver les notifications. C’est une distraction qui nourrit un sentiment constant de paranoïa fragmentaire sur le monde qui nous entoure. De plus, elles sont inutiles. Si quelque chose de vraiment important se passe, vous serez au courant.

Eviter les réseaux sociaux.

C’est la règle la plus importante de toutes. Après avoir lu des journaux papiers pendant plusieurs semaines, j’ai commencé à comprendre que ce n’était pas les journaux qui étaient géniaux, mais plutôt les réseaux sociaux qui étaient nocifs.

A peu près n’importe quel problème de compréhension de l’information de nos jours — et que nous continuerons à avoir — est exacerbé lorsque celle-ci est soumise aux troupeaux présentes sur les médias sociaux. Les incitations endémiques de Twitter et Facebook favorisent la rapidité plutôt que la profondeur, les hot news plutôt que les faits et la propagande chevronnée plutôt que l’analyse bienveillante.

Il n’est pas nécessaire de lire un journal papier pour avoir un meilleur rapport à l’information. Mais, par pitié, cessez d’utiliser Twitter et Facebook comme sources d’information principales. En fin de compte, tout le monde aura à y gagner.

A propos de moi : Mon nom est Assen Lekarsky et je suis le co-fondateur de newspayper, la startup qui met le numérique au service de la presse papier. N’hésitez pas à vous renseigner sur le projet via notre site ou sur Twitter et Facebook (oui c’est assez ironique).

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Assen Lekarsky
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