Le data-peintre et le data-poète

Guillaume Meigniez
Nightingale
7 min readMay 7, 2020

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Qui sont les artistes des données ? Quelques pistes de réflexion sur les données comme matériau pour la création.

En Europe au XIXe siècle, un genre de poésie appelé symbolisme émerge en opposition aux naturalistes et à leur approche concrète du monde jugée trop rationnelle. Les artistes qui adhèrent à ce nouveau mouvement partagent l’idée que la poésie ne peut se réduire à la description du réel, mais doit passer par des sonorités qui évoquent des images abstraites. Cependant, leur matériau de base leur complique la tâche.

Contrairement aux pigments colorés du peintre qui peuvent évoquer une idée mais ne signifient rien, le mot lui est lié à la réalité par sons sens, et ce sens peut varier ou s’éteindre au cours des siècles. Une défiance envers la langue grandit donc parmi les poètes fin XIXe. Que restera-t-il de la beauté de leurs poèmes dans 100 ans ?

Les symbolistes décidèrent de résoudre ce problème en utilisant des mots plus rares, ou déjà éteints. Ainsi, les images qu’ils créent sont et resteront abstraites.

À l’ère de la société numérique, nous consommons chaque jour un flot de données émis en continu par des capteurs puis transformé en flot d’information pour qu’il nous soit intelligible. Par conséquent, il a fallu que le domaine de la visualisation de données gagne en popularité aussi vite qu’a grandi notre besoin de compréhension.

Du fait de l’omniprésence des données dans nos vies, et en réaction à la rationalité parfois démesurée des communautés de visualisation de données, une nouvelle forme d’art est apparue. C’est l’art des données. Le matériau de base n’est plus le pigment ni les mots mais les chiffres, les listes et les fichiers informatiques.

Or les données ont, comme les mots, un statut particulier. Leur sens est un pont vers la réalité. Mais à la différence des mots, elles sont noyées dans un océan d’autres données. Tandis que dans la langue anglaise, il existe 505 000 mots, on génère 1,5 Mo de données par seconde et par personne dans le monde. Chaque donnée aussi signifiante soit-elle voit donc son sens effacé par les milliards de milliard d’autres données. Comme les poètes qui ont inventé le symbolisme, l’artiste des données travaille avec un matériau signifiant mais dont le sens s’éteint.

Les données restent plus proche des pigments que des mots dans leurs représentations. Elles sont rarement discernables des autres données qui les entourent. Et on dessine un diagramme à barres comme un peintre donne un grand coup de pinceau sur une toile.

L’artiste des données est donc face à cette dualité du matériau. Il a un choix à faire quant à l’importance qu’il donne à la signification de la donnée. S’il s’en affranchit il choisit de se rapprocher du peintre. Mais s’il l’accueille et l’interroge, il se rapproche du poète. Tout comme les symbolistes, il se place dans un entre deux. D’un côté sa liberté de créer et de l’autre les contraintes imposées par son matériau.

D’un côté du spectre, les data-peintres créent des impressions décorrélées du sens de la donnée. Ils s’affranchissent de la réalité gravée dans leur matériau, et laissent place à l’expression de leur liberté d’artistes. Bien que leur sujet ne soit pas la donnée, elle colore toujours leur travail dans son ensemble. Et le résultat de leurs créations traduit tout de même de manière abstraite les phénomènes macroscopique des données qu’ils utilise. Refik Anadol et ses Data Paintings , ou Kirell Benzi semblent répondre à cette définition de l’artiste. Ils sont parfois injustement critiqués pour ne pas avoir assez interrogé les données.

De l’autre côté, les data-poètes ont pour sujet notre rapport aux données et leur lien avec la réalité. Dans le processus créatif, ils donnent un peu de leur liberté en se fixant comme contrainte la signification de leur matériau. Ils représentent les données et proposent une réflexion sur leur aspect. Ils peuvent aborder des sujets tels que la nature des données, la vie privée dans la société, la manipulation des représentations, l’illettrisme des données, ou l’écart entre la réalité et ses observations.

Quelle que soit leur place sur le spectre data-peintre — data-poète, les data-artistes partagent le même doute des dogmes des communautés de visualisation de données et de data science.

C’est difficile à dire s’il existe des data-peintres et des data-poètes comme définis ci-dessus. Les artistes des données se définiraient quelque part entre les deux, et auraient à redire sur la simplicité de la classification. Mais il existe certainement des data-peintures et des data-poèmes. En voici quelques exemples :

Data-peintures

Imagined Time par Laurie Frick

À travers une série de collages, Laurie Frick donne à voir et à sentir les effets du passage du temps. Laurie Frick ne pose pas de questions, et retransmet son ressenti sur le monde via un ensemble d’unités colorées qui défilent dans notre quotidien. Sur son site internet, on peut lire la simple phrases suivantes :

Imagined Time, found cut and handmade paper on panels, a series based on the memory and experience of time.

Wildfire Progression par Adrien Segal

Dans ce projet, Adrien Segal trouve de nouveaux moyens de représenter les données de la propagation des feux de forêt en Californie. Elle sculpte les variations de propagation sous forme de cendres esthétisées qui évoquent l’effet destructeur de l’Homme sur son environnement. D’après elle :

Sculpture is an aesthetic language I use to bridge the gap between reason and emotion […] my artwork synthesizes scientific research from information into knowledge through an intently subjective human experience.

Data-poèmes

Projets interactifs par Ying Gao

Dans Incertitudes comme dans d’autres de ses projets, l’artiste canadienne Ying Gao explore l’intangible des données. Elle tente de restaurer l’humanité des robes conceptuelles qu’elle crée grâce aux données invisibles qui nous entourent. Certaines robes s’animent quand on les regarde, d’autre attendent qu’on arrête de réagir pour se mettre en mouvement. L’artiste interroge notre rapport au numérique qui crée un regard extérieur permanent. Elle dit :

C’est une manière d’inciter les gens à rester inexpressifs, stoïques, sans réactions. Je pense que c’est tout le contraire de ce que la société nous demande aujourd’hui. […] Nous sommes vraiment sollicités à réagir à tout moment.

L’homme hypermoderne est un être de l’ici et maintenant, pressé par la logique urgentiste, angoissé par le futur.

Visualisations de données par Mona Chalabi

En tant que journaliste des données, Mona Chalabi dessine des visualisations de données sous forme d’illustrations. À travers ses représentations, elle cherche à inclure le sujet qui est non-pas la source des données mais les lecteurs de la visualisation. Elle joue avec les représentations pour lutter contre l’illettrisme des données et la désinformation. Comme Giorgia Lupi et Stephanie Posavec, elle adopte une approche data-humaniste, et critique l’aspect sacré de la visualisation de données classique. D’après elle :

Part of the purpose of creating hand drawn illustrations is that I want people to question it. Because the truth is that there is a high degree of imprecision in data. […] In each statistics you see, the truth lies somewhere in the perimeter around that number.

À la recherche du symbolisme et de l’émotion évoquée, les artistes des données ont commencé par exterminer les axes et les légendes. De la même manière que les poètes symbolistes tuèrent le langage et la compréhension. Les data-artistes ne décrivent pas, ils évoquent des images en construisant des abstractions du monde.

À propos de l’auteur

🙋‍♂️ Hello there! Merci d’avoir lu jusqu’ici, moi c’est Guillaume Meigniez, membre de la Data Visualization Society, et explorateur improvisé de l’esthétique numérique! 🙂

C’est quoi pour vous un data-artiste ?

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Guillaume Meigniez
Nightingale

Data Visualization Developer and Designer working as a Front End Developer in Paris. http://www.guillaumemeigniez.me 🇫🇷