Endless June

Tim Ravec
Nouvelles de Tim Ravec
9 min readMay 4, 2018

Les champs de blé dégagent une odeur d’été. Joyeux anniversaire, Junebug.

Partie 1 : Endless June

— Tu dépenses beaucoup d’eau pour une simple assiette.

Le ton d’Emma est taquin. Je la vois me regarder sur le côté avec un air badin. Je passe mes doigts dans l’eau tiède, et d’une pichenette en propulse sur son visage. Elle se protège avec son chiffon en riant. Je lui réponds.

— De quoi je me mêle ! Elle n’est pas rationnée, ici.

— C’est vrai. C’est juste étonnant, venant du roi de l’efficacité.

Elle me donne un petit coup de coude avant de me prendre l’assiette des mains et de commencer à l’essuyer. Son épaule reste contre moi. Je lui jette un autre regard. Elle a l’air subitement pensive.

— On devrait leur offrir un lave-vaisselle.

— Emma, tes parents haïssent la technologie. Rappelle-toi leur réaction quand j’ai essayé de leur acheter une aide ménagère pour leurs noces d’or.

— Michael soyons honnête, cette génération de robots était perturbante. Peut-être qu’ils accepteraient une technologie plus basique et moins, euh… Mobile.

— Peut-être.

Elle soupire. Une mèche de cheveux châtain court le long de sa nuque. Je me penche pour l’embrasser. Je peux presque sentir les poils se dresser par le frisson que je déclenche chez elle.

L’eau coule sur mes doigts. Le soleil vient nous caresser les bras par la fenêtre en face de nous. La chaleur rassurante d’Emma toujours contre moi, je regarde les champs à perte de vue. Tout est parfait.

Des bruits de pas. La magie n’est pas brisée, mais mise en sourdine. C’est Yvone. Elle porte avec peine deux plats presque vides. Dans le premier, les reste d’une belle dinde. Dans l’autre, de l’écrasé de pommes de terre. On dirait presque un repas de Thanksgiving alors que nous sommes en plein été. C’est l’anniversaire de ma Junebug. C’est elle qui décide.

— Merci pour le coup de main les enfants. Papa nettoie la table. On sort le gâteau…?

Emma pose l’assiette, se sèche les mains avec le torchon et s’adresse à moi.

— Tu peux aller chercher June, s’il te plaît ?

Je m’essuie les mains et sors de la maison. La lumière m’éblouit. Trouver June s’avère facile.

Il suffit de repérer le cerf-volant, et de suivre le fil.

Qu’elle a l’air concentrée ! Elle a les yeux de sa mère. Comme d’habitude, quand on vient voir ses grands-parents, sa salopette est sale et des feuilles constellent ses cheveux.

— Junebug ! C’est l’heure du gâteau !

— Encore un peu, papa !

Je soupire. Je ne devrais pas céder, mais bon… Je m’approche d’elle et m’assieds non loin.

— Cinq minutes, pas plus.

Son cerf-volant est rouge.

Le vent fait vibrer sa toile en produisant ce bruit typique.

Vrrrrr.

Je vois un petit bout de langue dépasser de la bouche de Junebug alors qu’elle manie les deux poignées du cerf-volant. Un drone de surveillance des récoltes s’approche de l’objet, curieux, puis s’éloigne sans un bruit.

Je m’allonge dans l’herbe et regarde les quelques nuages blancs.

— Papa ?

— Mmh ?

— Je me demandais…

— Oui ?

— Pourquoi on ne voit jamais tes parents ?

Je soupire. Elle avait neuf ans. Elle était bien assez grande.

— Eux et moi on ne s’entend pas vraiment, ma Junebug.

— Pourquoi ?

Comment parler à ta fille des innombrables bouteilles sur le sol, des cris, des coups ?

— C’est… Une longue histoire. Ce sont des gens qui souffrent beaucoup. Parfois, cela rend difficile de se fréquenter.

Un petit silence. Le cerf-volant tombe dans le champ.

— Est-ce que ça veut dire qu’un jour on ne se parlera plus..?

Oh non.

Je me relève et la serre dans mes bras. Fort.

— Personne ne pourra nous séparer, Junebug. Je t’aime très très fort. Et maman aussi, tu sais.

Ses petits bras me serrent tellement que j’imagine les jointures de ses coudes en devenir blanches.

— Je t’aime, papa.

— June ! Michael !

— Ta mère nous appelle, on devrait se dépêcher !

Beau-papa a fermé les volets du salon. Belle-maman a éteint les lumières à notre arrivée. Emma a commencé à chanter, le gâteau constellé de bougies dans les mains. Happy birthday to you, Junebug. Les yeux de ma petite chérie sont aussi brillants que les petites flammes dansant sur leurs mèches.

Le gâteau est posé sur la table. June souffle pour éteindre les bougies. Elles ne s’éteignent pas.

Partie 2 : Endless June

— Tu dépenses beaucoup d’eau pour une simple assiette.

Je fronce les sourcils. D’après mes souvenirs, la maison des parents d’Emma n’est pas sujette aux restrictions d’eau qu’on peut voir d’un bout à l’autre du pays.

— Tu trouves ?

— Ne fais pas cette tête ! C’est juste étonnant, venant du roi de l’efficience.

Son petit coup d’épaule me fait sursauter. Elle le remarque et s’éloigne légèrement.

— Donne-moi cette assiette, tu vas finir par la noyer.

— Oh, désolé, tiens.

Nous retombons dans le silence. Mes mains brûlent un peu, à cause de la fenêtre devant l’évier qui fait comme une loupe avec cet implacable soleil d’été. Je regarde Emma en coin. Elle a l’air subitement pensive.

— On devrait leur offrir un lave-vaisselle.

Quelque chose me gêne, sans que j’arrive à trouver quoi. Un sentiment qui gratte, au fond de mon crâne.

— Michael ?

— Mmh ?

Elle soupire. Une mèche de cheveux châtain est collée par la sueur le long de sa nuque.

— Non, rien.

Des bruits de pas. C’est Yvone. Elle porte avec peine deux plats presque vides. Dans le premier, plusieurs tranches d’un rôti de veau. Dans l’autre, des haricots blancs à la tomate.

— Merci pour le coup de main les enfants. Papa nettoie la table. On sort le gâteau…?

Emma pose l’assiette, prend le torchon, se sèche les mains et s’adresse à moi.

— Tu peux aller chercher June, s’il te plaît ?

Elle ne sourit pas. Elle aurait du sourire. L’espace d’un instant, je vois deux Emma. L’une me regarde avec cet air neutre, et l’autre sent le soleil et la joie. Je m’essuie les mains et sors de la maison.

La lumière blesse mes yeux.

Au début, je ne trouve pas June.

Il suffit pourtant de repérer le cerf-volant.

Je finis par le voir. Il est bien trop haut dans le ciel. Je suis du regard le fil et je tombe enfin sur ma fille.

Son air est sérieux. Sa robe est un peu sale sur le coin, et ses couettes commencent à se défaire.

— Junebug ! C’est l’heure du gâteau !

— Encore un peu, papa !

Je soupire.

— Papy et mamy ont hâte de le manger avec toi, tu sais. Viens ma chérie, on pourra faire du cerf-volant autant que tu veux après.

Elle ne proteste même pas. Pas vraiment.

Vrrrr… toc.

Un atterrissage un peu brutal, mais pas de casse. June enroule avec soin le fil des poignées, puis prend le cerf-volant sur son dos.

Nos pas bruissent contre l’herbe.

— Papa ?

— Mmh ?

— Je me demandais…

— Oui ?

— Est-ce que tu es heureux ?

Mon cœur se retrouve cent mètres sous terre.

— Pourquoi tu me poses cette question ?

— Pourquoi tu pleures des fois le soir ?

Mes jambes deviennent d’inutiles morceaux de plomb. Comment parler à ta fille des innombrables doutes, des oreilles qui bourdonnent, des cicatrices ?

— C’est… Compliqué. Parfois les gens peuvent être heureux et beaucoup souffrir.

— Est-ce que ça veut dire qu’on te fait souffrir ?

Oh non.

Je la serre dans mes bras. Fort.

— Tu es la personne la plus importante de ma vie, Junebug. Et ta maman est la seconde.

Sam a fermé les volets du salon. Yvone a éteint les lumières.

Emma a commencé à chanter, le gâteau constellé de bougies dans les mains.

Happy birthday to you, Junebug.

Attendez.

Happy birthday to you, Junebug.

Attendez attendez attendez.

нαρρу вιятн∂αу тσ уσυ, נυηєвυg.

Comment je suis arrivé là ? Je parlais à June, et…

H͏̪̭̤͉̹̜ͅa̛͙͎̞̗̻p̪͍͙͜ͅp͇͕̫͇͝ͅy̰̘̟ ̡̝̜͇̫̯̳b̜̪̯̤i̱̠̰̰̗̩͠r̳̯̭̠̼t҉̪͉̜h̖̝̱̼͔̼͉d̷̥̥͕͍̬a͉͉̥̥͙̩͚y̨̻̹̬͍ t̲͚̻ͅọ͙͈͚ ͔͓͔̥̜̪͞yo̜̟u̷̞,̴̖ ͚̻̼̱͜J̜̯̞͇u̵n̹̺eb̘̮͘u̵̪̗̰̜̱g̮̰̣̣̤̳.̖͞ ̥̻̺̜

Les flammes de ma petite chérie sont aussi dansantes que les petits yeux brillant sur leurs mèches. Le gâteau est posé sur la table. June soufflera pour éteindre les bougies. Elles ne s’éteindront pas.

Emma se retourne vers moi, inquiète.

— Espro le vivai gowde ?

— Que.. Quoi ?

— Michael. Espro le vivai gowde ?

Je dois avoir une attaque. J’ai lu un jour qu’un AVC pouvait faire perdre la faculté de comprendre la communication.

— Emma, je crois que je suis malade, appelle un médecin.

— Espro le vivai gowde ?

Je vois dans ses yeux que Emma a peur. Je la comprends, moi aussi. Je sens ma tête tourner. Mon cœur bat la chamade.

— Je crois que je fais une crise cardia-

Je n’ai pas fini ma phrase que je tombe dans le couloir. Le soleil tape contre le mur et le sol de la cuisine. Par la porte ouverte sur le jardin, je vois les champs onduler à perte de vue. Ma dernière pensée, je la réserve à ma Junebug.

Partie 3 : Mindless June

— Tu dépenses beaucoup d’eau pour une simple assiette.

Mes mains tressaillent. Bruit de faïence qui se brise. Des centaines de petits morceaux tombent dans l’évier, sur le sol. Emma ne sursaute pas. Elle reste simplement là, immobile. Le vent qui caressait l’herbe a disparu. Le soleil se couche en quelques secondes. Tout est silencieux.

Tout devient noir autour de moi.

— Je crois qu’il est temps de faire une pause, Michael !

Je tressaute au son de la voix. C’est celle de ma femme. Sans l’être.

— Qui êtes-vous ?!

— Bonjour, Michael. Je m’appelle EMMA.

— Tu n’es pas ma Emma.

— Mon nom est EMMA. Je suis une intelligence artificielle générale de troisième génération élaboré par Thoughts System. Tu veux mon numéro de série ?

— … Où suis-je ?

— Dans la simulation.

— De quoi parlez-vous ?

— Nous avons reconstruit un morceau de ta vie. Le 24/06/2091, de 1:14 pm à 1:36 pm.

— Mais… Pourquoi ?

— Ce sont les instructions que tu m’as données.

— Je n’ai jamais demandé un truc pareil !

— Les inhibiteurs de mémoire font encore effet. Un peu de patience et tout redeviendra plus clair.

Soudaine douleur dans le crâne. Le gâteau est posé sur la table. June souffle pour éteindre les bougies. Elles ne s’éteignent pas.

— Je.. Ne te crois pas…

« Fais-moi revivre le dernier bon jour avec ma Junebug, s’il te plaît »

C’était ma voix, à moi, qui venait de prononcer ces mots. Avec des larmes dans la gorge. C’est le signal que mon cerveau attendait.

Le gâteau est posé sur la table. June souffle pour éteindre les bougies. Elles ne s’éteignent pas.

Le gâteau est posé sur la table. June souffle pour éteindre les bougies. Elles ne s’éteignent pas.

Le gâteau est posé sur la table. June souffle pour éteindre les bougies. Elles ne s’éteignent pas.

Le gâteau est posé sur la table. June souffle pour éteindre les bougies. Elles ne s’éteignent pas. June tousse. De plus en plus fort. Sa mère s’approche avec hâte d’elle.

— Ça va ma chérie ?

Un filet de sang coule sur le menton de ma Junebug. Elle s’essuie la bouche et regarde ses doigts devenus vermeils. Elle est terrifiée. Emma est terrifiée. Mes beaux-parents sont terrifiés. Je suis horrifié.

Tout me revient comme un marteau lancé dans mon orbite.

Le sang sur le gâteau Le trajet en toute hâte à l’hôpital Les examens Les masses noires et sinistres sur la radio L’air désolé du médecin « Depuis 85 on voit de plus en plus d’enfants à l’hôpital » Les machines qui font bip bip bip Ma Junebug devenant chauve Les yeux de ma chérie qui s’emplissent de peur et de souffrance Le dernier rire Le dernier sourire Le dernier câlin Les machines qui font bip bip biiiiiiiiiiiiii-

J’aurais aimé pleurer.

— Je suis là depuis combien de temps ?

— Dans les 260 000 heures. Un peu moins de 30 ans.

Un autre flash de mémoire. L’enterrement de June. Le tout petit cercueil. Les beaux-parents qui suivent peu après. L’alcool. Je me regarde dans un miroir, je vois mon père. Emma part. Je la comprends. Trop dur. Trop dur.

— Oh mon dieu.

— Je sais. D’habitude, tu préfères retourner dans la simulation quand tu te rappelles, mais comme tu as remarqué, les choses commencent à dégénérer et ça excède mes capacités médicales.

— …

— Tu as des tumeurs qui poussent dans ton cerveau et qui pressent contre des choses sur lesquelles il est bon de ne pas presser. Sans traitement tu vas probablement mourir dans la semaine. Je demande donc ta permission pour stopper la simulation et appeler une ambulance.

La naissance de June. Son premier pleur, ses bras minuscules agitant l’air. La promenade en calèche avec Emma. Le cheval qui ruinait toute ambiance romantique avec sa défécation permanente. Quand Yvone m’avait étreint et tapoté dos. Quand Sam avait fait ce que mon propre père n’avait jamais fait. « Je t’aime, mon grand ». Ma Junebug. Ses rêves de ciel. De science. D’aventure.

Le vent dans l’herbe de ce petit coin d’Ohio. Les rêves dans notre appartement.

Soupir.

— Permission refusée. Redémarre la simulation.

— Okidoki !

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