Hello Worlds

Tim Ravec
Nouvelles de Tim Ravec
17 min readNov 26, 2018

Un prof malade essaye de faire cours. Une scientifique agitée vient y mettre le bazar. Plusieurs litres de bière. Platon et sa foutue cave.

Scène 1 : L’éthique et le cachet

— Nous sommes en 1942, vous êtes Oppenheimer et venez de découvrir le plutonium. Vous savez que communiquer ces résultats entraînera très probablement la création d’armes qui tueront des milliers, peut-être des millions de personnes. Que faites-vous ?

Les étudiants dans l’amphithéâtre regardèrent leur professeur avec perplexité. Ils venaient à peine de s’installer.

Robert Campbell se tenait appuyé contre son bureau. Il portait un chino beige et une chemise blanche dont il avait remonté les manches. Sa veste légère bleue marine était posée avec soin contre le dossier de sa chaise. On ne pouvait lui donner plus de trente ans, malgré le teint cireux qui était le sien actuellement.

Le seul son qu’on entendait était celui d’un cachet effervescent se décomposant dans le verre d’eau posé sur le bureau du professeur. Campbell observait néanmoins ses étudiants d’un regard attentif.

Une jeune femme au troisième rang leva la main.

— Karen ? Je vous écoute.

— Est-ce que c’est un entraînement pour le partiel ?

Robert poussa un gros soupir, saisit le verre et le porta à ses lèvres. Le liquide amer et pétillant coula un instant sur sa langue. Il ferma les yeux une seconde, puis reprit.

— Pourquoi, selon vous, cette université dispense un cours d’histoire pour les secondes années en filière scientifique ?

Karen ne répondit pas. Ses camarades se mirent à chuchoter. L’un d’entre eux leva enfin la main. Il avait des tâches de rousseur partout sur le visage, un air suffisant et le cou gras. Robert dut réprimer une grimace. Brant Weiss. Il l’invita à parler d’un signe de tête.

— C’est une manière facile de nous donner des crédits ?

On pouffa.

— Monsieur Weiss. Dieu sait que vous en auriez besoin. Puisque vous avez cru bon de vous manifester, vous allez répondre à la question. 1942. Oppenheimer. Bombe atomique. Go.

— Alors je prends les rapports sur la découverte, et je me débrouille pour vendre à la Russie, à la Chine et aux États-Unis avant de partir me dorer au Mexique.

Quelques étudiants rirent, d’autres roulèrent des yeux. Weiss semblait très content de lui.

— Merci Brian. Vous venez juste de prouver pourquoi nous donnons ce cours d’histoire des sciences. Pour éviter que les gens à la fin de leurs études finissent… Comme vous. Immatures. Apathiques. Karen ! Dites-nous ce que vous en pensez.

— Et bien… Je ferais mon possible pour éviter une chose aussi malfaisante.

— Vous empêchez donc la création de la bombe atomique ?

— Je… J’essaye, oui.

— D’accord. Disons que vous y arrivez. Le projet Manhattan est abandonné. Nous payons le prix, mais nous gagnons la guerre en 1946. C’est pas si mal, non ?

— Je suppose…?

— Des milliers de soldats américains meurent au Japon entre 45 et l’armistice. Des gamins de moins de 20 ans. Au-delà du drame humain, c’est d’autant moins de bras pour reconstruire l’économie de notre pays. Les Russes ont la bombe, eux. La guerre froide va devenir très vite très chaude. Voilà ce que vous venez de décider.

— Je…

— Ne vous inquiétez pas, Karen. Il n’y a pas de bonne réponse, et c’est là ce que j’essaye de vous communiquer.

Au vu des aller et retour qu’il faisait devant sa classe, le professeur Campbell se sentait manifestement mieux.

— Vous êtes destinés à devenir les scientifiques, les ingénieurs de demain. Et vous aurez à faire des choix. Des choix difficiles, parfois impossibles, et rien ne vous prépare à ça. Ces moments graves, il faudra apprendre à les reconnaître. Il n’y aura pas de musique dramatique. Pas d’hommes et de femmes pendus à vos lèvres, l’air anxieux. Vous serez seuls devant votre table de bureau. Un café fumant. Votre beignet préféré. Vous penserez qu’il faut aller chercher votre gosse plus tôt ce soir-là. Vous anticiperez le vendredi qui arrive.

Robert regarda ses étudiants. Ils étaient absorbés par ses paroles.

— Vous travaillerez sur une chose qui tuera des millions d’innocents, et pourtant tout aura le goût terriblement confortable de la routine.

Le professeur arrêta son va-et-viens un instant pour regarder par la fenêtre. Il faisait si beau.

— La Solution Finale, la bombe atomique, Guantanamo… Ils ont ça en commun. D’avoir été pensés, ratifiés dans la sécurité de petites pièces aseptisées. Par des ingénieurs. Des scientifiques. Des bureaucrates éloignés de la réalité.

Plus personne, même Weiss, n’osait parler. Campbell regardait encore par la fenêtre, les mains dans les poches.

— Dans cette salle se trouve peut-être le responsable du prochain grand massacre. Vous devrez faire des choix, et vous débrouiller pour n’avoir jamais à dire cette phrase, la pire phrase du monde.

Sa tête lui faisait mal, sa bouche était pâteuse.

— Quelle phrase, professeur Campbell ?

Sourire. Si Weiss donnait du “Professeur Campbell”, c’est que son petit numéro marchait et ce malgré la gueule de bois. Robert s’approcha de ses étudiants et s’appuya sur une table du premier rang.

— Cette phrase. “Je n’ai fait qu’obéir aux ordres”.

L’effet de ce petit discours était génial. Enfin, ça l’aurait été si la porte de l’amphithéâtre n’avait pas été ouverte à la volée par une jeune femme complètement agitée.

— Bobby !

Elle était grande. Cheveux noirs, peau cuivrée. Elle portait un mini-short en jean et des baskets montantes. Le t-shirt noir à l’effigie d’un groupe de Heavy Metal avait un col large laissant apparaître une bretelle de soutien-gorge. Une tenue qui n’aurait rien eu de choquant sur une étudiante, un peu plus sur une doctorante-enseignante telle que Neera Trujillo.

Le professeur Campbell haussa un sourcil.

— Que fais-tu ici ?

Il était presque sûr qu’elle était habillée comme la veille. Neera courut, vola presque, pour descendre les marches et d’arriver au niveau de Campbell. Elle se jeta dans ses bras et le serra de toutes ses forces.

— Bobby ! Ça a marché, t’es un génie !

Scène 2 : La saveur du génie

Neera tira Robert hors de son amphithéâtre en riant. Il avait à peine eu le temps d’indiquer à ses étudiants quoi lire pour le prochain cours qu’il était dehors, ébloui par le soleil baignant le main quad de Stanford. Le soleil chauffait les pierres et l’air sentait l’herbe brûlée. Il était trois heures de l’après-midi, et ils étaient presque seuls dehors.

— Neera !

Robert chercha a retenir la main de la jeune femme, et de la tirer gentiment vers lui.

— Explique-moi, s’il te plaît.

Pour toute réponse, elle mis ses bras autour de son cou et l’embrassa. Sa langue était comme une caresse de satin électrisante. Il la prit par la taille. Elle le repoussa contre le mur de pierre et se colla à lui quelques instants, les mains toujours sur son visage. Leurs lèvres se cherchaient de manière incessante. Le son des grillons. Gloussements de la jeune femme. L’insouciance de l’été, même ici, même en entendant au loin la rumeur omniprésente des voitures.

Elle s’écarta.

— On y est arrivé. Viens voir. Tu avais raison, Bobby.

— Mais… raison sur quoi ?

Le futur docteur Trujillo fronça les sourcils et sourit.

— La compression ! Le JPEG ! Les mondes flous ! Tu te rappelles ?

Robert Campbell eut un moment de confusion, puis il se rappela. C’était hier soir. Pendant la soirée.

Robert Campbell ne pouvait s’empêcher de prendre un moment pour souffler lors de ces soirées. Les vagues sur ses pieds. Le vent. Le son de rires non loin… La nuit était belle.

Il n’était pas asocial, mais difficile de disputer son status d’introverti.

Ces fêtes étaient une tradition de certains des plus jeunes enseignants-chercheurs de Stanford. Deux ou trois glacières remplies de viande et de bière, du pain à hamburger, des chips. Ils allaient s’installer sur une plage peu connue et passaient une soirée loin des étudiants et des membres du personnel les plus guindés.

Tout près des vagues, Annette Villalta, Teacher Assistant en micro-économie, enchaîna deux saltos arrière sous les cris d’encouragement de Lampert (microbiologie) et Fickes (droit privé). Eric Pollack (physique spécialisée dans la mécanique) continuait de touiller le feu. Ses cheveux étaient réunis dans une queue de cheval quelque peu filasse. Son regard était lointain. Il avait bien trop bu.

Campbell ne faisait pas non plus le fier ; il se surprit à tituber légèrement dans le sable en se dirigeant vers la flambée. Neera était assise non loin, ses yeux sombres fixés sur les flammes. Elle portait un mini-short, un t-shirt oversize et était globalement adorable. Sa tête bougeait sobrement au rythme des guitares et percussions crachées par la boombox de Pollack. Ses cheveux noirs dansaient légèrement sur son épaule nue. Vihann Muni, son assistant, semblait lui faire un monologue, une bouteille de bière à la main.

— On peut demander au docteur Montes, je sais qu’il n’a pas d’expérience en cours. Peut-être qu’on pourrait échanger des heures de supercalculateur. Ou alors on va voir le labo de Machine Learning de Facebook.

La mention de l’entreprise fit se redresser Neera, qui fronça les sourcils en regardant le feu.

— Nan, pas Facebook. Jamais. Je ne peux pas les saquer.

Muni fronça les sourcils, surpris de la véhémence de sa responsable.

— A ce point ?

— Tu aurais du l’entendre quand ils sont venus lui proposer de les rejoindre !

— Monsieur Campbell !

— Appelle-moi Robert, Vihann.

— Bobby !

Le visage de Neera s’éclaira quand le jeune professeur d’histoire vint s’asseoir à côté d’elle. Elle posa sa tête contre son épaule, et il passa la main dans son dos. Une odeur légère et cuivrée lui parvint et son cœur se serra un peu. Il devait bien se rendre à l’évidence d’un fait très simple. Elle était beaucoup trop bien pour lui.

Petite grimace de la doctorante, qui se redressa.

— J’aime pas Halestorm. Eric ! Tu peux sauter cette piste s’il-te-plaît ?

L’intéressé regarda sa collègue, soupira, et d’une pression sur un bouton de l’appareil, passa la piste. Un riff saccadé fut bien vite rattrapé par un cri grave et rageux. Neera sourit, Robert reconnu un des groupes de metal favoris de sa demoiselle.

— L’autre morceau ne me dérangeait pas. Au moins personne ne criait.

— Chiffe molle.

Eric Pollack regardait d’un air éteint le couple. Il sembla réfléchir un moment, puis il intervint.

— Vous êtes mignons, tous les deux. Un peu bizarres par contre. C’est comme la Belle et la Bête, sauf que Neera est à la fois la Belle et la Bête. Il doit plus te rester grand-chose, Bob. Mais vous êtes mignons.

Le professeur Campbell haussa un sourcil.

— Eric ? Qu’est-ce que tu veux dire par là ?

L’éminent docteur en physique répondit à son collègue par un bruyant rot. Les trois comparses regardèrent l’homme, interdits. Ce dernier soupira et s’effondra sur place. Dix secondes plus tard, ses ronflements enflaient et repartaient au son des vagues.

— Et donc… De quoi parliez-vous ?

— On a des soucis avec la simulation, m’sieur Camp — Robert. Les algos semblent bons, mais on a du mal à aller au-delà de la fabrication de la planète.

— Qu’est-ce qu’il se passe après ça ?

— Il se passe que tout explose, Bobby ! Les serveurs saccadent par manque de mémoire vivre, et peu importe le nombre de teraflop, on y arrivera jamais !

— La carte n’est pas le territoire.

Vihann, occupé à regarder dans sa bouteille s’il restait de la bière, tourna son attention vers le jeune professeur.

— De quoi?

— Ça vient d’un philosophe des années 30, Korzybski. Il a créé une discipline un peu foireuse, la Sémantique Générale, mais j’ai toujours trouvé la base sur laquelle il s’appuyait intéressante.

Neera allongea le bras pour atteindre la glacière. Elle en sortit trois bières et en lança une à Vihann.

— Accroche-toi, il est parti.

Campbell ne se rendait même pas compte des sarcasmes de sa petite amie. Il était complètement pris dans ses pensées.

— Votre problème, c’est de vouloir tout représenter. La citation complète de Korzybski parlait du langage. C’est “une carte n’est pas le territoire, une carte ne représente pas tout le territoire, une carte est auto-réflexive”. Ça me rappelle une théorie d’un chercheur à Oxford qui —

— Désolée chéri, mais en quoi ça nous aide ?

— Vous créez une simulation. Vous ne recréez pas le monde. Vous n’êtes pas obligés de tout recréer, et vous savez comment ?

— On a besoin d’une simulation complète, sinon ça marchera pas.

— Une carte est auto-réflexive. Si vous donnez l’occasion à la simulation de se résoudre elle-même, ça devrait marcher, non ? Un peu comme les images qui perdent de la résolution ?

— Les JPEG, chéri.

— Exactement. Quand on zoome on voit des bouts un peu moches et pixelisés, mais ce n’est pas grave car pour la plupart des applications c’est assez bien, non ? Pourquoi est-ce que, plutôt que de vous concentrer à faire une simulation parfaite, vous n’essayez pas de faire.. un monde flou ?

La doctorante fit une moue dubitative.

— Faire baisser la complexité de notre simulation lui fait perdre absolument tout son intérêt.

— Je n’ai pas dit de faire perdre quoi que ce soit ! Mais, euh… d’inférer le système par lui-même, tu vois ? La réalité objective pourrait tout à fait ne pas exister, qu’est-ce qu’on en saurait ? On est directement dans l’allégorie de la caverne !

Vihann leva la main.

— Monsieur Muni, une question ?

— Alors je voudrais juste dire que ça tombe très bien qu’on en parle, parce que j’ai vu ce nom sur un site qui expliquait Matrix et j’ai pas trop compris.

— Oh non. Tu viens de chasser Bobby et d’invoquer le Professeur Campbell.

— Imagine une caverne avec des hommes enchaînés dedans. Il sont plongés dans une pénombre constante. Ils ne voient pas l’extérieur, mais ils en reçoivent des bribes. Pas de soleil, juste le reflet de ses rayons sur la paroi à l’entrée de la caverne. Pas d’arbres, de plantes, mais des ombres chinoises. Pas d’animaux, juste des cris et des bruis étranges. Ils n’ont connu que ça, donc pour eux c’est la réalité, okay ?

— Jusque là, je suis.

— Bien. Imagine maintenant que l’un d’entre eux arrive à sortir. Ébloui par le soleil, effrayé par toutes ces nouvelles formes… C’est facile d’imaginer de le voir revenir en courant dans la caverne, mais imaginons qu’il reste un peu dehors. Il se rendra compte qu’il était un prisonnier, et que revenir à son ancienne vie signifierait revenir à la captivité physique et intellectuelle. Il y a ensuite toute une réflexion sur comment les autres hommes réagiraient si il revenait raconter ce qu’il avait vu… Mais pour faire court il se ferait tuer par ses semblables et tout ça est une métaphore de la république grecque antique.

— Hein ? Mais c’est quoi le rapport entre l’IA et la Grèce ?

Campbell se gratta le nez.

— Je vais être honnête avec toi, je ne sais plus trop.

Les trois comparses se mirent à rire et à prendre une rasade de bière en regardant la plage.

Quelques secondes passèrent. Une bûche craqua dans le feu.

— Cette histoire de simulation et de perception m’a fait penser à tout ça… Désolé de venir vous faire la leçon. J’espère que vous trouverez la solution.

— Il vaudrait mieux pour nous.

Neera posa la tête sur l’épaule de Robert, perdue dans ses pensées.

Retour à la chaude après-midi, à Neera et son regard surexcité. Robert se caresse le menton et regarde sa petite amie, perplexe.

— Tu me parles des idioties que j’ai dit sur les JPEG et ma citations hasardeuse de Korzybski ?

— Exactement !

— Et ça t’a aidée à trouver la solution à ton problème ?

— Oui ! Enfin non ! Viens, il faut que je te montre !

Neera lui reprit la main et le traîna à pas vifs.

— On vas où ?

— A mon bureau au SEQ. Vihann nous attend.

Scène 3 : Trois jeunes parents

— Pour faire simple, notre simulation est constituée à tout moment de plusieurs millions de réseaux de neurones. Les décisions qu’ils prennent se traduisent en acte, et ces actes sont les bases sur lesquelles les prochaines décisions sont prises.

Bobby fronça les sourcils. Il n’était pas sûr d’avoir compris.

— Je crois que je vois.

Neera fixa son regard, puis soupira.

— Tout ça pour dire, les informations de décisions et d’acte prenaient une place incroyable. En réduisant tout ça à des hash, on a pu…

Malgré son stoïcisme, le jeune professeur eut l’air plus misérable que jamais. La jeune femme décida de rajouter une couche de simplification.

— Tu m’as donné une bonne idée et maintenant la simulation tourne. Il y a quelques pertes mais ça TOURNE !

— Fuck yeah, baby.

— Merci de ta contribution, Vihann.

— Et votre simulation fonctionne, là ?

— Yep.

— Je ne vois rien, là. Juste du texte qui défile.

— ET MOI JE NE VOIS MÊME PLUS LE CODE. TOUT CE QUE JE VOIS C’EST DES BLONDES, DES BRUNES, DES ROUSSES…

— La ferme, Vihann !

— …Il va bien ?

— Fais pas attention à lui, il n’a toujours pas décuvé d’hier soir.

NOPE.

— Au lieu de te comporter comme un idiot, tu pourrais activer le rendu graphique ?

— Et.… voilà !

— Oh ! On dirait vraiment un jeu vidéo !

— Tout à fait ! Et ce qui est très rigolo, c’est qu’on a donné au système des ressources graphiques pour représenter la planète et les personnes, mais c’est lui seul qui a décidé comment modéliser chaque entité. Tiens, par exemple on va aller en Californie, dans une rue passante de San Francisco… Voilà. Cette femme qui se balade, personne l’a modélisée.

— Ses vêtements ont l’air très bizarre. C’est une… fraise qu’elle porte ? Comme pendant la Renaissance ?

— On dirait bien. Laisse-moi regarder dans les logs.… Ouais, c’est bien ça, les fraises sont revenus sur les podiums il y a cinq ans et c’est depuis un accessoire de mode assez courant.

— Mais… Ce n’est pas une copie de notre monde ?

— Plus ou moins. On y a mit les mêmes ingrédients, mais il est impossible de prévoir ce qu’il va se passer. Un papillon bat des ailes au Japon et une gamine porte un truc ridicule aux États-Unis.

— C’est incroyable. Même moi je me rends compte de l’immensité de ce que vous avez fait ! C’est… Neera, tu es un génie. Est-ce que dans ce monde, il y a un Stanford ?

— Vihann, tu es allé voir ?

— Pas de Stanford, Boss, mais une “University of Leland”.

— Haha ! Logique !

— Bobby ?

— Vous connaissez le nom complet de votre université, quand même ?

— ABSOLUMENT PAS.

— L’université Leland Stanford.

— Exactement. C’est tellement bizarre. Vous venez de créer quelque chose —

— Je suis désolé de vous interrompre, professeur Campbell, mais je viens de voir un TRUC GÉNIAL.

Neera fronça les sourcils et approcha son visage de l’écran, une main en appui sur la chaise de Vihann.

— Qu’est-ce que tu as trouvé ?

— Dans une salle de l’université de Leland, il y a trois bonhommes qui nous ressemblent.

— Mais… Mais pas du tout !

— Pas littéralement, mais regarde, patron ! Une fille, deux mecs. Il y en a un qui fait que taper sur son clavier comme un autiste, la fille porte le même euh… genre… de vêtements que toi…

— Pourquoi j’ai l’impression que tu viens de critiquer mes fringues?

— Pas du tout ! Elle a juste ton, euh… “originalité”. L’autre homme, on dirait vraiment le professeur Campbell… regarde on dirait qu’il ne fait que parler !

— Ahem.

— Désolé, mais c’est vrai, vous parlez beaucoup ! C’est toujours intéressant, hein, je disais ça en bien !

— Vihann, tu ne peux pas balancer un scud et espérer t’en sortir en essayant de rendre ça positif.

— Tout ce que je voulais dire c’est que c’est toujours cool de l’entendre raconter des trucs mais que des fois je ne suis pas, et —

— Ne t’inquiète pas, Mani. Je comprends ce que tu as voulu dire, et je choisis de prendre ça comme un compliment.

— Merci, m’sieur Campbell.

— Appelle-moi Robert. Nous sommes témoins ensemble de quelque chose d’historique. Je pense que ça nous met à un niveau d’intimité à s’appeler par nos prénoms.

— Les gars, taisez-vous. Il se passe quelque chose.

— Hein ?

— Regarde, Vihann. Le mec qui est comme toi, s’est retrouvé tout seul dans la pièce. Il regarde son ordinateur. Ses données physiologiques ont l’air bizarres, non ?

— Où sont les deux autres ?

— J’ai bien une idée, Robert, mais on n’est peut-être pas assez familiers pour cette bla — Ouch ! Neera !

— Tu l’as pas volée, celle-là. Pousse-toi. Je me demande ce qu’il se passe. Alors… L’adrénaline est à un niveau très élevé. Pulsations cardiaques à presque 180 à la minute. Mmh… C’est comme si OUAH !

— OH MON DIEU !

WHAT THE FUCK-

— …

— …

— …

— Neera… il vient bien de se passer ce que je crois qu’il s’est passé …?

— …Les logs disent que la balle du pistolet est entrée par la tempe droite et est ressortie par la région pariétale gauche. Il est mort presque instantanément.

— Je crois que je vais gerber.

— Vihann, ça va ?

— Vihann ?

— Ouais ouais, je… je suis juste secoué. Je viens de me voir me suicider…

— Vihann, garde ça en tête. Ce n’est PAS toi. Rappelle-toi ce que je t’ai dit hier. Ce n’est qu’une simulation. Une carte. Une carte n’est pas le territoire.

— Vous avez aussi dit qu’une carte n’était pas TOUT le territoire.

— Je —

— Les deux autres reviennent dans la pièce ! Ils paniquent ! L’homme vient de vomir on dirait.

— …Si ça peut te faire sentir mieux, finalement c’est moi qui ai “gerbé”.

— Hahaha… Bizarrement ça me fait effectivement me sentir un peu mieux.

— Ils ne bougent plus.

— Neera ? Comment ça ?

— Je crois qu’ils ont appelé les flics et qu’ils attendent. Ils sont assis contre le mur, chacun d’un côté de la pièce. D’après les logs, ils discutent.

— Et on ne peut pas savoir ce qu’ils disent ?

— Ça ne fonctionne pas comme ça, Bobby. On a accès aux états, pas aux transferts d’information. Oh ! On dirait que je fais quelque chose.

— La “toi” de la simulation vient de prendre un papier sur le bureau. Depuis quand il était là ?

— Attend. C’est “Vihann” qui l’a posé là.

— Je vous aurais pas écrit une lettre de suicide ? Peut-être que j’ai expliqué mon geste.

— Arrête de parler comme si c’était toi qui venait de te suicider, ça me rend mal à l’aise. Oh, la Neera vient d’allumer l’ordinateur ! Qu’est-ce qu’elle fait ?

— Je — pardon, elle regarde juste l’écran.

— Tu ne peux pas lire ce qu’il y est écrit ?

— Vihann, tu as une idée ?

— Ouais, les messages écrits de ce genre sont récupérables dans les historiques d’état.

— Okay. Alors… C’est une image, apparemment. Enfin une représentation d’une image dans la simulation. Mais son message est lisible.

— Et ça dit quoi ?

— “Hello”.

— Je comprends pas, Neera. Pourquoi “hello” donnerait à Vihann l’envie de se suicider ?

— Tu veux dire “au Vihann de la simulation” ?

— Oui, pardon.

— Je ne sais pas, Bobby.

— Qu’est-ce qu’il se passe, maintenant ?

— On dirait que la “moi” de la simulation prend une feuille ? Et la tend au “toi” de la simulation ?

— Et là j’écris quelque chose dessus. A ton avis, on fait quoi là ? Pourquoi je lève la feu-

— …

— …

— …

— Bobby ?

— Mon dieu…

— Il tend une feuille avec écrit “Hello”. Pourquoi ça t’a rendu si pâle, Bobby ?

— L’hypothèse de la simulation de Bostrum. J’ai voulu vous en parler hier, j’ai oublié.

— Professeur ?

— C’est un chercheur d’Oxford. Il a émit une hypothèse. Si une civilisation est assez avancée pour créer une simulation complète d’elle-même, alors cette dernière devrait être capable de créer une simulation d’elle-même.

— Oh mon dieu, Bobby. Ils ont créé leur propre simulation et cette dernière est entré en contact avec eux…

— Vihann s’est suicidé, les deux autres sont entrés en contact avec nous.

— Ça va, professeur ? Vous n’avez pas l’air bien ?

— Le corollaire à l’hypothèse de Bostrum, c’est que si nous devenons capable de créer une simulation, alors le nombre de simulation imbriquées devient presque illimité. Par conséquent, les probabilités que nous soyons nous-mêmes une simulation…

Neera était assiste devant l’ordinateur. Son regard était vide, fixé sur le rebord de l’écran.

Vihann s’était laissé glisser contre le mur le plus proche, et avait mis sa tête contre ses bras.

Robert prit une grande respiration. Des frissons lui parcouraient la colonne vertébrale. Ses mains étaient moites et il se sentait trembler de partout.

Il leva la tête vers le haut, s’imagina voir au-delà du plafond, du ciel, de toute l’existence et parla un peu timidement.

— Hello…?

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