Le Jeune Homme et la Mer

Tim Ravec
Nouvelles de Tim Ravec
15 min readAug 9, 2019

Un jeune homme en costume regarde la mer.
Il rencontre une femme étrange.
Ils se parlent, se mettent à nu.
Un jeune homme prend la plus grande décision de sa vie.

Un, deux, trois, quatre.

Un. Deux. Trois. Quatre.

Les mains dans les poches et la cravate au vent, l’homme regardait devant lui. L’air était saturé d’iode. Le reflet du soleil sur l’eau le forçait à plisser les yeux. Les rayons rouges du crépuscule baignaient les environs d’une ambiance presque magique.

Malgré les courbes des vagues chargées d’embruns et leur magnifique palette de couleur, l’homme ne prêtait aucune attention à ce qu’il avait devant lui. Les sourcils froncés, il regardait l’onde chamarrée sans vraiment la voir.

Soupir.

Il s’accroupit, étirant le tissu de son pantalon de costume, puis s’assit sur le sable légèrement rugueux en grommelant. Se penchant vers ses chaussures de ville, il défit les lacets d’un geste. Il ne faisait que de simples nœuds à ses Richelieu ; cela faisait des boucles élégantes sous l’ourlet.

C’est du moins ce qu’il avait pu lire dans la presse masculine.

Il posa chaussures et chaussettes à côté de lui. De sa gorge s’échappa un soupir de soulagement, alors qu’il laissa ses orteils s’enfoncer dans les grains de sable. Des milliers de petites mains massant ses voûtes plantaires.

Un petit geste de torsion du tissu soyeux, et la cravate vint rejoindre les chaussures.

Enfin libéré d’une partie de son uniforme de col blanc, il s’intéressa enfin à l’océan devant lui. Au son des vagues, les muscles de sa nuque se détendirent. Les pensées anxiogènes se firent plus rares.

Soupir, encore.

Il faudrait vraiment que je retourne travailler.

L’eau était belle, ce jour-là. Pas d’algues puantes à la couleur verte dégoûtante, ni de groupe d’hommes et de femmes lustrés s’échouant sur la plage. L’homme n’avait rien contre les touristes, mais sa proximité affective avec cette étendue brillante était douce-amère. Un peu comme ce membre de la famille qu’on préfère, mais avec qui on échange à peine trois mots le jour de Noël.

C’était un peu sa mer à lui.

Son regard fut attiré vers un point de couleur vive allant et venant entre les vagues de sa mer. Plissant les yeux, il put distinguer une forme humaine en combinaison qui se tenait debout sur une planche de surf. L’individu semblait glisser sans effort sur l’eau, montant et descendant les vagues à une vitesse hypnotisante. Cela ne l’étonna guère, car le coin regorgeait de passionnés de surf, dont certains d’un niveau olympique. Même en tant que profane, l’homme pouvait voir que la technique était remarquable. Un détail attira son attention. Des cheveux blonds attachés dans un chignon qu’il devinait très serré. La coiffure habituelle des surfeuses. Enfin, de celles qui aiment ne pas se manger l’eau à cause de mèches collées sur les yeux.

Tressaillement. Plutôt que d’utiliser sa petite rame pour aller chercher une autre vague, la silhouette féminine était tournée vers lui. Elle se tenait sur sa planche, bien droite. Les vagues la faisaient monter et descendre sans qu’elle en semble incommodée. Elle finit par sortir de son immobilité et il déglutit.

Un. Deux. Trois. Quatre.

Alors que la femme ramait vers le sable, il put peu à peu distinguer son visage. Elle paraissait jeune. Sa peau, couleur de caramel, contrastait étrangement avec ses cheveux d’un blond jaune très pâle. Il entendit le crissement. Les dérives s’échouaient en grattant dans le sable.

Le cœur de l’homme en costume s’emballa alors que la surfeuse marcha sans hâte à sa rencontre. Difficile de distinguer son expression faciale, mais elle lui fit soudain un geste de la main.

Pris au dépourvu, il regarda autour de lui.

Personne.

C’était donc bien à lui que ce salut était destiné. Il y répondit maladroitement. Alors qu’elle s’approchait de lui, il vit enfin son visage en détail. Elle était plutôt mignonne, même si cette constatation n’éveillait rien en lui. La jeune femme semblait impassible, mais on sentait qu’elle luttait pour ne pas laisser apparaître un petit sourire en coin.

— Salut !

— Euh… Bonjour.

L’homme se tortilla légèrement, visiblement inconfortable.

— Qu’est-ce que tu fais, tout seul ?

— Je… Je n’étais pas en train de te mater !

La surfeuse fronça les sourcils.

— Je ne t’ai jamais accusé de ça.

— Je suis tout seul, je regardais dans ta direction, alors je pourrais comprendre que tu penses que je te regardais, mais en fait pas du tout, je regardais la mer… Bon oui, je t’ai regardée, mais c’est juste ta combinaison qui a attiré mon regard, et puis tu surfais bien alors-

Il dut s’interrompre, car l’intéressée éclata de rire. Pas un rire féminin et cristallin, mais un rire chaud qui vient de la gorge. Le genre que l’on réserve aux amis-

— Calme-toi un peu ! Bien sûr que tu me regardais ! Je suis habillée en orange et jaune fluo et je gigote dans la mer. Ce serait inquiétant si tu ne m’avais pas au moins remarquée.

Tout en se passant la main sur sa nuque, l’homme essaya de rire avec la jeune femme. Le son qui sortait de sa gorge lui donna l’impression d’être un idiot fini.

— Alors, euh… Tu viens souvent surfer ici ?

— Ici ou là. La flotte, c’est la flotte.

— Ah ? C’est marrant, ça.

La jeune femme le regarda, la tête sur le côté.

— Qu’est-ce qui est marrant ?

— Tous les surfeurs que je connais aiment leur coin. Ils vont pratiquer partout où ils peuvent, mais ils te rebattent toujours les oreilles sur LEUR plage.

— Je ne suis pas comme ça. Peut-être parce que je suis une surfeuse que tu ne connais pas ?

Ce fut au tour du jeune homme d’avoir l’air perplexe.

— Est-ce que je t’ai vexée, ou…

Une fois encore, le son chaud d’un rire sincère qui lui serra le cœur…

— Mais enfin, arrête ! Tu as tellement peur de blesser… Tu fais ça avec tout le monde autour de toi ?

Il se frotta le menton.

— Maintenant que tu le dis… oui, je pense.

— Ça doit être une horrible manière de vivre.

— Pas tant que ça ! Au moins les gens m’apprécient !

— Vraiment ?

Une légère irritation vint se loger dans la gorge et la nuque de l’homme.

— Oui, vraiment. Qu’est-ce que tu insinues ?

— Oh, je ne sais pas… Tiens ! La dernière fois que tu as déménagé, combien de tes amis ont répondu présent pour t’aider ?

Il en resta bouche bée.

— Euh… je ne vois pas le rapport. Il y avait mes parents, ma femme, mon frère…

— Nooon ! Je ne te parle pas de tes parents, mais de tes amis !

— La plupart ne pouvaient pas… Mon ami d’enfance a failli venir, mais il a eu une urgence familiale…

— J’adore cet alibi, il marche pour tout.

— Hein ?

— Est-ce qu’il ne t’a jamais dit quelle était cette urgence ?

— Non ! C’est intime !

— Qu’on soit clair : ce mec est ton meilleur ami, il ne vient pas à ton déménagement et il te donne juste une excuse bateau.

L’homme ne répondit pas. Il était déchiré entre un bourgeon de colère et un profond malaise.

— Tu vois, j’aime bien les déménagements pour ça. C’est un bon test d’amitié. S’il t’arrive quelque chose de grave, bien sûr que les gens vont venir te voir ! C’est impensable de ne pas être là ! C’est un coup à se faire juger ! De l’autre côté, si tu invites du monde à une petite fête, il n’y a aucune pression sociale. Personne ne va mal prendre un refus. Pas trop. C’est pour ça que le déménagement, c’est parfait. C’est pile entre les deux.

— Voilà des propos bien profonds, ironisa l’homme, que fais-tu dans la vie ? Philosophe professionnelle ?

— D’une certaine façon, oui. Ne faisons-nous pas tous de la philosophie par le simple acte d’exister ? Je discute avec les gens, je les aide… disons que je bosse dans le social !

Rire.

— Sérieusement ?

— Ça t’étonne ?

— J’espère que tu ne leur parles pas comme tu me parles.

— Un peu de vigueur dans le discours fait parfois beaucoup de bien. Ça prouve que tu en as quelque chose à faire, de la personne avec qui tu échanges.

Hochant la tête l’air absent, l’homme baissa le regard vers le sol. Cette remarque lui faisait mal. Il savait qu’elle contenait une once de vérité. Sa peur de blesser rendait difficiles les conseils constructifs.

Gentillesse ou lâcheté ?

Un deux trois quatre.

La jeune femme reprit.

— Je ne voulais pas te vexer. Je suis allée trop loin. Excuse-moi.

— Non, ne t’inquiète pas. Tu n’as pas tort.

L’air soucieux, il regarda le ciel.

— Il faudrait vraiment que je retourne travailler.

— Qu’est-ce que tu fais dans la vie ?

L’homme soupira comme s’il prenait son élan.

— Je porte un costume et je joue le rôle s’y attenant.

Elle fronça les sourcils. Haussement d’épaules de sa part.

— Je rédige des rapports fonctionnels. Je fais des workshops pour trouver comment atteindre les objectifs à Q4. De temps en temps, la boîte organise une partie de bowling. On appelle ça du team building. Un moment de convivialité. La présence est fortement conseillée.

Comme le sable sous le soleil au mois d’août, encore ce rire chaud.

— J’espère que tu n’es pas commercial ! C’était probablement une des pires présentations que j’aie jamais entendues !

Il eut un léger sourire, mais ne répondit pas. Assise en tailleur sur sa planche, elle entreprit de retirer le haut de sa combinaison. La jeune femme ne portait rien en dessous. Que ce ne soit sur ses épaules ou ses seins, nulle trace de bronzage. L’homme la regarda un instant, puis s’intéressa de nouveau à la mer. Elle s’ébouriffa les cheveux avec les doigts en reprenant :

— Okay, donc le boulot c’est pas trop ça. J’imagine que c’est pour cela que tu gamberges sur cette plage.

— Oui. D’ailleurs il faudrait vraiment que je retourne travailler.

— C’est toi qui vois. Dis, je peux te poser une question ?

— Une autre ? Tant qu’on y est…

— Tu aimes ta femme ?

Les yeux de l’homme se firent plus lointains alors qu’il réfléchissait à la question. Il ne se rappelait pas l’avoir mentionnée.

— Je… je crois que je peux dire que je l’aime plus que tout.

— Comment vous êtes-vous rencontrés ?

es ongles crissèrent contre la barbe bourgeonnante alors qu’il se gratta la joue.

— Est-ce que tu connais le terme « meet-cute » ?

— Explique-moi ça.

— C’est un truc américain. Il y a les couples qui ont matché sur Tinder et se sont rendu compte qu’ils se supportaient plutôt bien, et il y a les autres, ceux qui ont eu un meet-cute.

— Ah oui, je vois. Et c’était quoi, votre meet-bidule à vous ?

— On a saisi en même temps le dernier exemplaire d’un livre de notre auteur préféré. Après nous être excusés l’un l’autre du contact de nos deux mains, nous avons joué la danse habituelle du « allez-y, non non je n’en ferai rien enfin ne vous inquiétez pas allons allons »

— Ohlala. Sucrée, comme histoire. Attention aux caries !

— Attends la suite. Je n’ai jamais été un garçon dégourdi avec les filles, mais là, j’ai senti que c’était important. J’ai vu quelque chose dans ces yeux noirs qui m’ont donné envie de passer le reste de ma vie avec elle.

— Carrément !

— Carrément. J’ai pris mon courage à deux mains et je lui ai laissé le livre et mon numéro. Je lui ai proposé de « m’appeler une fois le livre lu afin de me le prêter ».

— Classe.

— Première et dernière fois de ma vie. Trois jours plus tard, je reçois un SMS.

— Trois jours ? C’était un roman ou une pub pour de la lessive ?

— On en a reparlé. Elle m’a confié qu’elle a raté la moitié du livre tellement elle s’est dépêchée de le terminer !

Rires.

— Donc. On se donne rendez-vous dans un café. Huit heures plus tard, je ne comprends pas ma chance alors qu’elle dort nue contre moi.

Sur le visage de la jeune femme se dessina un sourire énigmatique, mais bienveillant. Les gouttes d’eau qui étaient restées dans ses cheveux coulaient le long des courbes de son corps. Son cou, ses épaules, sa poitrine, le début des hanches qu’on apercevait à peine avant que la combinaison ne revienne cacher ce corps…

— Tu as une peau vraiment parfaite. Comment fais-tu avec tout ce soleil ?

— Merci pour le compliment. Je ne saurais pas trop comment te répondre, à vrai dire.

L’homme hocha la tête.

— Les mystères de la vie. Dis, je me disais, est-ce que l’eau est bonne ? Quitte à être venu ici, j’irais bien me baigner.

Il eut du mal à interpréter la moue qui étira les lèvres de la jeune femme.

— Je ne sais pas trop. Pour moi, l’eau… c’est de l’eau et puis voilà.

Il se sentit un peu bête. Ces combinaisons protégeaient trop bien du froid pour qu’un surfeur ait réellement à se poser la question de la température de son bain salé.

— Parle-moi plutôt de votre mariage ! Est-ce que c’était une union romantique dans un château un quelque chose dans le genre ?

— Oh, nous ne sommes pas mariés.

— Comment ça ? Tu l’as appelée “ma femme” !

— Et elle parle de moi en disant « mon mari ». C’est une blague entre nous. Ça ne fait rire personne.

Les yeux de l’homme se perdirent dans le vague alors qu’il se mordait la lèvre. Il mentait, c’était plus qu’une plaisanterie pour lui. C’était une fin de soirée pluvieuse. De vieux films romantiques à la télévision. C’était se sentir un peu ivre de la bouteille de vin qu’il avait apporté chez elle. Dire n’importe quoi. Rire sans regarder l’écran. Se retrouver à mimer des scènes de comédie musicales. Un moment fragile et précieux. Pas de masque, de responsabilités. Juste deux adultes riant comme des enfants. Des secrets échangés sous la couette armés d’une lampe torche et de cacahuètes.

Dans l’îlot de cette chambre, sentir les doigts frêles s’entrelacer avec ses propres doigts et faire des promesses qui valent bien un anneau.

— S’appeler comme cela, c’est pour nous une manière de se rappeler l’un l’autre notre amour.

— C’est très beau.

Il fut pris d’une quinte de toux. Elle ne dura pas longtemps. Quelques coups rythmiques. Il cracha l’expectoration sur le côté.

Un. Deux. Trois. Quatre.

— Désolé.

Elle ne sembla pas faire attention et reprit simplement.

— Tu voudrais la marier un jour ? Je veux dire, pour de vrai ?

— J’ai fait mieux que d’y penser, j’ai acheté la bague. Attends, regarde.

Il fouilla dans les poches de son costume, et brandit la petite boîte noire. Il l’ouvrit devant la jeune femme.

— Admire ! De l’or 24 carats, sur lequel est sertie une améthyste !

— Ne met-on pas habituellement un diamant ?

— Tu as vu comment sont gérées les mines de diamant ? Les horreurs qu’on fait pour ces pierres qui ne valent pas un clou ?

— Ah ?

— C’est une énorme arnaque ! C’est l’industrie de ce foutu caillou qui a enfumé le consommateur. « Un diamant dure pour toujours ». C’est l’hypothèque sur ta maison pour l’acheter qui va durer pour toujours, oui !

— À ce que je vois, tu as de fortes opinions concernant le diamant. J’espère pour toi que ta douce les partage.

— C’est elle qui m’a convaincu. Avant de la rencontrer, les diamants étaient pour moi de jolies pierres très chères. Et pour l’améthyste, c’est sa pierre favorite.

— Le “oui” est garanti, donc.

— Pitié, ne porte pas malheur !

— Si tu as la bague, c’est que tu as décidé de faire ta demande aujourd’hui ?

— C’était mon intention, oui.

Nouvelle quinte de toux.

Un, deux, trois, quatre.

Nouveau crachat. Il était noir et épais. L’homme s’en préoccupa à peine une seconde.

— Je pense que ça me ferait du bien d’aller me baigner.

— Tu es sûr ?

Quelque chose n’allait pas sans qu’il ne puisse mettre le doigt dessus. Il dirigea son attention vers l’océan et comprit.

Les vagues s’étaient arrêtées. L’eau ondulait maintenant avec douceur.

— On dirait bien que personne ne va aller surfer avant un moment.

Elle poussa un soupir avec une expression mi-déçue, mi-résignée.

— En effet. Tu es sûr, pour la baignade ? Ne devais-tu pas retourner à ton travail pour faire tes réunions de teambuilding sur le Q4 ou je ne sais quoi ?

— Je devrais, oui. D’un autre côté…

— Merde aux réunions.

— Merde au Q4.

— Merde aux évaluations annuelles.

— Merde aux repas de Noël.

La peau de l’homme ne chauffait plus. Il regarda le ciel. Pas un seul nuage. Le soleil était devenu plus pâle. Il hocha la tête d’un air décidé, et commença à déboutonner sa chemise.

— On a tous besoin d’une pause de temps en temps. Et là moi j’ai besoin de la mienne.

Elle était toujours assise en tailleur sur sa planche de surf. Sa peau était si lisse… Et son visage si dénué d’expression.

— Il faudrait vraiment que tu retournes travailler.

— Non, je vais nager.

Il retira son pantalon, puis son boxer. Il prit un instant pour profiter du vent sur son corps complètement nu. Il se tourna vers elle.

— Tu veux venir te baigner avec moi ?

Elle haussa les épaules et finit d’enlever sa combinaison. Sa peau était lisse. Si lisse. Partout. Elle tendit le bras vers lui, l’air sérieux.

— Donne-moi la main.

Il s’exécuta. Le toucher était froid. Alors qu’ils avançaient vers la mer, il se tourna vers elle. Progressivement, elle arrêtait de se ressembler. Les caractéristiques de son apparence se firent changeantes, mobiles et immuables en même temps. Ses cheveux avaient disparu.

— Tu n’as plus ton ancien visage ?

— J’ai toujours eu celui-ci, c’est toi qui m’as collé le précédent.

Il serra de nouveau la main de la jeune femme qui n’était plus vraiment une jeune femme. Sa peau n’était pas simplement parfaite. Ce n’était pas de la peau, mais de la pierre, mouvante et vivante.

À pas lents, ils se dirigèrent vers la mer.

— Elle a l’air vraiment bonne.

— Elle l’est, répondit-elle en soupirant.

Un deux trois quatre

Un deux trois quatre

Un deux trois quatre

Un deux trois quatre

Un deux trois-

— Un deux trois quatre ! Bon sang ! Ramenez vite le brancard !

Le monde était rouge et flou. Le jeune homme avait le regard dans le vague, et du sang maculait son visage inexpressif. Alors qu’il se sentait s’élever, il regarda autour de lui. Tout semblait se jouer au ralenti. Son corps était couché à terre. Beaucoup de sang sur lui, sur les mains de l’ambulancier qui lui administrait un massage, dans le sable qui absorbait voracement le liquide poisseux. Quelqu’un vint poser une main sur l’épaule du secouriste. Le massage cardiaque s’arrêta soudain.

— Tu peux arrêter. Il est mort.

C’était une femme d’un certain âge. Vu son uniforme, une collègue de l’homme dont les mains étaient posées sur sa poitrine sanglante.

Son abdomen avait été déchiré par un long morceau de métal. Le bleu violacé vers sa tempe n’avait pas fière allure lui non plus.

Au loin, une voiture brûlait.

Le rail déchiré ne laissait aucun doute sur ce qu’il s’était passé. Violente sortie de route. Même le sable n’avait pas suffi à amortir le choc.

Les silhouettes qui s’agitaient autour de lui étaient éclairées par à — coup par le rayonnement bleu des gyrophares. Non loin du cadavre de l’homme, une forme humaine engoncée dans un sac blanc. Deux personnes se préparaient à la transporter.

Cruel hasard, le mouvement fit sortir du sac la main.

Une bague. Ornée d’une améthyste.

L’ex-jeune homme hocha la tête, comme s’il se rappelait un oubli dans sa liste de courses.

Il entendit un sanglot. Une jeune femme. Blonde. La peau mate. Combinaison de surf aux couleurs vives.

Elle avait du sang plein la bouche, les joues, le nez. Ses larmes avaient formé des trainées de rouge plus claires sur ses joues souillées. Elle ne semblait pas blessée. Sa main serrait un téléphone portable si fort que ses jointures étaient blanches.

Ce n’était pas la femme de son rêve, comprit — il, mais la pauvre jeune fille qui avait appelé les secours. Elle avait dû tenter de le ranimer par tous les moyens. Cela devait avoir été une expérience très difficile. Il se sentit désolé pour elle.

— Tu viens ?

L’homme tourna la tête vers la créature lisse.

— Tu n’as plus à aller travailler, maintenant.

Il hocha la tête et reprit sa main.

Il était revenu sur la plage. Pas celle où deux cadavres reposaient au milieu d’une foule d’individus terrorisés par la mort, mais avec son amie la presque surfeuse.

L’eau était parfaitement immobile. Grise. Sa température n’existait pas. Une mer de plomb. Sans la résistance du liquide, il ne l’aurait même pas sentie.

La créature.

Elle était lisse, sans cheveux. Son visage n’était plus changeant, mais il avait la certitude que s’il cessait de la regarder, il en oublierait immédiatement sa forme. Son corps n’était plus celui de la belle surfeuse, mais un entrelac androgyne et étrange de courbes. Quelque chose de beau, qui calmait son cœur serré.

L’océan était lisse comme un parfait miroir céleste. Les vaguelettes qu’ils firent naître en marchant dans l’eau semblaient se propager jusqu’à l’infini.

Il serra un peu la main de son guide.

— Allons nous baigner.

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