NUMÉRIQUE ET POPULISME
Le numérique transforme l’espace public
Les nouvelles technologies et leurs implications démocratiques sont une thématique à l’importance croissante aux yeux des pouvoirs publics comme des citoyens. Source d’opportunité pour démocratiser l’accès à l’espace public et à l’information, le numérique est également décrié pour appauvrir et polariser le débat, affaiblissant de fait le pacte républicain. Parallèlement, l’insatisfaction des Français quant au système démocratique se développe : plus des trois quarts des individus sondés (77 %) pensent qu’il fonctionne « de moins en moins bien », soit 14 points de plus qu’en 2014. Quasiment un tiers des personnes interrogées (32 %, + 8 points) trouvent que d’autres systèmes politiques peuvent être aussi bons que la démocratie. En outre, 79% des Français croient au moins à une « théorie du complot ».
Ces chiffres illustrent la croissance des mouvements populistes en France, dont témoigne la spectaculaire mobilisation des « gilets jaunes ». Souvent comparée à celle du mouvement « cinq étoiles » en Italie, son organisation et ses revendications peuvent évoquer la définition du populisme : phénomène opposant un peuple vertueux et homogène à un ensemble d’élites et de groupes d’intérêts particuliers, qui le priverait de ses droits, de ses biens ou de son identité. Les corps intermédiaires sont alors critiqués au nom d’un lien direct entre le peuple et un chef charismatique, dans un discours de rupture.
Dans ce mouvement, Internet joue alors le rôle d’un outil de synchronisation, d’expression et de médiatisation des messages portés. Il est aussi, à la marge, identifié comme facteur des contestations exprimées, accentuant les clivages sociaux, renforçant les inégalités entre les travailleurs et accélérant tant la fin du travail salarié que la croissance du chômage.
Rejet des élites, mobilisation, contestations politiques, organisation en communautés : Internet semble être à la fois un moteur et un catalyseur pour le populisme, mais aussi peut être un remède. Quelles interactions entre le réseau pharmakon et la montée des populismes, défi majeur des sociétés du XXIe siècle ?
Le numérique : une vision politique dans un saut technologique
Parce qu’ils s’opposent à une structure pyramidale de la société et font de l’individu le centre de l’attention, les fondements libertaires du numérique sont loin de s’opposer à ceux du populisme.
La promesse d’autonomisation de l’individu
Le numérique redonne en effet « à l’individu le pouvoir d’organiser lui-même, par le bas, ses connexions avec les autres » et de libérer sa créativité, selon Dominique Cardon. Comme l’a montré Fred Turner, Internet est en effet rapidement passé du statut de système de communication pour militaires à celui d’un média porteur de promesse constante de transformation économique et sociale, dans le contexte psychédélique californien des sixties et seventies. L’architecture de ce « réseau des réseaux » incorpore dans son ADN — i.e. dans son code — plusieurs grands principes issus de l’armée, du mouvement hippie et du milieu universitaire : la distribution du réseau, la vision méritocratique, l’ouverture des données, la coopération des acteurs, l’horizontalité et la réciprocité.
La structuration autour de « communautés virtuelles »
L’esprit des communautés hippies a contribué à l’émergence d’une forme réticulée du capitalisme, basée sur le numérique. A partir du WELL, réseau animé et accessible à un public autre que les militaires et les savants — créé par Steward Brand — naît la notion de « communauté virtuelle », telle que définie par Howard Reinghold en 1987, dont les animateurs cherchent une refondation spirituelle. Une des références du mouvement est la « Déclaration d’indépendance du cyberespace » de 1966 du libertaire John Perry Barlow, qui dénie aux Etats la légitimité et la capacité à établir leurs lois dans cet espace déterritorialisé. Le cyberspace apparaît comme un lieu d’émancipation et de réinvention sociale.
Du libertarianisme à l’économie de marché et de réseau
Les mouvements contestataires ont modelé la culture politique d’Internet à travers trois caractéristiques : l’injonction constante à la participation créative, promouvant ainsi les agissants aux détriments des silencieux ; l’importance capitale de la liberté d’expression, d’où l’attachement à l’anonymat ; la domination du bien commun sur l’intérêt général, dans la mesure où les communautés virtuelles construisent les règles auxquelles elles décident de se soumettre, telles des phalanstères modernes. Calquant certains principes propres au marché (auto-organisation et libre concurrence) la diffusion de la contre-culture au sein de la société américaine fait naitre un nouveau mode de valorisation de l’individu, fonction du réseau auquel il est connecté.
Des corps intermédiaires affaiblis par une « démocratie du clic »
La place prépondérante du numérique en général et des réseaux sociaux en particulier, avec Facebook et Twitter en première ligne — 36 % des Français utilisant les réseaux sociaux comme sources d’information6 — bouleverse les logiques traditionnelles, non seulement de l’information et de la communication mais aussi de la mobilisation, donc du fonctionnement même de l’espace public.
La disqualification des médias traditionnels
En particulier, les médias traditionnels apparaissent de moins en moins comme des relais d’expression et de dialogue, des « médiateurs » entre les mouvements profonds de la société et les décideurs. Il est fréquemment reproché à ces derniers de ne pas suffisamment jouer leur rôle de relais des préoccupations et aspirations, notamment en raison de la faible représentativité des journalistes8. Ainsi, d’après Fabrice Epelboin « la sacro-sainte opinion publique n’est plus simplement orchestrée par les médias traditionnels, mais se fait et se défait aussi au sein des réseaux sociaux. » Pour celui-ci, « il existe une gigantesque fracture entre les détenteurs du pouvoir et ceux qui sont exclus du champ médiatique. [Ces derniers] ne trouvant pas l’expression de leurs opinions dans les médias, utilisent les réseaux sociaux pour publier et échanger leurs idées. »
Le décalage entre opinion publique et médias
A ce titre, le décalage entre opinion publique et contenu médiatique lors du référendum de 2005 sur le traité établissant une constitution pour l’Europe a constitué un premier révélateur. Avec le web 2.0 et sa dimension collaborative, l’utilisation des réseaux sociaux devient participative et non plus passive : tout un chacun peut goûter, non plus seulement à la pomme de la connaissance, mais aussi à celle de l’influence. Le biais qui découle des analyses subjectives ou fallacieuses est d’ailleurs souvent accepté face à celui qui proviendrait automatiquement de ce qui est décrit comme un journalisme structurellement soumis à des intérêts particuliers, subventionnés par « le pouvoir » et dirigés par des « oligarques ».
La nouvelle force des discours contestataires
Le numérique facilite alors l’émergence et propagation de discours contestataires à la doxa, ainsi qu’une certaine absence d’oubli. Les fact checkers eux-mêmes peuvent y contribuer, comme a pu le montrer l’identification rapide d’une action de caviardage de la part de France 3 sur une image issue d’une manifestation des gilets jaunes : cette manoeuvre, parmi d’autres, vient légitimer la défiance évoquée vis-à-vis des médias traditionnels et peut conforter certains discours complotistes.
L’affaiblissement des organisations politiques
Il en est de même pour les organisations politiques traditionnelles — partis, syndicats, associations — qui voient leur place s’éroder à mesure que les identités et dynamiques sociales semblent remplacées par les identités et dynamiques sociétales : comme l’a noté Fabrice Epelboin, ces structures ont perdu en capacité à fédérer et organiser la protestation sociale, en partie parce qu’elles nécessitent l’adhésion à des lignes idéologiques complètes et se développent sur le temps long. Le retour à des formes de protestations moins structurées et ponctuelles, vues comme des « jacqueries 2.0 » (bonnets rouges ou gilets jaunes, voire pigeons et poussins) démontre le recul de l’institutionnalisation de la représentation et du conflit social. Dans ce cadre, les réseaux sociaux permettent — sans moyens financiers, humains ou logistiques particuliers — d’organiser à large échelle l’action de citoyens grâce à ce que Benoît Thieulin appelle le « pouvoir de synchronisation » : ils favorisent une certaine auto-alimentation des dynamiques de contestation. Par une logique d’adhésion — likes et partages — les dynamiques de contestation gagnent en puissance. Le numérique peut donc être le support sans pareil de mouvements contestataires renouvelés.
L’action politique à portée de clic
Avec le développement d’une démocratie push button dans laquelle les formes participatives sont très peu contraignantes, l’action publique est aisément accessible. Si cette évolution a pu être largement décriée comme un dévoiement de l’engagement politique, elle a cependant permis de faire bouger les lignes autour de certaines causes (révolution arabes, pigeons, loi travail, #metoo). Ayant atteint un seuil non quantifiable de visibilité sur le Web, les médias traditionnels les mettent à l’ordre du jour du débat public. L’action même du partage de contenu sur les réseaux sociaux revêt alors une dimension tant politique qu’identitaire : elle a pour objet de signaler aux membres du réseau les contenus jugés intéressants ou auxquels l’internaute adhère. A ce titre, l’un des moteurs de la diffusion des fake news ne serait pas tant la crédulité que l’adhésion à la vision du monde que propagent ces fausses informations, souvent véritables vecteurs d’une forme d’indignation citoyenne.
La faible discrimination de la scène politique 2.0
Par définition, cette « démocratie du clic » porte le risque populiste en son sein : elle permet à toute une partie de la population, relativement mal-à-l’aise avec l’écrit et en marge des débats publics, d’exprimer des prises de position. La grande popularité des vidéos lors du mouvement des « gilets jaunes » illustre cette accessibilité nouvelle à une scène politique 2.0 qui est à mettre en perspective avec « l’invasion des imbéciles » que regrettait Umberto Eco.
La popularité : nouveau critère d’autorité
Comme a pu le faire remarquer Philippe Meirieu16, l’horizontalité des échanges modifie l’organisation du débat démocratique et un nouvel équilibre de ses parties-prenantes.
La fin annoncée des « gate keepers »
Premièrement, les « gardiens du débat » (journalistes, éditeurs, programmateurs) perdent leur pouvoir de filtrage sur les contenus et les intervenants, avec l’essor des blogs puis des réseaux sociaux. Loin de disparaître, la sélectivité s’est cependant reconfigurée à travers le tri algorithmique exercé par les moteurs de recherche et les réseaux sociaux, qui modulent la visibilité des paroles dans l’espace public. Pour Dominique Cardon, Internet a donc fait passer le contenu accessible au grand public d’un système de contrôle éditorial a priori, à un système de contrôle éditorial a posteriori.
La nouvelle hiérarchie des opinions et des informations
Deuxièmement, le numérique génère un nivellement et une rehiérarchisation des opinions et informations. Comme l’a montré Romain Badouard, la notion d’autorité a été remise en cause par Internet : le statut de l’intervenant (expert, représentant…) ne définit plus le poids d’une parole, puisque tous les internautes tendent à être à égalité dans la manière de s’exprimer. L’interdiction de mentionner son statut dans les discussions sur Wikipedia l’illustre. Surtout, l’autorité s’est reconfigurée sur les réseaux sociaux, la portée médiatique d’un contenu étant intimement liée à la notoriété de son diffuseur, mesurée en nombre de followers, d’amis, d’abonnés… En plus de la question de la pertinence de ce critère d’autorité se pose celle de l’existence d’un marché de la notoriété19 qui, en donnant une illusion d’audience, augmente l’autorité attachée à une personne et la valeur prêtée à ses propos. Etant avéré que ce mécanisme est aujourd’hui exploité à des fins géopolitiques, cela décrédibilise d’autant plus le critère de popularité pour établir la légitimité d’un contenu ou de son auteur.
La reconfiguration de la confiance accordée aux amis et aux pairs
La reconfiguration de la notion d’autorité n’est cependant pas absolue et constitue un processus évolutif : 66 % des personnes sondées n’accordent pas leur confiance aux informations provenant d’un « ami » (16 % ayant confiance), tandis que 45 % se défient de celles publiées par un site de la presse écrite ou audiovisuelle (38 % ayant confiance). Principale explication de ce phénomène, selon Olivier Ertzscheid : si les amis et les pairs ont normalement plus de poids que les médias dans la prescription sur les réseaux sociaux, « Facebook a franchi un effet de seuil : de nombreux membres ayant plus de 200 contacts, la mécanique de confiance se dissout ». Il convient néanmoins de noter que Facebook a récemment modifié son algorithme EdgeRank afin d’augmenter la visibilité des groupes — donc des pairs — par rapport à celle des pages — donc notamment des médias traditionnels.
Des propos désinhibés, une parole populiste libérée
L’absence de médiation : vers des prises de positions extrêmes
Si les réseaux sociaux, dans leur forme développée par Facebook et Twitter, peuvent effectivement faciliter l’action publique, ils rendent néanmoins difficile l’action politique dans le sens développé par Bernard Stiegler : la médiation constructive des dynamiques conflictuelles. D’une part, Facebook favorise une logique d’adhésion pure, empêchant toute médiation des conflits. D’autre part, Twitter semble générer le fonctionnement strictement opposé, largement porteur de situations d’opposition radicale. Par ces configurations, qui rencontrent un véritable succès auprès des usagers, deux lieux majeurs de l’expression et de l’information politique ne permettent pas la médiation et deviennent des espaces de révolte destructrice, comme a pu le faire remarquer Olivier Costa. L’émergence récente de comportements provocateurs, dits « trolls », l’illustre parfaitement.
La rémanence des contenus : un impact amplifié
Les propos extrêmes trouvent une place toute particulière sur les réseaux sociaux, dans la mesure où ceux-ci favoriseraient les idées en rupture avec le consensus. D’un point de vue psychologique, ils contribueraient au développement d’une pensée de manichéenne et superficielle, et donc à la domination progressive de l’émotion sur la réflexion. Par ailleurs, découlant tant de la dimension participative d’internet (dont la hiérarchisation par le clic sur les réseaux sociaux) que de l’asynchronisation de l’information (par opposition à l’information traditionnellement transmise par le journal télévisé, sur une plage horaire donnée), la forte rémanence des éléments suscitant de l’engagement peut être un moteur du populisme : un contenu acquerra d’autant plus de récurrence dans sa consultation, parfois sur plusieurs années, qu’il suscite la révolte ou toute autre émotion forte. Ces constats pessimistes se transforment rapidement en craintes alarmistes lorsqu’un outil privé de communication numérique devient un outil de gouvernement, Donald Trump étant le premier président à gouverner par Twitter.
De la polarisation des débats à la fragmentation de la société
La contestation numérique au détriment d’une société qui fait corps.
Pierre Rosanvallon évoque la crise démocratique actuelle qui découlerait de l’absence de « projet de créer un monde de semblables ». Il apparaît qu’aujourd’hui le peuple fasse de moins en moins corps et que « la citoyenneté sociale régresse ». Corolaire de la prépondérance de l’émotion, une société des revendications se développe, comme a pu le dire Philippe Muray, à travers la valorisation de la logique victimaire de groupes qui seraient les créanciers du reste de la société. Cette pensée entrave le primat de l’intérêt général pour l’essor de « revendications catégorielles ». Autonomisés, les individus s’organisent en sphères relationnelles (ou communautés) entraînant la réduction de la diversité des opinions auxquels ils sont confrontés. En découlent la fragmentation d’un lien social qui se construit de plus en plus autour d’intérêts particuliers et l’essor de visions tronquées du monde. En outre, de nombreux groupes qui fondent leur identité sur une opinion (« je suis … ») se retrouvent en opposition idéologique frontale, d’où l’émergence de mouvement contestataires extrêmes, car exclusivement auto-alimentés, parmi lesquels figure le populisme.
Les mécanismes de l’enfermement idéologique numérique
Se pose ainsi la question des mécanismes de l’enfermement idéologique sur Internet, aussi appelé enfermement algorithmique, avec le phénomène des « bulles de filtrages » ou « chambres d’écho » inventé par Eli Pariser en 2017. Premier outil générateur de bulles idéologiques, l’algorithme EdgeRank de Facebook conditionne le fil d’actualité du réseau social avec un tri principalement basé sur l’intensité des interactions avec les sources de contenus. Le problème de diversité des sources d’informations et d’opinions se pose lorsque Facebook devient une porte d’entrée principale vers l’information d’actualité. Ce phénomène concerne aussi les moteurs de recherche : Google — qui occupe 94% du marché français — personnalise les résultats de nos recherches en fonction des requêtes passées et de l’identification des préférences implicites. Enfin, le mécanisme de bulle est aussi alimenté par les liens hypertextes entre les sites, reflets de sphères idéologiques isolées des sites d’information traditionnels, ce qui amplifie la déconnexion entre « les élites » et le « peuple » et explique la surprise de ces premiers face au rejet de la Constitution européenne en 2005, au « Brexit » ou encore à l’élection de Donald Trump. Le numérique peine donc à s’affirmer comme un « espace public » au sens où l’entend Jürgen Habermas. Au contraire, la polarisation de ces sphères de débat explique, comme a pu le faire remarquer Sherry Turkle, que l’utilisation accrue des outils numérique conduit au fait que nous sommes aujourd’hui « seuls ensemble30 ».
Marketing politique : la concurrence délétère entre « fachosphère » et partis politiques traditionnels
Le phénomène des « fake news » : instrument du populisme
Les acteurs politiques traditionnels sont arrivés tardivement sur le Web, au moment où déjà la « fachosphère » bâtissait déjà les fondations de son influence numérique. Aussi, pour Dominique Albertini et David Doucet, l’extrême droite a remporté la bataille du net, avec 16 sites dits « d’extrême droite » sur les 30 sites politiques ayant le plus d’audience en France. Ceux-ci exploitent les modèles économiques publicitaires, les actions d’engagement et les logiques de buzz pour la diffusion de fake news notamment. Comme l’a dit Michel Serres, « si l’image de la lumière peut nous servir encore pour illustrer […] la connaissance, nos ancêtres en avaient choisi la clarté tandis que nous optons plutôt pour sa vitesse ». Le phénomène des fake news génère surtout un effet de division et de désorganisation du débat qui mène à une extrême polarisation de l’opinion : elles font partie d’un dispositif de manipulation dont le but réel « ne serait pas de changer les opinions mais de semer le doute et la confusion et, parfois, d’encourager le passage à l’acte, c’est-à-dire de transformer une conviction passive en une conviction active, et donc un agissement — de manière similaire au processus de radicalisation. L’acte en question peut être un vote ». Les fuites de courriels (cf MacronLeaks) ou les guerres de mèmes (cf total meme war en soutien à la candidate Le Pen en 2017) ont pour objet d’influencer l’action politique (le vote). Le numérique — avec son fondement libertaire et horizontal — est donc un outil privilégié pour influencer le débat public avec des messages simples et directs et accroître ainsi l’influence des mouvements populistes à peu de frais et avec une censure moindre.
Les réseaux sociaux : nouveaux canaux du marketing politique
Pourtant, si la « fachosphère », selon le vocable de Daniel Schneidermann, a été parmi les premières communautés à organiser de façon efficace la diffusion de leurs opinions, elle est aujourd’hui loin d’avoir le monopole du « marketing politique ». Depuis la campagne de Barack Obama en 2008, l’usage professionnel du Web pour convaincre l’opinion publique est bien connu des acteurs politiques en campagne. Le ciblage des électeurs est très répandu, comme l’a illustré l’affaire Cambridge Analytica en 2017, 1,4 milliards de dollars ayant été investis dans la publicité en ligne lors de la campagne pour l’élection présidentielle américaine. Les outils du monde économique altèrent ainsi radicalement les processus de régulation de nos démocraties. Indirectement, la prise de conscience de l’exploitation de la sphère numérique, par les élites politiques en place, à des fins majoritairement électorales peut renforcer la crise de confiance entre le peuple et ces dernières.
L’insuffisante exploitation du numérique en tant qu’adjuvant de la démocratie
Les contenus issus des partis politiques républicains ou des acteurs traditionnels de la sphère politique sont discrédités par deux facteurs conjugués : premièrement le caractère extrêmement descendant des communicants qui emploient les réseaux sociaux sans intégrer l’interaction qu’ils permettent, deuxièmement le mépris et l’ignorance souvent exprimés par les hommes politiques pour le numérique. Cela se traduit notamment par le désintérêt des politiques pour envisager l’utilisation d’outils dits de « civic tech » permettant d’utiliser le Web non pas uniquement pour leur communication personnelle, mais aussi pour faire émerger de nouvelles voix et idées dans le débat public. Le décalage notoire entre les nouvelles capacités de participation au débat public grâce au numérique et le cloisonnement des délibérations et décisions publiques aux institutions politiques traditionnelles accroit significativement le sentiment de déconnexion des élites et de mépris pour le peuple.
La nécessité d’un nouveau paradigme méritocratique
Comme l’a suggéré Michel Serres, le numérique appelle à un véritable renouvellement de la formation et de la sélection socio-professionnelle des individus, dans une réforme de l’application du concept de méritocratie. A défaut de formation et de sélection adaptées aux réalités technologiques contemporaines, le risque de délégitimation des élites, qui seraient alors d’autant plus « déconnectées », ne peut être écarté. Reste à renforcer l’encadrement des personnes les plus fragiles, principalement par l’éducation, pour leur donner les réflexes (sens critique, valeurs républicaines) leur permettant de se prévaloir de l’annonce de Rabelais, « science sans conscience n’est que ruine de l’âme ».
Les conséquences économiques de la transformation numérique sur les opinions populistes
Le bouleversement de plusieurs secteurs économiques et du marché du travail
Souvent vu comme destructeur d’emploi de façon incrémentale, le numérique bouleverse également l’économie de plusieurs secteurs traditionnels — le transport de personnes (Uber), le journalisme (Facebook, Google), l’hôtellerie (AirBnB), la banque de détail (Revolut) ou le commerce de proximité (Amazon). De façon plus générale pour les salariés, le marché du travail se voit dérégulé par l’essor du travail indépendant privilégié par ces logiques de plateformes, où des agents économiques utilisent les moyens personnels (véhicule, logement, congés) à des fins professionnelles. Permettant le déploiement de la logique de marché de manière extensive, le numérique met à mal le modèle social républicain français, dont la réinvention semble impérative. Ces ruptures, si elles apparaissent bénéfiques aux consommateurs dans un premier temps, peuvent affaiblir une structure économique et sociale dans des proportions qui pénalisent, in fine, travailleurs et citoyens. Un sentiment de précarisation se développe ainsi face à l’ubérisation de la société, initialement largement vécue comme une chance.
L’enrichissement des grands acteurs du numérique perçu comme injuste
Les acteurs internationaux, qui bénéficient d’une économie mondialisée, dématérialisée et largement délocalisée ainsi que de l’atomisation des individus, ne contribueraient pas au niveau escompté au financement des biens publics qu’ils exploitent (optimisation fiscale). Surtout le numérique, induisant la quasi-nullité du coût marginal dans les activités de plateforme, rend possible des écarts de richesse sans précédents, l’économie libérale dite « du partage » exploitant en réalité à une logique capitaliste radicale. La constatation de l’enrichissement d’acteurs numériques indépendants des États, de leur trop faible assujettissement aux prélèvements obligatoires nationaux et de l’incapacitation des États qui découle de leurs activités est susceptible de nourrir une contestation radicale à destination des « élites numériques ».
La révélation de fractures sociales préexistantes
Subrepticement les outils numériques peuvent aussi apparaître discriminants dans le sens où les modes de pensées qu’ils utilisent ne sont pas partagés par tous et où ils s’imposent comme modèle normatif. Pour Fabien Granjon, le numérique favoriserait ainsi l’expression d’inégalités sociales préexistantes, voire les accentuerait. Cette distinction négative oppose un individu peu capable à une « communauté imaginée de personnes insérées dans la modernité dont on nous dit qu’elle est la plus avancée » et le disqualifie sur le plan non seulement professionnel mais aussi social. Une sensation de déracinement et d’anomie est enfin amplifiée par une mondialisation subie par une partie non négligeable de la population, d’où un besoin d’identité renforcée, le repli sur ce qui bénéficie d’un « capital d’autochtonie », selon Christophe Guilluy, et l’essor de phénomènes d’opposition à la « déconnexion de la réalité » qu’entraînerait la « connexion informatique ».
La défiance sur le respect de la vie privée
Dans ce cadre, la découverte de l’ampleur des données collectées par la NSA auprès des fournisseurs d’accès à l’internet, via le programme Prism et l’affaire dite « Snowden », a jeté un doute non négligeable sur la confidentialité des données numériques et la protection de la vie privée des utilisateurs, transposant le Panopticon de Jeremy Bentham au monde numérique. Elle révèle la capacité des technologies contemporaines à surveiller les populations sans contrôle démocratique suffisant. Si la dimension décentralisée d’Internet en faisait initialement un formidable outil démocratique, le processus de recentralisation actuel donne à quelques acteurs une capacité de surveillance et de censure importante (États, GAFA). Avec l’essor de propagandes djihadistes, de discours haineux et sous la pression des États, les plateformes numériques ont rompu avec la tradition relativement libertaire qui était la leur, s’impliquant davantage dans un contrôle des contenus dont les modalités ont pu être critiquées pour leur relative opacité. Ces actions de modération — ou censure, par leurs cibles et leur faible dimension contradictoire, sont elles-mêmes particulièrement susceptibles d’alimenter les théories complotiste victimaires et les réactions populistes.
Conclusion : de la promesse de complétude au sentiment de trahison
L’avènement d’Internet a été vécu comme celui d’un outil d’autonomisation de la société. Ce même phénomène fait l’objet d’une critique croissante depuis peu, tant dans le cadre de discours populistes que dans un contexte d’inquiétude face à un relatif essor du phénomène en Europe. Un véritable désenchantement a pu être mesuré : selon Daniel Cohen, seulement 5% des Français souhaitent vivre dans l’avenir, ce qui marque une grande rupture avec les sixties où il y existait une véritable impatience à ce titre. Au-delà du désenchantement, un sentiment de trahison relativement aux acteurs dits « numériques » peut trouver une partie de son origine dans le diagnostic déjà posé par Robert Reich, l’individu étant tiraillé entre ses trois identités conflictuelles : citoyen, agent économique et consommateur.
De façon générale la sphère numérique doit être davantage intégrée dans la réflexion sur le processus démocratique et dans toute action politique, la politisation des pratiques socio-numériques étant jusqu’à présent systématiquement minorée « notamment par les autorités et les figures installées du monde politique, intellectuel et médiatique ». Surtout, comme l’a noté Bernard Stiegler, le numérique est un pharmakon — autant poison que remède. En lui résident les moyens de reconstruire le sens commun et de l’intérêt général : de nombreuses initiatives permettent de construire des débats publics de qualité. Dans ce domaine plus qu’ailleurs, il semble désormais nécessaire de développer et de valoriser plus d’outils permettant de séparer le bon grain de l’ivraie.