Rêvée ou Imaginée

Soamiely
On Madagascar

--

(Traduite du Malagasy par SipaKV)

Un petit jardin agréable se situe au nord, en aval du Ministère où je travaille. Des arbres ombrageux s’y offrent en refuge contre le soleil au zénith. Quelques bancs de pierre y attendent le fonctionnaire en quête de repos et de tranquillité.

Assez étonnament, mon ami Ramoramiakatra est un des rares à fréquenter le jardin à midi. C’est sans doute parce que le jardin est assez petit et les fonctionnaires préfèrent se diriger en groupe vers les nombreux gargotes et stands à l’air libre qui entourent le quartier administratif d’Anosy.

Ramoramiakatra, par contre, visite le jardin assidûment. Chaque jour on peut le voir sur son banc durant l’heure du déjeuner, entre midi et demi et deux heures et demie. Il est féru de lecture et ne rate aucune occasion de sortir un livre de son cartable et de s’y immerger. Les livres sont ses amis. Il s’en nourrit. Il a une collection très complète de livres malgaches. D’ailleurs, c’est grâce aux livres que nous nous sommes connus et que nous sommes devenus amis. Nous apprécions tous les deux la littérature en général et nous passionons spécialement pour la littérature malgache .

Ramoramiakatra a 29 ans et il est en charge de la communication au Ministère. C’est un homme simple et sans prétentions, avare de mots — presque timide. Il est effacé, ce n’est pas un homme à exagération, ou comme on dit chez nous, un homme qui trouve du sable dans les rizières même en période sèche. J’ai toutes les raisons de le croire sain de corps et d’esprit, aucune raison de ne pas croire cette histoire qu’il m’a racontée.

Un mardi, une femme drapée de lamba vint s’asseoir sur un banc près de Ramoramiakatra. C’était une femme de petite taille et trapue, au visage rond, à l’âge assez avancé, mais dont la beauté passée restait évidente encore. Son comportement laissait voir un esprit intelligent et rapide. Il y eut un échange de regards, puis de salutations, et finalement ils commencèrent le badinage qui traditionnellement précède les conversations sérieuses.

“Qu’est-ce qui vous fascine donc autant, mon fils?” demanda-t-elle sur un ton taquin. La question fut suivie d’un sourire. Ramoramiakatra crut qu’elle parlait seulement pour parler, sans attacher d’importance à sa réponse. La plupart des gens se comportent ainsi. Il lui montra le petit livre bleu tout vieux qu’il tenait entre les mains.

“Je lis, Madame!”

“Mais je vois très bien que vous lisez! Mais quelle œuvre lisez-vous donc avec autant de passion, si je puis demander?”

“Un livre malgache assez vieux. On le trouve rarement maintenant, alors je ne sais pas si vous le connaissez. Le titre est Voromby et il a été écrit par Randriamiadanarivo.”

“Ah oui?” dit la femme. “C’est très bien de lire, surtout des ouvrages comme celui-là qui porte sur l’histoire de notre patrie. Il faut poursuivre! Je vous laisse donc à votre lecture et ne vous donc dérangerai plus!”

Ramoramiakatra sourit et retourna à son livre. Il releva la tête seulement lorsque l’heure de retourner à son bureau arriva. La femme avait disparu.

Le lendemain, alors qu’il avait pris place sur son banc favori et allait se consacrer à sa lecture, la femme fit son entrée dans le jardin, de son pas élégant mais vif, et s’assit de nouveau pas très loin de Ramoramiakatra.

“Bonjour, Madame!” salua mon ami poliment.

“Bonjour! Alors sommes-nous encore plongés dans Voromby de Randriamiadanarivo?”

“J’ai fini ce livre-là hier! J’en lis un autre maintenant,” dit Ramoramiakatra, en montrant le livre à la couverture multicolore qu’il avait à la main. Vol à vif par Ravaloson.

“Je crois que j’ai entendu parler de ce Ravaloson, mais je ne l’ai pas encore lu. Alors, est-ce un bon livre?”

“C’est un livre qui vient de sortir. Ca parle de dahalos. Ça me paraît très bien jusqu’ici! Ravaloson est déjà un écrivain reconnu, c’est une étoile montante. Il a une très belle plume.”

“C’est excitant de voir des jeunes auteurs,” dit la femme. “Il ne semble plus y en avoir beaucoup maintenant, sauf si je me trompe. Bonne lecture, alors!”

“Merci, Madame. Bonne journée à vous aussi.” Ramoramiakatra se remit à lire.

Les jours suivants se passèrent de la même manière. Une fois Ramoramiakatra assis, la femme apparaissait dans le jardin. Ils badinaient à propos de rien, puis du livre du jour, puis de la littérature en général.

Les auteurs discutés allaient d’Andriamalala, Andry Andraina, Ratsifandrihamanana, à Jaomanoro, Rakotoson, Raharimanana, et Naivo.

Ils parlèrent des problèmes d’édition à Madagascar et des difficultés à écouler des livres en langue malgache.

“Le public n’a plus l’habitude de lire en malgache, parce qu’il y a peu de livres disponibles”, dit la femme, un jour. “Les auteurs et les éditeurs pensent qu’il y a peu d’appétit pour les livres en malgache et préfèrent ecrire ou produire en langue étrangère.”

“La langue malgache se meurt-elle donc lentement?” interjecta Ramoramiakatra. “Peu d’auteurs et peu de lecteurs.”

Des échanges simples mais profonds prenaient place entre eux. Au fil des jours, ils s’habituèrent à leurs rendez-vous et firent graduellement connaissance. Mon ami attendait maintenant avec impatience ses rencontres avec la femme.

Au fil de leurs conversations, Ramoramiakatra apprit des détails sur la femme. Elle s’appelait Odette Rabemila. Elle travaillait à la Bibliothèque Generale en tant qu’archiviste, pas loin de son Ministère. Elle partageait avec lui un amour pour la culture et la littérature malgaches.

Un lundi, elle n’apparut pas au jardin, contrairement à ses habitudes. Ramoramiakatra s’en étonna. Il fut décu, car il ne se tenait plus de lui montrer un ouvrage de Randza Zanamihoatra qu’il venait d’acheter à un bouquiniste d’Ambohijatovo. Mais il n’accorda pas plus d’importance à cette absence et s’immergea dans son livre.

Le lendemain, Ramatoa Rabemila visita de nouveau le jardin. Mon ami la sentait tendue, aux aguets, sous le poids d’une inquiétude lancinante.

“Quelque chose de bizarre m’est arrivé hier,” dit-elle immédiatement après s’être assise. “Je n’ose le dire à personne, j’ai peur qu’on me prenne pour une folle.”

“Que s’est-il donc passé?” demanda Ramoramiakatra, en posant son livre. “Qui vous prendrait pour une folle?”

“C’est quelque chose d’incroyable, mon fils! Tu me riras au nez lorsque je te raconterai ce qui est arrivé hier.”

“Je suis tout oreilles!” Mon ami lui fit un sourire encourageant.

“Je te le raconterai seulement si tu me promets que tu ne riras pas, tu ne jugeras pas, tu ne diras pas que je suis folle.”

“Mais racontez-moi donc!”

“Ne ris pas, hein! Hier, Rabearivelo est venu me rendre visite au bureau,” dit-elle, puis elle s’interrompit pour guetter la réaction de Ramoramiakatra.

“Qui est donc ce Rabearivelo?” demanda ce dernier, sans comprendre.

“Rabearivelo Rabearivelo, mon fils, tu ne me la joues pas!”

“Je ne comprends pas! Qui est venu à votre bureau?”

“Rabearivelo, le poète et l’écrivain eh!”

“Jean-Joseph Rabearivelo est le seul poète et écrivain que je connaisse.“

“C’est lui-même qui est venu me rendre visite au bureau! Avec ses cheveux décoiffés et son sourire doux.” Ramatoa Rabemila dit ceci le plus sérieusement du monde, le regard fixé sur le visage de Ramoramiakatra. Celui-ci s’étrangla. Peut-être de surprise ou de rires, on ne sait.

“Si je ne me trompe, Rabearivelo s’est suicidé il y a très longtemps!” s’exclama-t-il, perplexe. “En 1939, je crois.”

“1937. C’est ce que je croyais aussi, mais je te dis qu’en vérité, je l’ai vu hier, en chair et en os, comme je te vois là, maintenant.”

“Et que vous a-t-il dit? Qu’est-ce qu’il a fait?”

“Il cherchait un livre : un Dictionnaire des Auteurs et des Ouvrages Malgaches. Il s’est mis en colère quand je lui ai dit que ce livre-là n’existait pas!”

“Et après?” Ramoramiakatra faisait un effort immense pour suivre le cours de cette histoire incroyable, mais il avait bien du mal.

“Et puis il m’a demandé si personne n’avait fait une anthologie des œuvres de fiction à Madagascar. J’ai répondu que si, et je lui ai montré les anthologies des œuvres en langue française. Mais il a insisté pour celles en langue malgache.”

“Ah bon, il y en a?” demanda mon ami, tentant une digression.

“Je lui ai montré les “Takelaka Notsongaina” de Siméon Rajaona. Là, il a fait un petit sourire. Puis il a demandé si personne d’autre n’avait rien écrit plus récemment, parce que tous les textes choisis dans cette anthologie étaient vieux et écrits avant l’Indépendence. Il a demandé si les Malgaches n’écrivaient plus de nos jours. Voilà ce que Rabearivelo m’a demandé.”

“Vraiment! Je n’aurais jamais cru ça!” Ramoramiakatra ne se retint plus de rire. Cette histoire était vraiment trop étrange. Il éclata de rire, en dépit de tous ses efforts pour rester calme et sérieux.

“Et voilà: tu te moques de moi. Je vois que tu ne me crois pas du tout, que tu penses que j’ai le cerveau à l’envers.”

“Non, vous n’avez pas perdu la raison!” Soudainement mon ami regretta son comportement. Il eut pitié de la dame. “Je crois que ceci s’est passé dans votre imagination. Vous croyez que c’est vraiment réel. Croyez-vous vraiment que j’allais avaler cette histoire à dormir debout?”

Ramatoa Rabemila perdit son calme en entendant cette réponse. Ses yeux s’emplirent de larmes, ses lèvres se mirent à trembler. Elle se leva et quitta le jardin. En colère. Sans dire au revoir. Furieuse.

Le lendemain à midi, elle ne revint pas au jardin. Idem le jour suivant. Idem la semaine suivante. Deux semaines plus tard, Ramatoa Rabemila n’avait toujours pas fait d’apparition. Mon ami s’inquiéta et se demanda si sa réaction avait dépassé les bornes.

Lorsque vendredi arriva, il décida d’aller voir son amie à son bureau pour s’excuser de ses actions et exprimer ses regrets. Il avait préparé un petit discours percutant afin de ne pas se retrouver à court de mots devant Ramatoa Rabemila. Il s’était même muni d’un paquet de chocolat en guise de cadeau.

La Bibliothèque Generale était très proche du Ministère. Juste avant midi, il approcha l’immeuble impressionnant qui abritait la plus grande bibliothèque de Madagascar. Il se présenta à la réception. Un jeune homme y était disponible pour assister les visiteurs et les chercheurs.

“J’aimerais parler à Madame Rabemila, s’il vous plaît.”

“Madame qui?” demanda le jeune homme à l’attitude souriante et serviable.

“Rabemila, au bureau des Recherches.”

“Je suis désolé, Monsieur, mais il n’y a personne à ce nom ici. Peut-être utilise-t-elle un autre nom professionnellement?”

“Odette Rabemila est son nom. Elle est assez âgée. Elle est élégante et porte le lamba.”

“Attendez alors. Je vais chercher mon supérieur.”

Après quelque temps, il revint avec une femme habillée à l’occidentale, d’un certain âge. Elle le salua chaleureusement.

“Est-ce vous qui cherchez Odette Rabemila? Ne savez-vous pas qu’elle est décédée?”

“Comment ça décédée?” Sa surprise fut immense. L’amerture emplit sa bouche. “Mais je l’ai vue il y a trois semaines seulement!”

“Parlez-vous de quelqu’un d’autre?” La Directrice de la Bibliothèque Generale eut l’air étonnée. “L’Odette Rabemila dont je parle est morte, il y a très longtemps. Au moins vingt ans!”

“Est-ce vrai?” Ramoramiakatra ne sut que dire.

“Mais oui! C’est elle qui a contribué à la création de cette bibliothèque. Elle a été pionnière dans la collection et l’édition des ouvrages malgaches que nous avons ici. Le monde des livres à Madagascar lui doit beaucoup. Malheureusement peu de gens sont au courant de sa contribution. Les gens ne sont plus très livres de nos jours!”

“…” Ramoramiakatra était à court de mots. Mais qui était donc cette femme qui lui avait parlé tous les jours dans le jardin public? Il restait pensif. Avait-il imaginé des choses ou perdu la raison, quelle explication pouvait-il trouver?

“En tout cas, son portrait est là-bas, suspendu au mur à l’est du building, si ça vous intéresse.”

“…” Mon ami se planta devant le portrait. C’était vraiment Ramatoa Rabemila, son interlocutrice quotidienne au jardin du Ministère. La tête lui tourna.

“Vous allez bien, Monsieur?”

“Ca va bien!” répondit mon ami, encore sonné. “Je suis désolé de vous avoir dérangé, mais je crois que je suis à la recherche de quelqu’un d’autre. Merci de votre aide.”

“…”

“Un instant!” dit-il après un moment. “Puis-je emprunter votre copie de Takelaka Notsongaina?”

Voilà en gros, chers lecteurs, l’histoire que mon ami me raconta.

“J’aimerais te raconter quelque chose de bizarre qui m’est arrivé,” me dit-il. Dès sa sortie de la Bibliothèque Generale, il courut me voir à mon bureau. “C’est une histoire sérieuse et non une blague”.

J’admets que j’ai éclaté de rire et que je n’ai pas cru à son histoire mirabolante. Mais comme je vous ai dit plus haut, il n’y a pas de raison pour ne pas le croire. Quelle motivation aurait-il pour inventer une histoire pareille?

“Sois donc sérieux! Tu es sûr que tu n’as pas bu ou fumé quelque chose aujourd’hui?” lui demandais-je en riant d’un rire dément.

Et c’est à ce moment même que ma Directrice passa devant la porte de mon bureau. Elle passa la tête à l’intérieur, étonnée de me voir rire aux éclats.

“Qu’est-ce qui vous fait donc rire tout seul?” demanda-t-elle avec un sourire accompagné d’ un regard plein de remontrances. Elle n’attendit pas la réponse et repartit tout de suite.

Je regardais autour de moi et réalisais que j’etais tout seul dans mon bureau — comme tous les jours durant le déjeuner. Le livre déplié devant moi n’était autre que le Takelaka Notsongaina.

Il était ouvert à la page 57: Irene Ralima, une nouvelle de Rabearivelo.

C’était ma lecture du jour.

[Version originale]

--

--

Soamiely
On Madagascar

Favorite Palindrome: Was it a car or a cat I saw?