Lettre d’amour au Museion

Musée, je t’aime. (I also love you in English 💂)

Ronan de la Croix
of Museion and Men
7 min readApr 2, 2018

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Ça fait pas mal d’années que je foule tes salles claires. À 3 ans, j’ai repeint ma chambre après avoir visité le musée Van Gogh d’Amsterdam (❤️). J’ai fait des glissades ventrales les lundis sur le parquet fraîchement ciré de la Galerie des Glaces (❤️). Je commente tes œuvres tout haut. Je reste 10 minutes bloqué à 10 cm de la toile, louchant sur une touche de jaune vif. J’écoute en douce ce que se racontent tes visiteurs. Parfois je ris d’un air condescendant, parfois j’acquiesce, admiratif. Je ne fais jamais la queue sauf dans celles des coupe-files (tmtc détenteur de carte Sésame ❤️). D’ailleurs, je ne te visite pas, je te rends visite, comme un ami familier. Je vais au Louvre même pour 15 minutes, juste pour lire le journal au calme (il faut connaître les bonnes salles), pour saluer les Antiques et les Vinci. Je suis tombé amoureux de toutes tes Vénus, tes Victoires, tes Artémis. J’ai écouté tous tes guides par dessus l’épaule de leurs clients. J’ai pris toutes les photos interdites. Chez toi je me sens chez moi, un peu comme Éloïse au Plaza (❤️).

“Chez toi je me sens chez moi, un peu comme Éloïse au Plaza.”

Mais attention, ce n’est pas parce que je me sens chez moi que je n’éprouve pas le frisson devant le sacré ! Je ne saurai toucher une œuvre, j’ai bien trop de respect pour leur aura benjaminienne, pas comme cet ingénu et débonnaire compte instagram : Touching Contemporary Art (❤️).

Encore une géniale initiative d’une visiteuse désabusée : instagram.com/touching_contemporary_art

Pièces à vivre

Je dois t’avouer un truc, musée. Ton nom est usurpé, ton honneur est bafoué. Aujourd’hui “muséification” sonne comme un glas. On y fige l’immobilisme, on y projette l’empoussiérage, les Muses sont de pierre plus que de chair, et c’est pas cool pour toi.

“Un musée, c’est comme une orgie de pensée… ” Ptolémée (citation approx.)

Quand Ptolémée Sôter te donne naissance à Alexandrie en 290 avant JC, Museion, ô incarnation de la brillante époque hellénistique, tu abrites alors la fameuse bibliothèque d’Alexandrie, des jardins, un observatoire, des mathématiciens répondant aux noms d’Euclide, Ératosthène et Hipparque, le poète Théocrite, l’ingénieur Archimède… Par opposition farouche aux Saints des Saints, aux salles du Trésor fermées qu’on trouvait dans les temples archaïques, Ptolémée souhaite un lieu de vie, où l’on recherche, où l’on débat, où l’on déambule librement et où les meilleurs cerveaux s’activent pour produire la connaissance et dessiner le futur. Ptolémée, ancien “garde du corps” d’Alexandre le Grand, devenu diadoque, dépense sans compter pour subventionner achats de rouleaux de papyrus à foison, et entretenir à grands frais tout ce qu’il y avait d’esprits brillants dans le monde hellénistique.
Quelques millions claqués, une dynastie qui durera trois siècles. Pari sur l’intelligence vivante : réussi.

De l’impact social des musées

Si un Museion aide les civilisations à traverser les siècles (#softpower) c’est qu’il “ruisselle”, comme dit Rodin dans l’Art*, et impacte les sociétés en profondeur. Aujourd’hui un musée universel comme le Louvre Abou Dabi (❤️) a pour mission de mettre en lumière, au croisement de trois continents, ce qui nous rassemble plutôt que ce qui nous sépare. Un Christ en croix y côtoie une tête de Bouddha ou un Fayoum pour une contemplation sans frontières, dans un parcours établi en collaboration avec le Louvre Paris. Ouverture contre obscurantisme, éducation contre barbarie, tolérance contre radicalité… Idéalement, cet esprit d’ouverture et d’accueil “ruisselle” dans la société et le monde, “polissant tour à tour quelques-unes des facettes de [l’] âme nationale”*.

“L’art indique aux hommes leur raison d’être” -Auguste Rodin

Impact sociétal mais aussi impact sur les individus. Rodin dit (ou écrit, on hésite encore) : “l’art indique aux hommes leur raison d’être. Il leur révèle le sens de la vie, il les éclaire sur leur destinée et par conséquent les oriente dans l’existence”. Sur Puvis de Chavannes : “Il suffit de regarder l’un de ses chefs d’œuvre pour se sentir capable de nobles actions.”*

Cher musée, je ne veux pas être trop long sur ton impact car j’écrirai bientôt plus sérieusement dessus, je laisserai donc Rodin conclure d’une formule ma foi très delphique : “les artistes présentent aux autres hommes un miroir pour les aider à se connaître”. Galerie d’Art, Galerie des Glaces : même combat.

“Visite singulière” en famille au formidable Musée de la Chasse et de la Nature

À l’œil libre

Alors oui, Maman (❤️) est artiste, mais c’est avant tout une super maman, qui m’a présenté à toi, palais des Muses, dès mon plus jeune âge. Elle m’a appris à voir plus loin que la toile et la matière, à me débarrasser de mes idées pour embrasser l’œuvre et écouter ce qu’elle a à me dire, en toute simplicité. Elle m’a fait comprendre qu’il n’y avait rien à comprendre ; que la meilleure façon de se faire l’œil, c’était de ne rien chercher mais de plonger, comme on explore un fond marin ou une voûte étoilée. Se laisser surprendre par un détail, un regard, une diagonale, une main, un pli, une couleur.

Seul au musée, mais toujours bien accompagné

À ma minuscule échelle, et sans aucun moyens, j’ai essayé d’inventer des capsules qui retranscrivent mon appréhension très personnelle des œuvres.

D’abord, j’ai voulu reproduire ce que j’avais ressenti, un jour, au musée Guimet en m’approchant, presque hypnotisé, à quelques centimètres d’un Shiva ; cette sorte de vertige d’être au plus près de la statue, trop près. CONTOURS (2015), c’est un plan séquence mis en musique et en paroles où la caméra se balade autour de la statue en mode macro, pour enfin s’en éloigner et dévoiler l’œuvre dans son ensemble.

“Ainsi les tableaux vus de trop loin et de trop près. Et il n’y a qu’un point invisible qui soit le véritable lieu. Les autres sont trop près, trop loin, trop haut ou trop bas.” Pascal, Pensées**

C’est ce que j’ai essayé de reproduire en version “jeu vidéo” avec TERRA INCOGNITA (2018), réalisé avec la complicité irremplaçable de l’ami Léon Denise (❤️) dans le cadre du premier “Hackathon artistique” organisé par la Cité des Sciences (❤️) et l’Agence Photo de la RMN — Grand Palais (❤️) qui avait mis à notre disposition des modèles 3D et photogrammétries de dizaines d’œuvres de Gauguin. Pour un habitué des hackathons avec MakeSense (❤️), Startup Weekend (❤️) et consorts, j’ai trouvé l’initiative intéressante même si tout reste à inventer. J’ai cependant été bluffé par les résultats : jeux de (dé)construction, tableaux tactiles, lithos modernes, statuettes imprimées en 3D, puzzles… Des étudiants, des développeurs en agence ou indépendants, des retraités, tous manifestement passionnés d’art et prêts à hacker des œuvres pendant un week-end.

TERRA INCOGNITA : Un papillon à la conquête du Saint Orang de Gauguin

TERRA INCOGNITA permet au “joueur” d’en apprendre plus sur une statue et de se poser des questions qui l’incitent à s’approprier et se familiariser avec l’œuvre, pour enfin deviner qui elle est, ou ce qu’elle représente, et la contempler dans son intégralité. Pour y jouer, il faut télécharger le lecteur Unity3D mais ça vaut le détour. Que de chemin parcouru depuis les jeux “ludo-éducatifs” Cryo / RMN (❤️) qui, avouons-le maintenant, ne te rendaient pas justice, cher musée.

Mais puisque la beauté est dans l’œil du regardeur, puisque tu nous tends “un miroir pour mieux nous connaître”*, j’ai voulu repousser les limites de l’absurde, ô Museion, en faisant des visites 100% audio d’expositions : LES ODIEUX VISITEURS (2018). J’ai donc enregistré ce que je fais par ailleurs assez souvent en venant te voir : une banale discussion avec un ou une amie qui m’accompagne. C’est un peu contemplatif et surréaliste, un brin cubiste, et un soupçon interdit, car on entend les réactions de mes amis, mais aussi celles de tous les autres visiteurs anonymes que j’enregistre à leur insu 😇.

Je rends ainsi hommage aux tacites règles de visite qu’on intériorise souvent, et parfois à tort : ne pas parler aux autres visiteurs, suivre le sens de visite, lire tous les cartels, avoir l’air de “comprendre”… Quand on te visite à l’œil libre, on comprend parfois mais on ressent toujours.

“Quand on te visite à l’œil libre, on comprend parfois mais on ressent toujours.”

Tu l’auras compris, cher Musée, je suis ton humble serviteur et je fais tout pour attiser la curiosité de mes congénères et leur donner envie de venir te voir comme un ami fidèle, un grand-père généreux ou un amant qu’on regarde avec les yeux du premier jour, pour goûter ta paix et ta folie, sans barrières, sans tabous, sans complexes et sans limites.

*L’Art, Entretiens entre Auguste Rodin et Paul Gsell, “Les Cahiers Rouges”, Grasset, 2005

**Pensées, Blaise Pascal, Éditions de Port-Royal : Chap. XXV-Faiblesse de l’homme : 1669 et janv. 1670 p. 190 / 1678 n° 3 p. 186

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Ronan de la Croix
of Museion and Men

General manager at qqf.fr / Founder of Musei.on / Artistic director at Château Jouvente. History geek, media explorer, wine amateur, royalist. Opinions are mine