Vivre à DAU

Ronan de la Croix
of Museion and Men
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8 min readFeb 13, 2019

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Il y a mille façons de participer à DAU, voici la nôtre.

Dès que je lis dans The Arts Newspaper (en français) la description intrigante de DAU, je m’empresse de prendre mon “visa”, par amusement -et curiosité professionnelle. Production digne de la propagande soviétique la plus débridée, promesse d’immersion, parcours personnalisé, ouvert 24/7… Je jubile. Je remplis le questionnaire sur mes croyances spirituelles et mes histoires de cœur… Je suis perplexe, mais indulgent.

Quelques jours plus tard commence à sourdre la polémique, des amis racontent leurs déconvenues au sein de la production. Une amie réalisatrice ❤ dénonce des conditions de travail illégales à la limite du sectarisme, un ami plutôt scout fêtard ❤ y voit une initiative qui oscille entre la nullité et le satanisme, avant d’apprendre qu’une amie sorcière féministe ❤ s’est faite horriblement cuisiner en entretien par Ilya Khrzhanovsky, l’instigateur du projet.

Bientôt, les articles jusque là complaisants et rabâcheur de communiqués de presse commencent à révéler l’envers du décor de DAU. Ce qui ne fait que renforcer mon envie de me faire une opinion par moi-même. Par nous-même. Car j’ai eu le plaisir et l’honneur d’être accompagné de deux amies chères et drôles. L’une, artiste tombée dans la finance ❤ et l’autre, autrice metteuse en scène de théâtre immersif (bigdrama.fr) ❤. Nous avons le visa 24h avec une entrée prévue samedi à 18h.

Déjà la société soviétique de terreur et de corruption attise le rythme de nos cœurs.

Samedi, 16h Une informatrice ❤ qui n’avait pas pu entrer à l’inauguration de DAU à cause d’un énorme cafouillage technico-administrativo-logistique, m’annonce que le Châtelet ouvre bien ce soir. Excitation.

17h30 On se retrouve sur la place du châtelet pour retirer nos visas. Pas de queue, retrait hyper fluide et rapide.

17h32 Premier pichet de bourgogne au Zimmer

18h00 On est dans la queue qui se forme devant le Châtelet. Dépôt des téléphones dans les casiers. J’hésite à le garder dans mon sac. La peur de me confronter au titan à bonnet qui sert de vigile m’oriente vers le choix le plus judicieux. Nous sommes cordons bleus (on a lâché 75€), on nous invite donc à griller la queue. Déjà la société soviétique de terreur et de corruption attise le rythme de nos cœurs. Nous entrons, on nous enjoint à nous diriger vers le sulfureux “orgy bar” (un décor qui fait très toc, une vodka qui fait ka-ching!). Là-haut, concert de batterie bruitiste. Une tête connue ❤. Une amie productrice est à DAU (physiquement) depuis déjà 24h et prendra son temps pour en profiter encore un peu. Elle a les yeux rieurs et hagards qu’on croise dans les fumeries d’opium.

S’en suit une longue déambulation dans le bâtiments. Avec mes deux co-exploratrices, nous nous sommes entendus pour juger de DAU avec l’esprit ouvert, sans tenir compte de tout ce qu’on avait pu lire ou entendre. Nous suivons Ilya et son aréopage à pas de course d’étage en étage. L’immersion opère. Nous sommes presque des espions russes.

Nous suivons Ilya et son aréopage à pas de course d’étage en étage. L’immersion opère. Nous sommes presque des espions russes.

Premier film sur la domination (sociale, psychologique, amoureuse…). Long, lent mais bien joué. Je m’assois à côté de l’une des protagonistes du film (c’est une statue de silicone). J’essaie de faire détraquer le téléphone made in China sans marque qui nous sert de traducteur instantané. La voix de Gérard Depardieu nous sussure à l’oreille un texte monocorde. Pourquoi pas.

L’exploration continue, nous perdons un peu la notion du temps. Le “sex bar” est fermé ? Qu’à cela ne tienne, nous entrons par l’autre porte. Je connais un altiste russe ❤ qui a toujours promu l’habileté de son peuple à contourner les obstacles. Décor décevant d’items barbessiens en plastique. Le niveau de transgression est navrant. Nous ouvrons toutes les portes (aucune n’a encore été fermée par la sécurité), nous retrouvons au dernier sous-sol, sous les pieds des visiteurs, traversons des couloirs sans lumières, volons des artefacts sexuels et déguisements de call-girls dans les réserves. Bas résille, martinet, nippies, anus en silicone sont désormais dans notre tote bag. L’une fait le guet, les autres s’immiscent, puis on échange les rôles. Fous-rires étouffés. Dur de garder son calme. Nous nous sentons impunément observés par l’œil de Moscou.

Avons-nous fait toutes les salles ? Nous montons tout en haut des escaliers jusque dans les bureaux. Un long couloir de velours rouge tapissé, s’achevant en pointe de flèche. Sommes-nous dans la matrice profonde du Châtelet ? Entrons dans un bureau. Des CV sont empilés sur une chaise, nous prenons place dans les fauteuils et nous servons un verre d’eau. Sur la table basse, un flacon pipette de substance psychotrope. Nous laissons en souvenir de ce doux moment le bas résille sur l’écran d’ordinateur, tel une toile d’araignée d’un décor de Tim Burton. Redescente par un raccourci (on commence à connaître les lieux). Devant l’ascenseur, rencontre avec deux sœurs jumelles toutes de noir vêtues. Identiques, de leurs bottines-sabots à leur coupe au bol, elles sont russes et parlent allemand. Elles ne danseront pas ce soir. On aime.

Ce qui reste sans doute notre plus beau souvenir de DAU : l’enceinte béante du théâtre depuis le dernier balcon.

Un escalier dérobé nous fait de l’œil depuis le début. Après un repérage digne de Natalya Simonova, nous nous précipitons à l’étage pour découvrir ce qui reste sans doute notre plus beau souvenir de DAU : l’enceinte béante du théâtre depuis le dernier balcon. Une immensité, un gigantisme entièrement rempli, comme dans une pièce d’Ionesco, par des échafaudages métalliques dessinant dans l’espace un quadrillage psychédélique.

Nous restons en silence à contempler le vide. N’est-ce pas le propre des russes de passer en un instant du chaud au froid, de la fureur à la paix ?

22h05 Deuxième pichet de bourgogne au Zimmer. Cannellonis à la truffe et soupe à l’oignon gratinée.

23h10 Nous nous dirigeons au Théâtre de la Ville. Dépôt des téléphones dans les casiers. Fort de ma première expérience, je fais le choix le plus judicieux et enfonce mon téléphone au fond de ma chaussette. L’absence du titan à bonnet me réconforte. On sent que le lieu a été rodé depuis l’ouverture, les confessionnaux sont déjà fatigués, une forte odeur de mauvais corned beef à la russe a envahi l’entrée. L’Angleterre et la Russie, deux fléaux qui firent trembler Napoléon, mais dont la gastronomie Française sera toujours victorieuse. Fidèles à notre urbex, nous descendons dans les cuisines vides du théâtre, odeur d’huile rance et de moisi. Nous remontons jusqu’à la salle de théâtre à proprement parler. Dégagée de tous ses atours, c’est un décor d’architecture brutaliste offrant à nos augustes fesses des gradins de béton brut, et à nos yeux des murs écorchés bruts.

comme à Athènes

Le calme règne. Nous nous installons sur des matelas glauques de mousse expansive pour regarder un film sur la passion homo-érotique entre deux ouvriers de l’“Institut”. Gérard Depardieu ❤, qui aura décidément beaucoup donné de sa personne, traduit d’une même voix monotone les insultes les plus fleuries de l’amant tourmenté à son amant indécis : “je te pisse à la raie” ou autre “sac à foutre”. Encore une fois, réalisation fainéante qui se repose sur le jeu vrai et touchant des acteurs. La douleur des sentiments a quand même du mal à nous tenir en haleine. Nous reviendrons plus tard.

du bon son dans les oreilles

Une salle attenante nous plaît beaucoup, un casque sur la tête au milieu des dortoirs, des musiques planantes dans les oreilles, nous rêvons et dansons sous les yeux effarés d’un vigile. Dans les deux théâtres, le staff n’est malheureusement pas bien formé, ne connaît pas la programmation et sort trop facilement du personnage, ce qui casse quelque peu la sensation d’immersion et notre suspension of disbelief.

A l’étage, une salle de projection, le public, assis, attend patiemment. Noter voisine ose entamer un roman de 800 pages. Il ne se passera rien. Après qu’une des spectatrices s’avance vers l’écran et exécute quelques pas de danse en riant, nous partons. Passons devant les œuvres relativement folkloro-anecdotiques prêtées par Pompidou. Niveau de subversion : chaton qui rote. En passant dans un couloir, nous chapardons un rouleau de rubalise qu’on décide d’intégrer au décor de l’expérience DAU. Nous bloquons progressivement les accès derrière nous afin de créer un labyrinthe récalcitrant. Portes, escaliers, couloirs… Tout se ferme sur notre passage, laissant nos suiveurs dans la confusion. Niveau de subversion : crêpe champignons-nutella.

Niveau de subversion : chaton qui rote.

Passons la salle des mannequins, puis l’atelier où l’artisan (qui pourrait bien être la seule personne détenant un réel talent technique de TOUTE la production ?), débauché de chez Mme Tussaud, nous montre comment il superpose les couches de silicone pour donner chair à ses sordides mannequins (2 ans de travail pour tout DAU). Nous arrivons en haut dans les salons.

the uncanny valley of our hands

Dimanche, 01h15 Les salons décorés à la soviétique (des objets, meubles, tapis, lampes, tableaux… manifestement chinés avec goût mais sans trop d’unité) sont des espaces où sont plus susceptibles de se créer des échanges entre les participants. Ici, deux joueurs d’échecs d’une grosse vingtaine d’années discutent calmement, là, deux acteurs de théâtre d’impro dissertent de la laideur morale socratique, devant un public amusé, là encore, des participants dînent en présence d’autres participants. Nous nous attablons pour boire une timbale de thé issu du samovar et trinquons avec Ilya qui fait visiter l’étage à ses amis.

Dans les couloirs, les esprits s’échauffent et les nez s’enfarinent.

Dans les couloirs, les esprits s’échauffent et les nez s’enfarinent. Des bandes de potos s’esclaffent bruyamment, ils ne sont pas là pour l’art. Les salons se mueront bientôt en bosquets propres à accueillir des bacchanales de derrière les rideaux.

02h02 Retour dans la grande salle où des silhouettes de cire côtoient des spectateurs amorphes ou endormis. Ce film traite de l’inceste entre un fils un peu simple et sa mère un peu névrosée. C’est long, cru, répétitif. Toujours pas de chef d’œuvre à l’horizon. On somnole. On décide vers 4h qu’il est temps de rentrer. Certains passeront la nuit à déambuler, ou à dormir seul sur leur tapis de mousse ou accompagnés dans un des sofas des salons.

Je souhaitais participer à une expérience totale et transformatrice, qui m’apporte des billes sur la société totalitaire. Mais les nombreux films se complaisent dans une esthétique néo-soviétique et dans des poncifs archétypiques. Si Socrate fut tué pour avoir corrompu la jeunesse, Ilya Khrzhanovsky n’a pas trop de soucis à se faire. In fine, la pauvreté du langage scénographique couplé à des déconvenues techniques nous empêchant de suivre le fameux parcours personnalisé nous laissent un sentiment de déception, malgré de bonnes tranches de sensations à la russe.

Comme c’est le cas dans de nombreuses expositions d’art contemporain, c’est un cadre trop grandiose pour une œuvre trop mineure. Cependant, alors qu’un visa 24h permet d’entrevoir l’atmosphère de DAU, un visa illimité permet d’en faire son club, une sorte de Silencio ❤ qui ne fermerait jamais. Club d’échecs, club de danse, club à partouze cocaïnée, club dortoire zen (on oublie le ciné club) … Ce cadre versatile ne tient aucune de ses promesses mais rend ce qu’on lui donne. C’est déjà ça.

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Ronan de la Croix
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General manager at qqf.fr / Founder of Musei.on / Artistic director at Château Jouvente. History geek, media explorer, wine amateur, royalist. Opinions are mine