Pascale D’ERM : « La nature a longtemps été une prison, un piège pour les femmes, mais aujourd’hui c’est un tremplin politique pour celles qui s’engagent à la préserver. »
8 mars 2019
Pascale D’ERM, journaliste, autrice, réalisatrice, est spécialiste des questions environnementales. Elle adopte une lecture genrée de la transition écologique et de la nature, notamment dans son ouvrage « Sœurs en écologie » (Editions La Mer Salée, 2017), qui tisse les liens entre femmes, nature et écologie. Elle a réalisé le documentaire Natura, une démonstration des pouvoirs de l’environnement, de la nature sur le corps humain, la santé et le bien-être.
Vous travaillez depuis de nombreuses années sur la thématique de l’environnement, comment en êtes-vous venue à y inclure la notion de genre ?
Je travaille sur ces questions de nature, d’écologie et d’environnement depuis 26 ans, et je ne m’étais jamais posée la question du genre avant que je me rende compte, il y a quelques années, que de nombreuses conférences sur le sujet étaient menées par des hommes, et que les écrits étaient des écrits d’hommes pour la plupart.
En fait, il y a eu un déclic : je préparais un livre sur l’histoire de la pensée écologique et en faisant une recherche « femmes, écologie, environnement » dans l’encyclopédie Universalis, je suis tombée sur « reproduction », « Rousseau » et « Mycose ». J’ai été choquée ! Le mot « Reproduction » m’a mis la puce à l’oreille et j’ai exploré cette identification des femmes à la nature, via leur fonction de reproduction. « Rousseau », ce n’est pas une femme, donc je ne vois toujours pas ce qu’il faisait là. Et « mycose », ça n’a rien à voir avec la pensée écologique !
Je me suis demandée où étaient Rachel CARSON, Vandana SHIVA, où étaient toutes les femmes qui ont contribué et contribuent à la pensée écologique. Je suis remontée à la source de l’absence des femmes dans la pensée, à savoir l’assimilation des femmes au principe de reproduction, l’équation que j’ai appelée femmes = nature. C’est une équation qui remonte à la pensée métaphysique et grecque qui dissociait la culture de la nature et qui rangeait le féminin du côté de la nature, cantonné à la reproduction, ce qui a eu pour conséquences d’exclure les femmes des lieux d’éducation, de pouvoir et de vote. De l’autre côté, il y a les hommes au sommet de la hiérarchie, avec la culture, le vote, l’éducation et au final le pouvoir.
Donc il y a eu un double asservissement des femmes et de la nature. C’est l’analyse des écoféministes : à l’origine de l’asservissement, de l’exploitation de la nature et des femmes, on retrouve la même posture philosophique et éthique, qui est une posture masculine, celle de se mettre au-dessus de la Terre, avec une volonté de conquête, de prédation, d’exploitation. L’intuition, le corps, la nature, le féminin ont été dévalorisé.e.s au profit du masculin, de la valorisation économique, du capitalisme, de la financiarisation de la nature, de l’exploitation de cette nature. Ce dualisme a persisté depuis la métaphysique grecque, les Lumières et encore aujourd’hui dans certaines cultures.
Les racines de l’asservissement des femmes et de la nature (les postures masculines de prédation et de domination) nous ont conduit.e.s aux impasses écologiques dans lesquelles nous sommes aujourd’hui, où l’on continue d’exploiter alors que l’on devrait guérir la Terre.
Comment définissez-vous l’écoféminisme et vous reconnaissez-vous en tant qu’écoféministe ?
L’écoféminisme est un mouvement principalement anglo-saxon et européen des années 80. Les écoféministes étaient les seules à penser un rapport du féminin et de la Terre autre que par les voies de l’asservissement. C’est un mouvement pacifiste, écologiste, antinucléaire et à l’origine, un mouvement d’action. Avant d’être des penseuses, des chercheuses en sciences sociales et dans le domaine du genre (comme Carolyn MERCHANT, Susan GRIFFIN, Vandana SHIVA), les écoféministes étaient des activistes. Elles ont entouré le Pentagone dans les années 80 pour lutter contre le nucléaire, elles ont mené des actions contre le pouvoir, des mouvements politiques, citoyens, de rites, emprunts de pensée, de spiritualité.
D’une certaine façon, je suis une activiste car je me bats aussi sur le terrain, je soutiens et je peux mener des actions, mais je n’ai pas encore la prétention d’être une activiste au sens écoféministe du terme. Mais je me reconnais dans leur pensée et dans leur ambition, qui est de revaloriser la pensée et l’action des femmes et de les encourager à prendre leurs responsabilités. Je suis devenue écoféministe et féministe avec ce chemin que j’ai fait durant deux ans pour « Sœurs en écologie ».
Dans votre ouvrage Sœurs en écologie, vous parlez de la notion de « sororité écologique », pouvez-vous nous l’expliquer ? Quelle est son importance pour les luttes féministes et écologiques ?
C’est à la fois un constat que font les femmes que leur environnement immédiat n’est plus viable, et une intuition, une petite sonnette d’alarme qui s’est allumée chez les femmes du monde entier, et la conscience que seules, elles seront plus faibles.
C’est donc la solidarité de femmes qui se mettent en réseau pour le climat, pour les forêts, c’est Three Sisters, We Can, WECF, Women for Climate… Ce sont des réseaux de femmes qui se mettent ensemble parce qu’elles portent ce regard commun sur l’environnement qui se dégrade, et qu’elles savent qu’ensemble elles seront plus fortes pour le préserver.
Donc la sororité écologique c’est ça, et en même temps, on est des sœurs les unes pour les autres. Il y a cette notion d’altérité qui est belle aussi. De « femme = nature », mon parcours m’a amené à « femmes + natures » au pluriel. Et là, c’est une équation pour toutes et pour tout le monde. Les femmes qui s’associent le font chacune avec leur contexte, leur culture, c’est pour ça qu’il n’y a plus de singulier, je ne crois plus à une essence féminine de toute éternité, je crois au contraire que les femmes varient selon les contextes, les cultures, les époques. Quand les femmes sont au pluriel, ancrées dans un territoire et un contexte culturel précis, elles peuvent se réapproprier leur pouvoir, innover et résoudre les enjeux écologiques. J’y vois une grande puissance. Elles vont bien au-delà de leur combat de genre, elles ne se battent pas pour elles, elles se battent pour la communauté et plus, elles se battent pour la Terre.
Quelle est la place des femmes dans la transition écologique ? Ont-elles un rôle spécifique ?
D’après mon analyse — qui est celle des écoféministes, là on se rejoint vraiment — les femmes sont en première ligne des questions d’alimentation, d’enfance, de soin, de care. Elles sont confrontées aux pollutions, au besoin d’air, d’eau, de soins qu’elles donnent à leurs enfants ou à leur communauté dans le monde entier (en Afrique, ce sont elles qui fournissent 80% des ressources vivrières). Elles se rendent compte que la planète va mal, elles s’en rendent compte car ça touche à leurs fonctions et à leur quotidien.
Ce n’est pas que les hommes ne voient pas ces dégradations environnementales, mais ils les voient peut-être de plus haut et de plus loin. Elles, elles ont le nez dedans, les mains dedans. Aujourd’hui, la planète aussi est faible et fragile, et elle a besoin de nous. Et ça, c’est quelque chose qu’il faut savoir voir, peut-être les femmes peuvent voir différemment et mieux, en ayant ce soucis de prendre soin.
Si les femmes sont pour moi mieux placées que de nombreux hommes pour résoudre les problèmes écologiques et mener ces luttes environnementales, c’est aussi parce qu’elles inspirent une pensée écologique qui n’est plus exclusivement intellectuelle, complètement déconnectée du réel, mais qui incarne des pensées charnelles, liées avec le soin, l’eau, l’air, l’alimentation, le corps. Et pour moi, l’écologie c’est ça : de l’eau, du ciel, de la terre. Pas des débats à n’en plus finir, avec l’échec des conférences où l’on voit des costumes-cravates qui ne s’écoutent pas.
Il faut une « écologie intégrale » (Delphine BATHO), une écologie qui soit au prise avec le réel. Les femmes sont super bien placées de par leurs fonctions, même dans les pays développés. Même si elles ne vont plus chercher l’eau, ce sont elles qui s’occupent encore des repas, de donner à manger aux enfants, de les soigner : pourquoi ne peut-on plus sortir les poussettes quand il y a la pollution de l’air ? Pourquoi donnerait-on de l’eau contaminée du robinet dans le biberon ? Ce sont des questions très concrètes qui font qu’elles pourraient prendre soin de la santé de la Terre comme elles prennent soin de la santé de leur communauté.
J’ai observé que de plus en plus les femmes se battent, montent au créneau. Il y a beaucoup d’espoir dans ce type de combat que mènent les femmes. N’étant pas dans le moule du système patriarcal et capitaliste, elles sont une porte de sortie de ce système. Les écoféministes ont compris la convergence des luttes et la mettent en œuvre, tout simplement.
Y a-t-il nécessairement un lien entre luttes féministes et luttes environnementales ?
Il n’y a pas systématiquement une convergence des luttes. Ça dépend des générations de féministes et de leurs combats. Beaucoup de féministes n’ont pas pensé autrement le lien femme-nature. Les féministes voulaient tout sauf que les femmes restent à la maison et qu’elles s’occupent de leur foyer. Dans « écologie » (du grec “oikos”, maison et “logos”, science, connaissance), il y a le mot « maison », et la maison était synonyme de confinement, de prison, et donc de dévalorisation et d’asservissement pour les femmes. Donc c’est pour ça qu’elles étaient très réticentes à penser ces liens.
Les premières générations féministes se battaient pour les droits des femmes et heureusement, elles ont eu gain de cause car sinon on n’aurait toujours pas de chéquier ni le droit de vote, et on ne pourrait pas décider de notre corps ni de nos grossesses. Mais pour cette génération, il est vrai qu’elles considéraient la nature comme mineure et asservissante par rapport aux droits sociaux qu’elles défendaient.
Maintenant, les féministes anglo-saxonnes, allemandes et européennes ont compris qu’il y a une même racine au patriarcat et à la destruction de la Terre. Il y a donc là une convergence très forte des luttes qui se noue aujourd’hui. Parce que si on veut changer le système, il faut en passer par un changement culturel, avec une nouvelle représentation d’une humanité qui ne soit plus supérieure et prédatrice, mais au contraire qui soit dans le care, dans l’attention, la diversité, l’altérité, le sensible, le rapport au corps. C’est une vision qui ne viendra pas des hommes, en tout cas pas des générations anciennes car c’est trop tard, ils ont eu cette éducation, ils ont été dans ce moule, dans ce système financier capitalistique qui nous a mené dans les impasses actuelles.
En revanche, il y a une convergence des luttes très fortes des nouvelles féministes et des écologistes pour relier la question de la justice écologiste et sociale à la question des droits des femmes et des minorités en général. Le mot qui résume cette convergence c’est l’altérité et le care. Il faut sortir de cette domination, de cette pensée unique, masculine, blanche et capitaliste. Aujourd’hui, on en est à guérir et à replanter. C’est une pensée qui est très très loin de la prédation qui a prévalue jusqu’à aujourd’hui et qui était une pensée exclusivement masculine.
Donc l’écologie, la préservation de l’environnement permettrait également des avancées féministes ? Et vice-versa ?
Avec l’écologie, il y a une convergence très forte entre ce que l’on vit dans les maisons et ce que l’on vit autour de nous dans la société. On sait que les choix alimentaires, les choix de consommation, de déconsommation justement, de sobriété, ont des répercussions sur ce qu’on veut voir advenir d’une nouvelle société, qui consomme moins, qui consomme des produits plus respectueux de la Terre. Il y a donc des liens très forts entre le pouvoir des femmes (éventuellement chez elles) et l’impact que ça pourrait avoir.
Pour ça, il faut leur donner le pouvoir, il faut la parité. Ce sont des combats féministes qu’il faut encore mener car ce n’est absolument pas gagné. Mais j’observe qu’aux Etats-Unis, ou dans des pays comme le Népal ou l’Inde, et même en Afrique, il y a une telle convergence des luttes, que le fait que les femmes soient amenées à s’engager pour des combats écologiques (je pense à Wangari Maathai qui a fini par avoir le prix Nobel de la Paix en plantant des arbres au Kenya), à se mettre en première place pour sauver l’environnement, leur a finalement donné du pouvoir politique. Aux Etats-Unis, avec ce qui a été fait à Love Canal, en s’investissant contre les pollutions chimiques et les dépôts toxiques autour de leur maison, des écoles de leurs enfants, les femmes sont parvenues à monter des campagnes de mobilisation citoyenne, à accéder à des responsabilités politiques. C’est là aussi où la convergence de lutte arrive, parce que finalement, quand les femmes s’investissent dans l’écologie, elle estalors un tremplin politique pour les femmes.
La nature a longtemps été une prison, un piège pour les femmes, mais aujourd’hui c’est un tremplin politique pour celles qui s’engagent à la préserver.
Vous évoquiez des générations d’hommes pour lesquelles c’était trop tard. Donc l’éducation serait aussi une porte de sortie importante : une éducation beaucoup plus égalitaire aujourd’hui permettrait-elle de fédérer les hommes à ces luttes environnementales ?
Bien sûr. Il est très clair que les nouvelles générations des 30–35 ans ne vont pas avoir à subir ça et à faire MeToo. La clé, c’est une éducation qui soit proche de la nature, du vivant, on en est encore très loin. Les écoles dans la nature et la forêt, ça marche très bien, ça rétablit une question d’équité. Dans ces écoles forestières, les niveaux physiques des petites filles et des petits garçons se rejoignent, car tout le monde court ensemble et les filles ne sont pas retenues à la maison. Donc la nature nivèle les inégalités de genre dès les petites classes.
Dans le monde entier, les jeunes filles sortent encore beaucoup moins que les garçons dans la nature. Dans les pays développés, il y a un rayon d’action des enfants qui s’est réduit de 80%, les petites filles restent beaucoup chez elles car les parents ont peur des prédateurs, des accidents, etc. Encore aujourd’hui, elles sont cantonnées au domicile dès leur plus jeune âge. Aller dans ces écoles de nature réduirait aussi les inégalités de genre de façon très fortes pour les enfants.
Propos recueillis par Léa Guichard