Les Kenés : un art millénaire basé sur l'expression des codes de l'univers
Cet art millénaire de donner matière, sens et pouvoir aux codes de l’invisible, par les gardiennes de l’indéfinissable sagesse amazonienne.
Le terme « Kené » (prononcé “kuh-nuh”) signifie « dessin vrai » en Pano, tronc linguistique partagé par une vingtaine d’ethnies d’Amérique du Sud se divisant entre l’Amazonie brésilienne, péruvienne et bolivienne. Plus qu’un art ou une technique matériellement définissable, «kené » représente les géométries sacrées observées lors d’expériences visionnaires, généralement induites lors de rituels sous plantes dites « d’élévation » (dénommées « rao »), autres grandes traditions des peuples de cette région de l’Amazonie.
Bien que ces expériences ritualistiques et les visions qu’elles induisent sont internes et donc propre à tout un chacun, elles ont très fréquemment en commun l’apparition — les yeux fermés — de systèmes géométriques semblant venir d’autres plans de la réalité.
Reçues comme des « codes » venant harmoniser et donner du sens à ce qui les entourent, ces géométries sacrées captées par l’esprit sont ensuite matérialisées à main levée sur des surfaces aussi diverses que les tissus, la céramique, le bois ou encore le corps humain, respectivement tissés, sculptés ou peints.
Si tant les hommes que les femmes sont dotés de la capacité de « recevoir » et de percevoir des kenés, l’art de les tracer appartient traditionnellement aux femmes, enseignées depuis leur plus tendre enfance à travailler le don de visualisation et de matérialisation de ces codes de l’univers dont le pouvoir d’enchantement va bien au-delà de l’aspect visuel. Les femmes de l’ethnie Shipibo-Conibo de la région d’Ucayali au Pérou sont aujourd’hui considérées comme les principales gardiennes de cette très riche tradition millénaire qui, par l’artisanat, nous invite à plonger au cœur d’une sagesse de la nature, des plantes et de l’univers simplement indéfinissable par nos simples mots.
DE L’IMMATÉRIEL AU MATÉRIEL : UNE HISTOIRE DE COSMOVISION
La plus grande richesse et en même temps difficulté à essayer d’expliquer par des mots la tradition des Kenés vient de la propre cosmovision de base des peuples autochtones d’Amazonie, entièrement basée sur une permanente relation avec l’invisible.
Selon ces derniers, l’univers est telle une énorme toile d’araignée où tout est connecté en réseau, du micro au macro, de l’individuel au collectif. Dès lors, l’être humain serait, rien de plus, rien de moins, qu’un énième canal de transmission et d’émanation d’une grande « intelligence universelle » qui animerait et orchestrait tout ce qui est dans l’univers, ce dernier inclus. Pour les peuples autochtones d’Amazonie, cette “intelligence universelle” n’a pas en soi de personnification et encore moins de forme, puisqu’elle est la source de tout ce qui est : la vie humaine, animale, végétale, cellulaire, cosmique et bien plus encore ; le tout.
Selon cette cosmovision traditionnelle, l’univers est fait de codes, de vibrations et de perfections géométriques, où chacun de ses éléments — du plus petit au plus grand élément qui la compose — a un sens et une logique à la fois propre et en même temps de ce “tout”. De ce fait, l’homme aurait alors la capacité de connexion, de compréhension et de co-criation des codes de l’univers, tout autant que ces derniers (codes) l’influencent et l’orientent de manière permanente. Plus que par des mots, cette vision de la réalité et de l’univers des peuples d’Amazonie est traditionnellement transmise directement par l’expérience visionnaire et extra-sensorielle que proportionne l’ensemble de la ritualistique indigène dont les kenés font partis. Et derrière les kenés, les plantes dites « d’élévation » (dénommées « rao »), qui font toute la spécificité de cette tradition. Et derrière les Kenés, les plantes dites « d’élévation » (dénommées « rao »), qui font toute la spécificité de cette tradition.
DERRIÈRE LES KENES, LES PLANTES «D’ÉLÉVATION»
Parmi ces plantes, l’Ayahuasca — savant breuvage fait de l’écorce d’une liane (Banisteriopsis caapi) et d’une feuille (Psychotria viridis) — partagé en cérémonie traditionnelle et dont le principe actif — la diméthyltryptamine (ou « molécule de l’esprit » selon Rick Strassman)- mène à des expériences visionnaires de couleurs et de dimensions qui semblent dépasser de loin notre rapport traditionnel à la réalité.
En parallèle de cette principale plante médecine est souvent appliqué chez les jeunes filles étudiant l’art des Kenes du jus de Piri Piri, un collyre permettant d’améliorer la clarté et la puissance des visualisations.
Il est intéressant de voir que ce recours aux plantes médicinales dans la production des kenés symbolise la propre relation des peuples d’Amazonie à la nature ; une relation où le réel savoir vient, non pas de la
connaissance mais de l’expérience par la nature, dont les « plantes d’élévation » en sont la quintessence. Une relation où la nature retrouve sa juste place de maître et de co-créateur. Une forme de langage et d’accès immédiat (dans le sens de « sans médiation ») au savoir qui transcendent le propre langage, d’où sa nécessité de se traduire en art.
POUVOIRS CURATIFS ET THÉRAPEUTIQUES DES KENÉS
Selon la pensée Shipibo, les visions dont sont tirés les kenés sont une matérialisation de l’énergie positive des propres « plantes d’élévation » appelée «koshi», non visible à l’œil nu mais se manifestant dans la psyché sous forme de motifs colorés, infinis et interreliés. Une fois dessinés ou tissés, ces codes doteraient alors la matière qu’ils embellissent de grands pouvoirs de guérison, d’harmonisation et de protection. Les lignes façonneraient alors un cadre de chemins abstraits à travers lesquels l’énergie positive se déplacerait et transporterait des connaissances et des pouvoirs. La polysémie des kenés réside alors dans l’association entre le graphisme et le propre concept de «cano», c’est-à-dire de «chemin » (aussi appelés « couloirs de la médecine ») ; ce lien insaisissable entre le monde du visible et de l’invisible, ces ponts du matériel à l’immatériel.
C’est d’ailleurs au milieu de ces chemins et labyrinthes d’énergie positive que les chamans disent trouver l’inspiration de leurs chants de guérison (appelés « Iacaros ») , utilisant les kenés tels des partitions qu’ils révèlent, vibration par vibration, en traînant leurs doigts le long des lignes dessinées. C’est dans cette jonction entre l’art visionaire, l’art physique et l’art immatériel que se trouverait tout le pouvoir curatif et thérapeutique des Kenes.
UNE SAGESSE BASÉE SUR L’OBSERVATION DE LA NATURE
Il existe un consensus général concernant l’idée que les Kenés ont été enseignés au Shipibo par les Incas.
Il est néanmoins intéressant de voir que les femmes autochtones perfectionnent leur art en s’orientant avant tout par une méticuleuse observation de la nature: ainsi, la peau de l’anaconda est considéré comme la «mère des dessins», tant par sa peau d’infinies formes géométriques que par son intrinsèque relation avec l’Ayahuasca (dont elle est “l’animal « totem”). Les feuilles des arbres, les toiles d’araignée ou encore la voie lactée servent également de référentiel d’inspiration par les artisanes qui n’utilisent aucun outil ni croquis pour tracer leurs dessins.
C’est cette interrelation permanente entre le matériel et l’immatériel, les plantes et la psyché, la clairvoyance et la guérison, l’inconscient et la réalité, qui fait toute la spécificité et l’enchantement des Kenés, d’ailleurs déclarés Patrimoine Immatériel du Pérou en 2008.
A contrario, les propres chamans de l’ethnie Shipibo alertent sur les usages fréquemment détournés de l’art des Kenés, lesquels se retrouvent de plus en plus reproduits sur des articles de mode du monde entier ne respectant pas la profonde subtilité de cette tradition.
Selon ces derniers, la propre « koshi » des Kenes pourrait alors se retourner contre qui userait de cette sagesse sans tout le respect et la consideration qu’elle mérite. Au tournant d’une ère où l’on commence à comprendre et à démontrer que l’univers est vibration, les kenés apparaissent finalement comme une invitation à questionner et à mettre du sens aux symboles qui font notre quotidien. Une invitation à reconnaitre la toute-puissance de l’invisible et du subtile dans tout ce qui nous entoure mais aussi dans tout ce qui se trouve en nous. Une invitation à prendre soin des vibrations que nous émanons tout autant de celles qui nous entourent. Une invitation, par l’art, à s’harmoniser et vibrer la bonne vibration ; celle des codes de la nature.
(Article écrit et mise en page par Mathilde EVERAERE, publié dans la seconde revue NATIVES, premier médias en langue française autour des peuples premiers : https://www.revue-natives.com).
FlorestaTV (article en français )