Gamification : est-il encore temps de se lancer ?

Anne Lautrou
Open EdTech
Published in
7 min readMay 13, 2016

La gamification, on en parle, on la pratique et on l’acclame depuis plus de 20 ans au prétexte qu’elle résoudrait tous les problèmes. Votre site ne fonctionne pas ? Les clients ne viennent pas vers votre marque ? Les étudiants se désintéressent de votre discipline ? Gamifiez votre activité ! est-on tenté de répondre.

Ses défenseurs prédisaient que la gamification changerait le monde et pourtant, aujourd’hui, cette pratique connaît une période de remise en question. En plus d’être décriée par ses adversaires de toujours, ceux qui la pratiquent se mettent à douter. Remplit-elle ses promesses ? Les utilisateurs d’un dispositif gamifié sont-ils véritablement plus engagés ?

Dans ces conditions, vous ne serez pas surpris d’apprendre que la gamification connaît un déclin de popularité notamment dans le secteur du marketing. En 2014, déjà, la désillusion guettait. Peut-être que cette pratique n’était qu’une mode après tout. Peut-être qu’elle ne pouvait pas résoudre tous les problèmes. Délaissée au profit d’autres nouveautés plus prometteuses, la gamification plonge dans le gouffre de la désillusion.

Understanding the Digital Marketing Hype-Cycle

Toutefois, une lumière brille à l’horizon. Certaines personnes, envers et contre tous, continuent de penser que la gamification peut rendre le monde meilleur.

“A game is an opportunity to focus our energy, with relentless optimism, at something we’re good at (or getting better at) and enjoy. In other words, gameplay is the direct emotional opposite of depression.” ― Jane McGonigal, Reality Is Broken: Why Games Make Us Better and How They Can Change the World

Jane McGonigal est un exemple qui revient souvent mais elle n’est pas la seule. Au-delà de l’effet de mode, des experts soutiennent que les jeux détiennent le secret de l’engagement des individus et qu’on peut en tirer des leçons applicables dans tous les aspects de la vie. Ils affirment que les exemples sont nombreux et que les données ne laissent aucun doute à ce sujet.

“Based on my reading, the human brain is mostly a voracious consumer of patterns, a soft pudgy gray Pac-Man of concepts. Games are just exceptionally tasty patterns to eat up.” ― Raph Koster, Theory of Fun for Game Design

Alors qu’en est-il réellement ? Doit-on continuer d’espérer ? Est-il temps de passer à autre chose et d’oublier ces instants de folie où, tous ensemble, nous glorifions la gamification ?

Pour ma part, je suis persuadée que la gamification ne manquera pas de remonter la pente et de se stabiliser parce que ses fondements sont réels. Toutefois, et c’est pourquoi je commencerais par une série de rappels, je pense qu’on s’est beaucoup mépris à son sujet.

Qu’est-ce que la gamification ?

Comme son nom l’indique, la gamification est une pratique qui vient des jeux et qui consiste à appliquer leurs mécanismes à des domaines sans rapports direct avec le divertissement. Un dispositif gamifié peut répondre aux impératifs de l’éducation, du marketing, de la formation, du travail et d’autres secteurs tout en augmentant l’engagement de la cible visée.

Dans les faits, la gamification prend de nombreuses formes au point qu’on peut s’y perdre. Les cartes de fidelité, par exemple, permettent de solidifier le lien entre les clients et une marque à l’aide d’un système de points. Un simple jeu de rôle opposant un responsable des RH à un employé potentiel permet de s’entraîner à passer des entretiens d’embauche. Dans un autre genre, le serious game Half the sky sensibilise son public à la cause des femmes opprimées en adoptant la forme d’un jeux vidéo.

Il existe de nombreuses manières de gamifier et il existe au moins autant de façon de décrire le processus de gamification. Pour simplifier, on dit souvent qu’il s’agit d’intégrer à son dispositif :

  • des barres de progression
  • des badges
  • des niveaux
  • de la compétition
  • des goodies
  • des monnaies virtuelles

Cette liste, en plus de ne pas être exhaustive, me permet de pointer l’un des principaux problèmes de la gamification. On ne l’utilise pas convenablement, ou trop partiellement.

Les apports réels de la gamification

En effet, cette pratique est souvent considérée comme magique, l’intégration de trophées ou d’une barre de progression dans un dispositif marketing ou pédagogique suffisant à provoquer l’engouement des utilisateurs. Ce qui est un mensonge.

D’ailleurs, les résultats obtenus dans ces conditions déçoivent et on comprend pourquoi : les utilisateurs ne sont pas dupes. Gagner des points pour gagner des points ne les intéresse pas. Au premier exercice de mathématiques gamifié, peut-être des étudiants seront-ils enclin à essayer, parce qu’ils aiment bien les jeux et que pourquoi pas. Ils passeront dix minutes dessus, plus que ce qu’ils auraient fait sans gamification, ce qui peut être considéré comme une victoire, mais sur quoi repose-t-elle ? Sur la promesse de s’amuser. Hors, une fois avéré que cette promesse n’a pas été tenue, l’utilisateur arrêtera l’exercice et plus jamais ne se laissera tromper à l’avenir. Le problème c’est qu’on ne peut tromper une personne qu’une fois. Et une fois tous les êtres humains trompé, le système arrive à épuisement.

On ne peut tromper une personne qu’une fois. Pas vrai, Émile ?

Heureusement, et c’est là que ça devient intéressant, les apports du jeux vidéo vont plus loin qu’une liste de mécanismes à intégrer dans un dispositif. Ce milieu, qui existe depuis les années 90 et a aujourd’hui la taille d’une industrie florissante, travaille à impliquer les joueurs dans les univers virtuels qu’il a créé. L’engagement est au cour de son activité et les titres qui se sont vendus à des millions d’exemplaire et ont captivé les joueurs pendant des heures sont la preuve de leur réussite dans ce domaine. On ne peut pas imaginer que leur succès tienne à quelques badges et à une barre de progression. Ce sont des expériences complètes et cohérentes que les développeurs de jeu mettent sur pied. Une expérience tournée vers l’utilisateur et ce qu’ils souhaitent lui faire vivre.

Les jeux vidéo, un secteur immature

Les apports sont incalculables et, le plus enthousiasmant, c’est que l’industrie du jeu vidéo est considérée comme jeune. Elle n’a pas encore atteint sa pleine maturité. La narration et l’autonomie du joueur peuvent encore être améliorée. Des pistes qu’on n’imagine pas aujourd’hui restent à explorer.

À la différence du cinéma qui a quelques années d’avance, les messages transmis par les jeux vidéo sont encore limités. Il est facile de s’en tenir à des jeux sans conséquences où le joueur doit dégommer un maximum de méchants mais en vérité l’offre n’a jamais été aussi large et de nouveaux paradigmes émergent.

Par exemple, Minecraft a ouvert la voie à des univers ouverts où chacun dictent ses propres objectifs. C’est ce qu’on appelle les sandbox ou les jeux bacs à sable. Ils reposent sur la génération procédurale de contenu, ce qui revient à créer de façon semi-aléatoire (oui, c’est un peu contrôlé tout de même) des niveaux, des univers, bref, ce à quoi est confronté un utilisateur quand il se balade dans le jeu. L’autonomie du joueur y est un enjeu majeur, ce qui n’est pas sans intérêt pour le milieu de l’apprentissage (autonomie de l’apprenant ? Une promesse qui n’est pas sans échos avec celles de l’adaptive learning).

À l’opposé, on trouve de plus en plus de jeux où les choix ont des conséquences. Le joueur peut être en situation de choisir si oui ou non il va débrancher un personnage qui lui assure que sa vie ne vaut plus le coup. L’euthanasie, rien que ça. Ce n’est qu’un exemple mais c’est dire si les jeux s’attaquent à de gros morceaux ! Les histoires racontées prennent de plus en plus d’importance et l’accent est mis sur l’empathie autant que sur l’action.

Max face à ses choix dans Life is strange, un jeu vidéo épisodique développé par Dontnod

Dans les jeux vidéo comme dans l’apprentissage, les questionnements portent sur les sujets à aborder et les compétences du joueur à favoriser.

Pour toutes ces raisons, on est en droit de penser que la gamification, tout comme les jeux vidéo, a encore de beaux jours devant elle à condition d’être considéré comme une approche centrée sur l’utilisateur plutôt qu’une boîte à outils. Elle trouve ses fondements dans la compréhension du cerveau, de son fonctionnement et des ressorts de la motivation.

Seulement, pour bien gamifier, il faut voir plus loin qu’une simple recette magique. Il faut apprendre à parler au cerveau humain et à penser en terme d’adaptation à l’environnement. Je ne vous cacherai pas qu’à partir de là, le sujet devient un peu plus complexe mais la bonne nouvelle c’est qu’il devient aussi beaucoup plus intéressant puisqu’il s’agit de s’intéresser aux origines du fun, à ce qui rend un jeu amusant et à ce qui fait que le jeu fait partie intégrante du comportement humain depuis toujours.

Sur la narration dans les jeux vidéo : https://www.youtube.com/watch?v=wVhEdSze7w4

Sur la génération procédurale : https://www.youtube.com/watch?v=HPEMB9rcDcg

Sur l’empathie : https://youtu.be/rP7kIHRF62A

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