L’effectuation ou comment les entrepreneurs agissent dans la vraie vie

Marina Bourgeois
Oser Rêver Sa Carrière
8 min readOct 2, 2019

Connaissez-vous la théorie entrepreneuriale de l’effectuation ? Nous vous la présentons aujourd’hui car nous y adhérons totalement chez Oser Rêver Sa Carrière. Développée en 2001 par la chercheuse d’origine indienne, Saras Sarasvathy*, l’effectuation met à mal notre vision classique (et parfois caricaturale) du processus entrepreneurial. Cette conception atypique (mais très juste) de la création d’entreprise permettra, nous l’espérons, aux candidats à l’aventure entrepreneuriale de désacraliser le mythe de l’entrepreneur super-héros et de se lancer sans (trop) de complexes !

Il est d’usage de décrire le cheminement d’un entrepreneur comme suit : une idée (idéalement brillante) lui apparaît, il rédige son business plan puis tente de lever des fonds en créant parallèlement son (ou ses) équipe(s) puis développe son “bébé”. Selon cette vision traditionnelle de l’entrepreneuriat, l’entrepreneur doit avoir un objectif dès le début de son aventure. De ce but naît le départ de son projet. Dans cette logique dite causale (ou prédictive) l’accent est d’abord mis sur le but précis puis sur les moyens d’y arriver.

Or, la réalité peut être fort différente.

L’entrepreneur peut en effet démarrer avec une idée assez simple, voire parfois mêmes pas d’idée du tout ! Il s’appuie alors sur les moyens pré-existants dont il dispose : son réseau, son savoir-faire, ses compétences, sa personnalité, etc. Il ne rédige pas nécessairement de business plan tel qu’on l’enseigne dans les Business schools ou les formations classiques dédiées à l’entrepreneuriat. Il n’étudie pas nécessairement son marché via une étude bien en règle mais teste et essaie en tentant de limiter les pertes autant que possible. Bref, il invente en cours de route, avançant de façon empirique, pas à pas. C’est ce qu’a pu observer Saras Sarasvathy.

La chercheuse est allée à la rencontre de 27 entrepreneurs ayant connu le succès lors de la création de leur entreprise (chiffre d’affaires variant de 200 millions de dollars à 6,5 milliards de dollars). À partir d’un exercice demandant la résolution d’un problème de création d’une nouvelle entreprise, il a été mis en lumière que ces entrepreneurs ne suivaient pas du tout majoritairement une démarche prédictive mais que ces derniers avaient recours à un tout autre raisonnement. Par cette exercice, Saras Sarasvathy a pu vérifier que la plupart du temps, l’entrepreneur ne raisonne pas selon la logique causale précitée mais qu’il applique une logique inverse qu’elle a appellé la logique “effectuale”.

Il s’agit dans, cette logique, de partir des moyens dont l’entrepreneur dispose et de rechercher les effets que ces moyens permettent d’atteindre. Tout ne dépend pas de l’objectif à atteindre mais des ressources disponibles à partir desquelles l’entrepreneur construit des objectifs. L’idée suggérée in fine est la suivante : “démarrez avec ce que vous avez”.

Philippe Silberzahn, professeur d’entrepreneuriat à l’EM Business Lyon, l’explique parfaitement bien en recourant à la comparaison avec un dîner entre amis : “Imaginez que vous souhaitiez inviter des amis à dîner. Comment allez-vous élaborer et préparer ce dîner ? Il ya deux approches possibles. La première consiste à réfléchir au menu, à décider des plats et à dresser la liste des ingrédients et ustensiles nécessaires. Une fois cela fait, il faut aller faire les courses pour acheter le nécessaire, revenir et faire la cuisine après s’être organisé (je fais le dessert d’abord car il doit rester 24h au frigo, je ferai les côtelettes au dernier moment après l’apéritif, etc. Dans cette approche, les ressources (ingrédients) sont déterminées par le but fixé initialement (menu, préférences des invités, etc.). L’approche est dite « causale » car une fois les effets (buts) déterminés, on peut agir sur les causes (ressources), c’est à dire ce qui produit les effets escomptés. La seconde approche consiste à ouvrir le frigo, regarder ce qu’il y a dedans, et faire avec. Contrairement à l’approche causale, les buts sont déterminés par les ressources disponibles. Si on a des tomates dans le frigo et des pâtes dans l’armoire, on fera des pâtes sauce-tomate. Si on a des pommes de terre, on partira sur autre chose. L’approche est dite « effectuale » parce que l’on peut agir sur les effets (buts) mais pas sur les causes (c’est-à-dire les ressources, qui sont le point de départ). Il vous manque certains ingrédients ? Demandez à vos amis de les apporter. Ce que chacun se propose d’apporter en plus de ce que vous avez déjà détermine ce que sera, au final, le repas. L’approche correspond au vieil adage « un tiens vaut mieux que deux tu l’auras », c’est à dire qu’on fait avec ce que l’on a maintenant plutôt que d’imaginer ce que l’on pourrait faire si l’on avait autre chose.”

Démarrer avec ce que l’on a…voici qui devrait décomplexer quelques futurs (ou primo) entrepreneur(e)s impressionnés par les success stories démarrant par une “idée de génie”… Il est possible de faire autrement !

L’effectuation s’appuie sur cinq principes qui inversent ceux de la stratégie classique:

  1. « Un tiens vaut mieux que deux tu l’auras ». Alors que la stratégie classique consiste à définir des buts pour ensuite trouver les ressources nécessaires à leur accomplissement, les entrepreneurs partent au contraire des moyens à leur disposition pour définir de nouveaux buts. L’entrepreneur se dit « Que puis-je faire à partir de ce que j’ai? » La stratégie classique est dite « Causale », car elle cherche les causes (moyens) permettant d’obtenir un effet souhaité. L’approche « effectuale » inverse cette approche en cherchant les effets possibles de moyens donnés, d’où le terme effectual. Même si, par définition, les entrepreneurs ont souvent peu de moyens, ils en ont toujours et souvent ceux-ci sont insoupçonnés. Hors une grosse levée de fonds, ces moyens sont de trois types: la personnalité de l’entrepreneur (qui va l’orienter dans telle direction plutôt que telle autre), sa connaissance (expertise de base), et ses relations (qui vont constituer son vecteur).
  2. « Raisonnement en perte acceptable ». Alors que la stratégie classique à prendre des décisions sur la base d’un retour attendu que l’on doit estimer, les entrepreneurs raisonnent en termes de perte acceptable. Ils essaient quelque chose en sachant ce qu’ils peuvent perdre au pire, et ils savent qu’ils peuvent se permettre cette perte. C’est typiquement le cas d’un cadre au chômage qui se dit « Je vais travailler sur cette idée, et si ça n’a pas pris dans six mois, je me remets à chercher du travail. » La perte (de temps et de salaire entre autres) est connue à l’avance, le risque parfaitement maîtrisé. En revanche, le cadre ne sait pas vraiment ce qu’il peut attendre de ces six mois.
  3. « patchwork fou ». Alors que l’analyse de la concurrence est l’un des piliers de la démarche stratégique dans la mesure où elle permet de s’insérer dans la structure de l’industrie au sein de laquelle on se lance, les entrepreneurs s’intéressent plus à la création de partenariats avec différents types d’acteurs (parties prenantes) afin de « co-construire » l’avenir ensemble. Ainsi, au client qui accueille l’entrepreneur venu lui présenter son nouveau produit en lui disant « Votre produit m’intéresse, mais il faudrait apporter telle et telle modification », il y a plusieurs réponses possibles. L’entrepreneur peut trouver un autre client, ou il peut adapter son produit et revenir voir le client dans quelques mois. Mais il peut aussi tenter une logique de co-création en répondant: « OK pour apporter ces modifications, mais à conditions que vous vous engagiez maintenant à m’en prendre trois. » Si le client accepte, il rejoint le projet et en devient un acteur, ayant dès lors intérêt à sa réussite. La démarche entrepreneuriale consiste donc non pas à résoudre un puzzle conçu par d’autres, mais à assembler un patchwork avec des parties prenantes qui se sélectionnent elles-mêmes, sans que l’on puisse dire à l’avance avec qui le patchwork sera crée, et donc quelle forme il prendra.
  4. « La limonade ». Alors que la planification stratégique a pour but d’éviter les surprises, les entrepreneurs accueillent celles-ci favorablement et en tirent parti. Autrement dit, si on vous donne des citrons, vendez de la limonade. Vous démarrez sur une idée, et partez sur une autre à la suite d’une observation fortuite, d’une suggestion d’un client ou d’un accident.
  5. « Le pilote dans l’avion ». Ces principes conduisent à passer d’une logique de prédiction (essayer de deviner le marché) à une logique de contrôle (l’inventer). La stratégie classique se résume ainsi: « Dans la mesure où nous pouvons prévoir l’avenir, nous pouvons le contrôler. »L’effectuation inverse cette logique en indiquant que « Dans la mesure où nous pouvons contrôler l’avenir, nous n’avons plus besoin de le prévoir. »Derrière cette logique de contrôle se dessine une vision créatrice de l’entrepreneuriat, selon laquelle le rôle de l’entrepreneur est de créer de nouveaux univers, et non de découvrir les univers existants. La logique de contrôle signifie également que dans la démarche entrepreneuriale, c’est l’action qui est privilégiée à l’analyse. L’action est source d’apprentissage mais aussi de transformation de l’environnement, elle n’est pas un sous-produit de la démarche d’analyse, comme cela reste vrai dans la vision classique de la stratégie. Action, transformation et cognition sont étroitement liées.

Dans cet esprit, l’effectuation redéfinit quelques concepts de base de la manière suivante.

Point de départ = vous

Elle indique d’abord que le point de départ d’un projet entrepreneurial n’est pas l’idée, mais l’entrepreneur, c’est à dire vous.

Vous + déclencheur = idée

Un déclencheur, c’est un accident, une rencontre, un problème à résoudre, etc. Critiquant l’opinion dominante qu’il faut une grande idée pour entreprendre, et que la logique entrepreneuriale consiste donc à trouver une idée autour de soi, l’effectuation estime au contraire que les idées de départ sont souvent très simples et toujours très personnelles. L’idée de X ne signifiera peut-être rien pour Y. Il n’y a pas de bonne idée dans l’absolu, ce n’est pas en ce terme qu’il faut raisonner.

Idée + action = Opportunité

Sans action, une idée n’a pas d’intérêt, pas de valeur. Insistant sur la nécessité d’agir pour penser, l’effectuation met en avant une vision dynamique de l’opportunité. Là encore, l’opportunité n’existe pas en elle-même, attendant d’être découverte par un individu visionnaire. Le plus souvent, l’opportunité est construite par l’action entrepreneuriale. Analysez moins, agissez plus.

Opportunité + Engagement de parties prenantes = Projet viable

Pour l’effectuation, un projet viable n’existe pas en soi. Un business plan n’est qu’un tas de papier s’il ne reflète pas une inscription du projet dans une réalité sociale. Pour qu’un projet soit viable, il faut qu’il suscite l’adhésion d’un nombre croissant de parties prenantes — partenaires, employés, clients, etc. C’est cette dynamique sociale qui marque la viabilité du projet. L’adhésion d’une nouvelle partie prenante apporte des ressources au projet, mais elle apporte également des contraintes, obligeant le projet à se focaliser pour accommoder la partie prenante. Ce double cycle de ressource et de contrainte est l’essence même de la démarche effectuale.

Au final, l’effectuation constitue une façon entièrement nouvelle de concevoir la démarche entrepreneuriale. En posant que le projet démarre avec l’entrepreneur, et non avec l’idée, et que ce dernier s’appuie sur sa personnalité, ses connaissances et son réseau de relations, qui sont des ressources que tout le monde possède, l’effectuation défend l’idée d’un entrepreneuriat accessible à tous, et non pas réservé à quelques super-héros.

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*Saras D Sarasvathy (2001), “Causation and effectuation: Toward a theoretical shift from economic inevitability to entrepreneurial contingency” Academy of Management. The Academy of Management Review. Vol. 26, Iss. 2; p. 243 (21 pages).

**Pour en savoir plus sur l’effectuation : Ph. Silberzhan, Effectuation: les principes de l’entrepreneuriat pour tous.

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