Ce que l’on a appris en construisant Ouishare

Martin Werlen
Ouishare
Published in
7 min readSep 1, 2018
“two person standing on gray tile paving” by Ian Schneider on Unsplash

Comment définir Ouishare ? Tantôt collectif d’entrepreneurs ou d’indépendants, tantôt organisation “bottom-up”, parfois communauté ouverte ou encore incubateur de personnes. Un caractère diffus à l’image de l’une de nos valeurs : “permanent beta”. C’est ainsi que depuis 2012, nous construisons notre organisation de manière originale en confrontant nos idéaux à la réalité des situations conflictuelles. Des années à expérimenter de nouveaux modèles organisationnels, des pratiques de prise de décision collective, des outils pour s’organiser, etc.. Certains se sont révélés être de francs succès et d’autres de cinglants échecs. Après 6 années à avoir conçu Ouishare comme un laboratoire organisationnel, je vous propose de partager quelques enseignements que nous en retirons et de se projeter sur les défis qu’il nous reste à relever.

Trouver du sens

Au début de l’aventure collective, puis de chacune des trajectoires individuelles dans Ouishare, on retrouve une certaine convergence de parcours. Celle de jeunes que les postes dans de grandes entreprises ont épuisés (burnout) ou ennuyés (bore-out), celle de personnes compétentes que les bullshit jobs ont dégoûté du “monde de l’entreprise” (Ces jeunes qui partent en courant, mars 2015, Marc-Arthur Gauthey). Au départ de Ouishare, on retrouve ainsi une aspiration : celle de trouver du sens dans son travail et d’avoir un réel impact sur la société (What Ouishare means for me, novembre 2014, Francesca Pick).

Et pour ce faire, les premiers pionniers Ouishare ont pensé l’organisation comme un collectif d’indépendants en réponse à ce qu’ils ont appelé la crise du salariat (La crise du salariat aura t’elle lieu ?, octobre 2015, Diana Filippova). Des in(ter)dépendants qui se réunissent dans un projet collectif qui leur apporte du sens et leur permet d’imaginer une société post-salariat. C’est ainsi que Ouishare est né. Sur des idéaux forts : une organisation sans hiérarchie dans laquelle les décisions sont collectives, où chacun est autonome et libre d’entreprendre.

Cette organisation collaborative a essaimé des projets et des communautés dans près d’une vingtaine de pays (L’organisation collaborative: et si nous imitions les abeilles, avril 2014, interview d’Henri Duchemin par Marie-Anne Bernasconi). Ce sont près de 1 500 membres Ouishare qui composent aujourd’hui une trentaine de communautés et qui participent à avoir un impact positif sur la société.

Ouishare est d’abord une association dont les activités se placent dans une démarche d’intérêt général — production intellectuelle et événements de sensibilisation ouverts à tous. En 2017, en France, nous avons cependant créé une SAS, entièrement détenue par notre association dans une démarche de gouvernance partagée, afin de porter nos activités commerciales. La création de cette entité nous a permis de rendre plus viable notre modèle économique et celui de chacun des indépendants de la communauté française. Mieux : une part non-négligeable du chiffre d’affaire réalisé par notre société commerciale est réinvestie dans nos projets associatifs d’intérêt général. S’il nous reste encore à trouver un équilibre entre les activités associatives d’intérêt général et les activités commerciales à lucrativité limitée, cette complémentarité est tout de même une avancée substantielle dans la pérennisation de notre projet associatif.

Opale, sociocratique, holacratique … peu importe le modèle … l’organisation de demain offrira autonomie et liberté !

La littérature nous abreuve de modes de gouvernance pour améliorer le fonctionnement de nos organisations. On parle ainsi d’entreprise Opale (Vers une nouvelle ère managériale : rencontre avec Frédéric Laloux, janvier 2016, Marc-Arthur Gauthey), sociocratique ou holacratique (L’holacratie décryptée, novembre 2015, interview de Bernard Marie Chiquet par Arthur De Grave). Des modèles collaboratifs, dits libérés, qui laissent entrevoir la possibilité de gérer une organisation avec moins de hiérarchie. Ces modèles conceptualisent comment s’organiser au quotidien sans hiérarchie : prendre des décisions, coordonner les services entre eux, gérer les conflits, etc. In fine, ils tendent à redonner autonomie et liberté aux individus et ainsi libérer leur potentiel d’action et de créativité (How to build a collaborative organization?, avril 2013, Ahmad Sufian Bayram).

Au sein de Ouishare, nous n’avons finalement pas décidé de choisir tel ou tel modèle organisationnel. Nous avons décidé de nous faire confiance et d’essayer lorsque nous faisions face à un problème, de concevoir ensemble des règles de fonctionnement, sur la base de notre culture commune. C’est ainsi, en laissant place au chaos (Maximum viable chaos: a recipe for emerging organizations, décembre 2017, Francesca Pick), que nous avons décidé du minimum viable de règles communes. Nous avons depuis documenté ces règles en open-source pour les communiquer en interne et fédérer une communauté de réflexion en externe.

Nous avons décidé de nous faire confiance et d’essayer lorsque nous faisions face à un problème, de concevoir ensemble des règles de fonctionnement, sur la base de notre culture commune.

Le combat n’est pas celui de la fin des hiérarchies

Ouishare s’est construit sur un idéal d’horizontalité. L’envie que chacun soit responsable de l’organisation et autant mobilisé que les autres dans son développement. Mais tout le monde ne peut pas tout faire. Notre culture commune s’est ainsi construite autour du concept de Do-ocracry (littéralement le pouvoir à celui qui fait). Plutôt que de décider collectivement qui fait quoi dans l’organisation, celui qui décide d’assumer un rôle libre (ex : trouver de nouveaux bureaux) en devient responsable. Force est de constater qu’au fil du temps, la compétence est devenu un argument indispensable pour prendre en main tel ou tel rôle, renforçant ainsi le modèle do-ocratique par une forme de leadership de compétences. C’est ainsi que des formes de leadership émergent dans le collectif et permettent à certains d’acquérir très rapidement de l’influence et, in fine, du pouvoir.

Ce modèle de leadership do-ocratique, de compétence, a fait ré-émerger des formes de hiérarchie au sein de Ouishare (Cut the bullshit, organisations without hierarchy don’t exist, mars 2017, Francesca Pick). Elles sont cependant très différentes des entreprises classiques, car elles ont un caractère temporaire. On parle ainsi dans Ouishare de leadership distribué : un jour suiveur, un autre jour leader | sur un projet A encadre B, sur un autre B encadre A.

Ce leadership do-ocratique, distribué et de compétences a ainsi permis de faire émerger, depuis 5 ans, des personnalités fortes dans l’organisation. Si le leadership s’est renouvelé, ces ascensions personnelles ont tout de même été inégales et l’organisation repose encore aujourd’hui sur trop peu de personnes.

Ce leadership do-ocratique, distribué et de compétences a ainsi permis de faire émerger, depuis 5 ans, des personnalités fortes dans l’organisation.

10e summit international Ouishare

Tout décider collectivement est une illusion

Avec cet idéal d’une organisation horizontale, Ouishare a toujours souhaité prendre des décisions de manière collective. C’est d’abord dans nos rencontres physiques (summits) que nous avons posé les bases de décisions collectives. Mais étant un réseau par nature distribué, nous avons prolongé ces usages sur nos outils numériques. En utilisant Loomio, nous avons mis de l’avant un mode de décision basé sur l’autonomie, la subsidiarité et le consentement (How are decisions made in a distributed organization, janvier 2017, Francesca Pick).

Dans les faits, l’organisation nécessitait de prendre des décisions rapides (affectation d’un budget pour un événement, rémunération d’une personne, etc.). Et c’est de manière organique que quelques personnes investies se sont regroupées pour prendre ces décisions. En 2018, la communauté a confié à ce groupe la responsabilité de prendre ces décisions quotidiennes et a mis en place les garde-fous pour que la gouvernance reste partagée (prise d’orientations lors des summits, roulement des personnes, rôle temporaire, obligation d’information, etc.).

Automatiser une part de notre fonctionnement ?

Ouishare ne cesse de s’organiser : à chaque situation complexe ou conflictuelle, de nouvelles règles de fonctionnement sont imaginées, souvent décidées, parfois documentées.

Premier travers : cette culture mobilise deux ressources personnelles finies : l’énergie et le temps ! C’est ainsi que l’organisation a épuisé de nombreuses personnes, qui ont aujourd’hui quitté le collectif, à commencer par la plupart de ses fondateurs historiques. Une situation à laquelle peu d’organisations auraient survécu. Mais la résilience du modèle Ouishare fait que de nouveaux leaders émergent et font à leur tour évoluer l’organisation.

La résilience du modèle Ouishare est permise par un renouvellement des leaders, qui font tour à tour évoluer l’organisation.

Second travers : notre organisation gagnerait à être plus apprenante. La documentation systématique de nos modes de fonctionnement n’est jamais acquise. L’entrée et la sortie de nouvelles personnalités dans le collectif et la tradition orale et informelle de Ouishare fragilisent considérablement notre capacité à apprendre (Organisational transformation by design, janvier 2018, Manel Heredero).

Face à ce constat, l’enjeu pour Ouishare est bel et bien de passer à l’échelle ; de prouver qu’une organisation distribuée, horizontale, ouverte peut continuer à évoluer, à avoir plus d’impact et être plus résiliente. Voilà donc deux pistes de réflexion qui me semblent prioritaires : (1) Façonner notre organisation comme une plateforme physique (The future of ecosystemic design, février 2017, Simone Cicero) en nous inspirant des travaux Platform Design Toolkit de Simone Cicero et construire un écosystème réellement équilibré autour de Ouishare et (2) automatiser une partie de nos processus internes simples. Nous avions déjà essayé dans le passé d’utiliser des technologies décentralisées avec un succès mitigé (OuiShare decentralization experiment : chapter 1, mars 2016, Francesca Pick). Aujourd’hui, il s’agit d’abord de mieux documenter nos processus. Demain, il s’agira d’automatiser l’exécution d’une partie d’entre eux, notamment pour mieux apprécier la valeur créée en interne et ainsi la répartir plus équitablement.

Les défis restent nombreux. L’enjeu pour Ouishare n’est pas tant de trouver la meilleure organisation interne. Il s’agit plutôt de la rendre toujours plus résiliente et de continuer à expérimenter de nouvelles pratiques et outils. Il en va de notre capacité à porter un projet de société ambitieux et d’accroître encore notre impact !

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Martin Werlen
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