L’Europe — Mardi

Philippe GUILLAUME
Outé l’Europe, Outé
9 min readDec 1, 2015

Mardi ….

Babka est à peine plus âgée que Nono et ils s’embrassent tendrement. Leur vies ont été très bouleversées mais, aujourd’hui, ils sont ensemble. Nono a ce regard pénétrant et les yeux noirs de la Péninsule italienne. Babka est née en Pologne et est pénétrée de la tradition slave.

Euphrosine se réjouit de voir les cousins heureux d’être ensemble. Mais Babka pourquoi es-tu heureuse ?

Vois-tu, chère Euphrosine, je suis très sensible aux valeurs fondamentales, aux préceptes religieux. C’est notre rôle de femme et de mère de les transmettre à la génération suivante. Peut-être penses-tu que tous les Européens pensent à peu près de la même façon. Or tel n’est pas le cas. Sur un fonds de christianisme, oblitéré par l’athéisme, l’Europe réussit un tour de force incroyable à coordonner des courants souvent opposés.

Et Babka commence à décrire ces courants.

A première vue, on pourrait exclure ces courants de l’analyse de l’Union européenne car ils n’apparaissent pas dans les problèmes économiques de l’Union. Or, si la politique et l’économie sont la face ouverte, les valeurs religieuses et philosophiques les sous-tendent d’une façon peu perceptible mais capitale.

Le courant fondateur.

Le courant fondateur est celui de la démocratie chrétienne. Grâce à l’action de Pie XII, la démocratie chrétienne prend enfin son envol. C’est d’elle que viennent les premiers piliers de la construction européenne. C’est d’elle que vient cette notion nouvelle du Peuple de Dieu, marqué par les guerres et désireuse de s’entre-aider.

De plus l’exercice continu d’échange d’informations sur le fonctionnement des économies européennes et les mises en commun de différentes idées créent un terreau fertile pour la construction européenne.

Aujourd’hui, ces pays acceptent une direction de leur économie et de leur politique par une entité supranationale qui mène ce Peuple. C’est aussi ce peuple qui accepte l’euro. Seuls exceptions :la Finlande et les Etats Baltes soucieux de s’unir le plus possible à l ‘Europe occidentale par crainte de la Russie. La Grèce que l’Occident voulait ancrer davantage à l’Occident et qui vit avec difficulté mais aussi sans vouloir en sortir cette participation à l’euro.

A ce courant fondateur chrétien s’accroche le ralliement des socialistes (et des communistes). Pour eux, c’est l’occasion de retrouver cette unité oubliée lors des votes de déclaration de guerre en 1914 par les socialistes. Le courant socialiste, le plus pro-Europe, a cependant des difficultés à faire admettre la Charte sociale de l’Europe.

Ces deux courants fédérateurs forment la trame centrale du fonctionnement de l’Union. Le courant plus libéral existe mais n’est pas aussi puissant.

Parallèlement à cette structure supranationale, il faut souligner un aspect généralement négligé malgré son importance capitale : c’est la présence en Europe des troupes américaines, au sein de l’OTAN. Elle est un élément très important dans la construction européenne. Il ne faut pas croire que toutes les dissensions ont disparues et que des démonstrations militaires sont inexistantes. Les Américains veillent à ce qu’aucun Etat n’aie une technologie militaire plus développée que la sienne ni une puissance de feu plus importante. Vis-à-vis du public, l’impression de calme est maintenue.

Le succès venant, les autres pays européens commencent à examiner cette nouvelle construction. Il y avait un air de déjà vu. On créé une organisation supranationale — comme l’église catholique — et un marché commun dans lequel les barrières sont abattues et la libre circulation est introduite.

C’est une vieille idée qui circule au Moyen-Age dès le VI° siècle, et remonte à Saint Benoît et à sa Règle. Celle-ci reconnaît un chef, la fraternité entre les membres de la communauté, une autarcie économique qui renforce cette notion de communauté. Cette Règle est très largement répandue en Occident où elle a eu une grande influence jusqu’à nos jours. Elle tisse le berceau dans lequel est placé la Communauté européenne. En 1964, le Pape déclare Benoît patron de l’Europe.

L’Europe du Nord.

Le second groupe qui rejoint l’Europe est celui des pays protestants et anglicans de l’Europe du Nord. Ce n’est pas du tout pour les mêmes idéaux. Comme Weber le démontre brillamment, le protestant ne croit pas à une église hiérarchisée ni à la main mise spirituelle et intellectuelle de l’église.

Il y a donc un refus de l’autorité étrangère — les églises sont nationales — et donc de l’organisation européenne. Aucune sympathie pour le côté supranational de l’Union européenne. Ce qui compte pour ces nouveaux membres, c’est l’accès au marché commun. Cela donne un marché souvent captif pour les produits qu’ils exportent et réduit le prix des importations. Le Royaume-Uni est la tête de file de cette façon de raisonner. C’est aussi pour cette raison que ces pays ne font pas partie de la zone euro.

Une grande exception : la Finlande qui, à la chute de l’U.R.S.S., entre rapidement dans l’Union européenne et est devenue membre de l’euro, pour assurer son ancrage à l’Ouest.

Dans cette même ligne de pensée, ces pays influencent la Commission vers une politique beaucoup plus libérale, basée sur les libertés économiques. Ils acceptent avec difficulté les immixtions de la législation européenne dans leur droit. La réussite économique de ces pays est la meilleure au sein de l’Union.

Les Orthodoxes.

Le troisième groupe est formé par les pays à majorité orthodoxe : Grèce, Roumanie, Chypre et Bulgarie. Ces pays ne se sentent pas chez eux dans l’Union. Pourquoi ?

Le premier grand legs de leur histoire est la vieille méfiance millénaire qui vient de la scission avec Rome en 1054. Rome, comme Bruxelles, apparait comme un émetteur de règles qui vont à l’encontre de leurs traditions et de leur vue de la vie. Ces pays, n’ont pas connu la Renaissance ni le cartésianisme, ni l’esprit colonial et à peine la révolution industrielle. Ils vivent d’une façon moins raisonnée, moins réglementée.

A cette méfiance s’ajoute l’héritage de leur soumission pendant un demi-millénaire à l’empire ottoman. Cette période a été marquée par une ferme prise en mains du patriotisme de chaque Etat par le clergé : enseignement de la langue, maintien d’une tradition chrétienne et, dans la mesure du possible, mensonges et refus d’obéissance à la Sublime Porte musulmane. Ces traditions sont encore très vives et on les retrouve dans la résistance à l’autorité de Bruxelles, autorité perçue comme alliée du pouvoir dominateur et, en quelque sorte, successeur de l’autorité de Constantinople. Les églises autocéphales ne s’opposent pas ouvertement à l’Europe mais envoient des missions permanentes à Bruxelles pour suivre ce qui se passe à la Commission. Encourage-t-elles encore le mensonge et la désobéissance ?

Etats membres ayant fait partie de l’ancien empire soviétique.

Les pays de l’Union qui faisaient partie de l’empire soviétique ne connaissent, depuis 1815, l’indépendance qu’entre 1919 et 1939. Ils ont donc vécu une longue période de dépendance à un pays étranger, c’est à dire de non participation à la gestion de leur pays. Leur dernière dépendance est celle de la Russie. Elle est très pénible à accepter car, malgré la participation des troupes de ces pays au combat contre le nazisme, ils sont traités par les trois “Grands” réunis à Yalta comme vaincus. Ils ont dû céder parfois de très larges territoires à la Russie qui leur impose, avec l’accord des Américains et des Anglais, les frontières orientales déterminés au Pacte Ribbentrop — Molotov. La Pologne reçoit une partie importante de l’Allemagne en compensation. Mais les blessures restent : le massacre des officiers polonais à Katyn reste très vivace. Mais aussi, dans le sud-est de la Pologne, autrefois orthodoxe, les églises orthodoxe pourrissent et les catholiques sont repeintes. De plus, l’accord prévoit ces Etats, d’une façon ou d’une autre, dans l’orbite russe.

Après le délitement de l’empire russe, ces Etats s’adressent à l’Occident. Fort d’une promesse plusieurs fois réitérée par l’Occident, ils obtiennent leur accession dans l’Union européenne pour développer leur économie mal en point. Ils ont encore une sensibilité très fragile et veulent d’abord bien établir leur économie : cela explique leur d’accepter un nouvel handicap en hébergeant des réfugiés. Ils demandent d’être défendus contre un retour militaire des Russes et sont acceptés dans l’OTAN. La réaction tiède de l’Occident lors des affaires de Crimée et d’Ukraine orientale jette un doute sur la sincérité occidentale : reviens-t-on à Yalta ?

Les musulmans.

Depuis deux générations, les Européens ont demandé auMaroc et à la Turquie d’envoyer une main d’œuvre pour remplacer ceux qui vivent dans le pays et ne souhaitent plus faire certains travaux. Ces Etats ont répondu positivement. La Turquie a voulu que cela se passe dans l’ordre et a envoyé des imams chargé de surveiller les Turcs : c’était une mesure bien fondée mais pas en ligne avec la politique laïque de l’Etat. Depuis quelques années le gouvernement a, progressivement, abandonné cette politique pour adopter une politique plus religieuse. Ce qui est à noter c’est que ces immigrés, ayant entre temps pris la nationalité de l’Etat où ils vivent, sont restés attachés à l’Etat turc. Un phénomène similaire se remarque avec les Marocains. Par contre, il y a une minorité algérienne importante, surtout en France, formée par ceux qui ont suivi les Français lors de la fin de la guerre d’Algérie. S’ils retournent parfois en Algérie, leurs liens avec le gouvernement algérien est ténu.

Ce qu’il faut noter c’est ce lien avec le pays d’origine qui constitue un élément original dans l’Union européenne. Il est aggravé par la présence massive d’imams salafistes payés par l’Arabie saoudite qui cherchent à établir une minorité musulmane conquérante de l’espace européen.

Euphrosine se montre un peu désemparée devant cette complexité. Est-il donc vrai que ces Européens sont tellement différents dans leur intimité profonde ? Car, avec tant de divergences, elle pense qu’il est à peine possible de créer une entité européenne homogène. Babka la rassure et termine son exposé par un paragraphe plus optimiste.

Y a-t-il donc des traits communs à ces grandes tendances demande Euphrosine ?

En premier lieu, répond Babka, bien que toutes les portes soient ouvertes, une méfiance fondamentale existe d’un groupe vis-à-vis de l’autre. Quelques exemples : la Croatie, catholique, a été rapidement acceptée dans l’Union lors de la délitescence de la Yougoslavie ; la Serbie, orthodoxe, n’est pas encore admise. Lors des crises de 2012 dans les pays méditerranéens de l’Union, la Finlande s’est jointe à l’Allemagne et les Pays Bas pour restreindre leur aide.

Le second trait commun, repris dans aucun texte, est le refus par ces églises de la mondialisation car chacun veut conserver ses fidèles et n’est pas disposé à fusionner en une religion commune. La mondialisation économique, d’accord, la mondialisation religieuse ou éthique, pas d’accord. Bien plus, ces églises sont en compétition non seulement en Europe mais dans le monde.

Le troisième trait commun est la territorialité de la religion. Les religions ou les philosophies sont des organisations, des traditions et des règles héritées de l’histoire mais intrinsèquement confinés à une terre. Cette localisation géographique implique une dimension politique bien connue des princes d’autrefois mais oubliée de nos jours. Cette dimension existe pourtant et se vérifie lorsqu’une religion tente de s’approprier le territoire d’une autre religion. Tel l’Islam en Europe chrétienne.

Ajoutons que la libre circulation des personnes, l’instauration d’un marché commun en Europe et la facilité de circulation dans le monde érodent sensiblement la notion de territorialité. De plus, l’échange avec des personnes ayant un bagage religieux différent participe aussi à cette érosion des valeurs régionales religieuses.

Babka arrête ici son analyse et demande à Euphrosine de bien comprendre ces différentes façons de concevoir l’Europe. C’est très important et c’est une clé essentielle dans l’évolution européenne.

Elle l’embrasse ainsi que son cousin Nono et s’en va.

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