Le bon petit garçon, 1837.

Être poli, c’est quoi ?

Romain Pillard
12 min readMar 4, 2015

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La plupart des gens ne remarquent même pas que je suis poli, c’est ça le principe... Je n’ai pas l’air de quelqu’un de poli. Je suis plutôt grand et lymphatique, les cheveux en bataille. En gros, aucune âme bien faite ne m’assimilerait à de la guimauve ou au croquant du cresson frais, néanmoins il ne se passe pas une année sans que quelqu’un me prenne à part et me dise : “Vous êtes assez étrangement poli, non ?” Et je tressaille alors à chaque fois. Ils ont remarqué !

Les complimenteurs n’utilisent pas toujours une formule aussi sympathique. Par exemple il y a deux ans, au terme d'un projet d'entreprise complexe, parvenant à lentement faire changer la couleur de mille cellules rouges d’un tableau en jaune, puis en vert, ma collègue de bureau se tourna vers moi et me dit : “Je pensais que tu étais un sale lèche-cul quand on a commencé à travailler ensemble”.

Elle s’arrêta alors et fronça les sourcils. “Mais ça a au moins eu le mérite de faire avancer les choses. C’était une stratégie. »(Voilà comment une personne mal élevée/impolie donne un compliment… Je l’ai cependant accepté avec plaisir.)

Elle fut surprise de voir la puissance obstinée de la politesse au fil du temps. Au fil du temps…. Voilà la clef. Lorsque nous parlons de politesse, nous n’en parlons que dans un contexte donné, sur le moment. S’il te plaît, merci, je t’en prie continue, ton chapeau te va bien, tes chaussures sont cool, tu as l’air en forme aujourd’hui, assieds-toi à ma place, madame, monsieur, etc. Parfait tout ça…mais éphémère, volatile….

Manuels de Savoir-Vivre

Quand j’étais au lycée, j’avais pour habitude de lire des manuels de savoir-vivre. Emily Post et ce genre d’ouvrages. Je les ai trouvés intéressants et assez drôles. On pouvait y trouver de bons conseils sur la façon d'écrire une lettre de condoléances, et des trucs ridicules sur la façon de se comporter sur un bateau par exemple ou à la Maison Blanche.

Je ne pensais pas que plus tard, lors de mon adolescence, j’appliquerais ces trouvailles à ma vie quotidienne. Au lycée, j’étais transparent — pas très cool mais pas non plus une torture, élu “la tête de la classe”, ce qui équivaut à peu près à une mention “faible probabilité de vie sexuelle épanouie”. A l’école, personne n’a jamais remarqué que j’étais bien élevé, à l’exception d’un enfant qui me demandait souvent : “Pourquoi tu es toujours poli comme ça, mec ?”. “C’est bizarre.” Je l’ai pris pour un compliment et me suis promis de mieux dissimuler mon éducation à l’avenir, d’être plus grossier. La vraie politesse, pensais-je, est invisible, elle doit s’adapter à la situation. Quelques temps plus tard, ce même gamin me vola ma cassette de Aqualung.

Mais peu importe. Le plus intéressant dans tout cela c’est la façon dont la pratique de l'étiquette (“étiquette” dans le sens du “savoir-vivre bien-sûr) permet de dessiner une sorte de cercle protecteur autour de vous et de vos émotions. En suivant les restrictions du livre, vous pourrez passer entre les gouttes d’une situation terrible et quand tout sera terminé, vous n’aurez alors plus qu’à tout simplement jeter vos petits gants blancs dans le panier à linge sale puis revenir à votre vie. J’ai pensé alors qu'un immense monde s’ouvrait à moi et que le savoir-vivre serait sacrément pratique tout au long du chemin.

Cela n’a pas été le cas de suite… Personne n’a besoin de carte de visite au lycée (même si je suis surpris de voir que les étudiants en arts dramatiques n’ont pas la leur). Lorsque j’ai eu une vingtaine d’années, j’ai réalisé que je pouvais marquer des points auprès de mes aînés en me présentant et en leur parlant respectueusement. Et alors, tout à coup - le savoir-vivre importa. Ma capacité à aller à une soirée et à parler à n’importe qui d’à peu près n’importe quoi, à bavarder et à poser des questions, à détourner la conversation inexorablement vers mon interlocuteur… Tout cela faisait que je commençais à recueillir d’énormes quantités d'informations sur l’Autre.

Voici une astuce de savoir-vivre que je trouve absolument imparable. Je vais la partager avec vous, parce que je vous apprécie et parce que je vous respecte, et il m’est évident que vous saurez comment et quand l’appliquer avec sagesse : lorsque vous prenez part à une soirée et êtes plongé dans une conversation avec quelqu’un, mesurez combien de temps vous êtes capable de tenir avant de demander à cette personne ce qu’elle fait dans la vie. Et lorsque cette douloureuse question devient presque trop envahissante, maîtrisez-la. J’ai appris à me délecter de cette insoutenable première pause, car je sais qu’elle me permettra de me frayer un passage dans le cœur de la conversation. Demandez alors à votre interlocuteur quelle est son activité professionnelle, et une fois sa réponse obtenue, dites : “Wahou. Ça a l’air dur.”

Presque tout le monde croit que son travail est difficile. Je suis allé à une fête une foi, où j’ai rencontré une très belle femme dont le travail était d'aider les célébrités à porter des bijoux de la maison Harry Winston. J‘au clairement ressenti qu'elle était déçue d'être présentée à ce géant ébouriffé flanqué d’une chemise sans marque, mais dès que je lui ai dit que son travail me semblait difficile, elle s’est littéralement éclairée et s’est mise à me parler sans discontinuer pendant 30 minutes environ : de saphirs et de Jessica Simpson. Elle n’arrêtait pas de me toucher tout en me parlant. Je l’excuse pour cela. Je ne lui ai pas révélé un seul détail me concernant, pas même mon nom. Finalement, quelqu'un m'a tiré vers l'arrière et m’a réintroduit dans la soirée. La coordonnatrice célébrités/bijoux m’a alors souri, puis m’a attrapé la main et m’a glissé : “Je vous aime bien !”Elle semblait tellement soulagé de s’être déchargée. J’ai assimilé cela à un grand accomplissement. Depuis, j’ai peut-être dit centaine de fois “Wahou, ça a l’air dur…” à un étranger, toujours à bon escient et toujours efficace. Je suis cloué à la maison avec mes enfants désormais pour le peu de temps de vie qu’il me reste, alors appropriez-vous cette astuce, c’est mon cadeau pour vous.

Un ami et moi-même avons mis sur un pied un jeu que nous avons nommé le Raconteur. Vous choisissez un binôme lors d’une soirée, et vous parlez à toutes les personnes possibles. Vous marquez des points aussitôt que quelqu’un vous divulgue quelque chose concernant sa vie. Si vous menez ou dominez la conversation, vous perdez un point. Les deux Raconteurs peuvent communiquer entre eux avec les mains et tenir le compte des scores sur une feuille de papier ou dans leur esprit. Vous pourriez croire que les gens remarqueraient votre petit manège de Raconteur, mais en fait ils sont tellement obnubilés par votre attention qu’ils ne se rendent compte de rien.

Toucher de cheveux

Une autre façon de se montrer courtois, poli, bien élevé, c’est de ne pas se permettre de toucher une personne à moins que cette dernière vous y aie dûment invité à le faire. Vous n’imaginez pas la fréquence avec laquelle les gens se permettent de violer ce principe ; faites une recherche sur Internet sur la simple phrase “toucher les cheveux d’une femme noire” et constatez le nombre d’articles sur le sujet, le nombre de posts, de guides… Voici ce qu’écrit Jenna Wortham, journaliste au New York Times dans une interview pour The Awl, au sujet du “toucher de cheveux” :

“Je réalise bien que cela peut sembler exagéré pour certaines personnes, mais quelqu’un qui me touche sans ma permission fout littéralement ma journée, mon sens de l’intimité et mon espace personnel en l’air. Cela me renvoie à une sorte de K-Orifice sans fond, une spirale de questionnement autour de laquelle je me demande quel signal inconscient j’ai bien pu envoyer pour indiquer que je serais OK,…tout en sachant pertinemment que je n’en ai pas envoyé le moindre.”

J’ai lu beaucoup d’histoires au sujet de personnes blanches se permettant de toucher des cheveux de noirs, et j‘en reste toujours bouche bée. Pas même à cause du racisme sous-jacent, ou latent… Mais juste parce qu’en tant que personne bien élevée, cela me fait ciller de seulement imaginer tendre la main vers la tête de quelqu’un pour lui toucher les cheveux. Dans quel contexte cela pourrait-il donc bien être approprié ? Si la personne en question a une araignée venimeuse dans les cheveux… Si je fais un tour de magie… Ou bien après 6 ans de mariage ou plus…!

Il y a des exceptions cependant... Je caresse affectueusement la tête des enfants que je connais depuis plus de 6 mois. Si un petit enfant désire s’asseoir sur mes genoux, ou grimper sur mon dos pendant que je hennis comme un cheval, je jette un coup d’œil à ses parents avant toute autre chose puis je m’exécute avec leur aval. Après cela, il se peut que je gratte leur têtes blondes un peu, et je ne suis pas non plus opposé à l’idée de les ébouriffer, mais en des circonstances appropriées et bien définies.

Tout un ensemble de problème a disparu de ma vie, car je vois les gens comme auréolés d’une sorte de bulle d’intimité. Si je vois un cheveux ou un poil sur la veste de quelqu’un je lui demande si je peux le lui ôter et si cette personne ne veut pas et bien elle le fera elle même. Tout ce qui se produit à l’intérieur de cette petite bulle d’intimité se produit du fait de la personne concernée et n’a strictement rien à voir avec moi.

Il faut savoir que même si j’ai potassé et bouquiné des livres d’étiquette, j’ai tout appris sur le tas, en faisant n’importe quoi, en commettant de terribles impairs et en devant m’excuser par mail dès le lendemain. Les e-mails d’excuses sont plutôt gênant à évoquer d’ailleurs… Ils sont atroces à envoyer. Imaginez… Je me suis saoulé en public et me suis emporté en me comportant de manière grossière ou en disant quelque chose de stupide. Le lendemain je me réveille en soupirant, car je réalise… Et alors il me faut écrire quelque chose comme “Je suis désolé de m’être comporté comme une personne imbuvable hier au soir.” Je ne crois pas avoir jamais touché les cheveux de qui que ce soit. Mais bien sûr je pourrais. Un des trucs avec les personnes polies telles que moi, c’est qu’au plus profond de nous-même, nous dissimulons une personne absolument odieuse !

Environ vingt ans plus tôt j’ai lu une interview d’une prostituée dans laquelle elle énumérait ses règles d’or avec ses Jules. La plupart tenait en des choses relativement logiques et légitimes, usage de préservatifs, respect de l’horaire etc. Mais la règle qui m’avait réellement frappé était “Ne chiez pas dans mes toilettes !” Elle était inscrite en caractères gras, soulignée et était suivie d’une ribambelle de points d’exclamation.

A chaque fois que je lis un article à propos des travailleurs du sexe — ce qui arrive souvent car notre culture est obsédée —cette règle me revient à l’esprit. Je n’ai jamais eu l’opportunité de la mettre à l’épreuve cela dit, mais il me plaît à penser que si un jour les circonstances de la vie m’amenaient à engager une prostituée, je saurais comment me comporter en regard à cette fameuse règle. Si nécessaire, par exemple, je ferais une pause au Starbucks avant de monter à son appartement. Et étant donné que je passerais par Starbucks je lui proposerais tout naturellement de lui monter un café. Je textoterais “Chez Starbucks ! Tu veux quelque chose ?” . A sa demande, je commanderais un flan au Caramel Frappuccino®, une boisson et peut-être un bagel Chonga. Et, oui, je sais, il est immoral pour une femme de vouloir un bagel de chez Starbucks à New-York, mais qui suis-je pour juger ?

Voilà où s’arrête le fantasme… Ce n’est qu’une petite règle tapie quelque part dans mon cerveau, dans la case Prostituée. Il y en a des milliers, des dizaines de milliers toutes prêtes et sensiblement comparables à cette dernière, juste au cas où. Et si je devais rencontrer le maire demain ? Et si je devais me rendre dans un restaurant très chic et onéreux ? Et si je devais interviewer un sans domicile fixe pour les besoin d’un article ? Emily Post (E. Post est une illustre maîtresse de l’étiquette qui a donné son nom à un manuel très connu) ne pouvait pas couvrir tous les aspects de la vie, alors j’ai du le faire par moi-même. Je suis, il faut l’admettre, une personne d’un naturel anxieux, mais je suis aussi une personne bien élevée.

Conclusion

La politesse et le savoir-vivre vous feront gagner du temps et vous garderont certaines portes ouvertes. J’ai croisé tellement de personnes qui ne m’ont pas donné envie de les revoir une seconde fois lors de la première rencontre. Beaucoup d’entres elles comptent désormais parmi mes très bons amis. Et j’ai vraiment très rarement touché à leur chevelure.

Une de ces personne n’est autre que ma femme. Lors de notre premier rendez-vous, nous sommes allés dans un chouette bar avec des tables bleues et au cours de la conversation elle m’a longuement parlé d’une ablation d’un teratome dermoïde sur ses ovaires. C’est une sorte de kyste avec des dents (ce n’est pas une métaphore). J’étais venu pour flirter avec elle et voilà qu’elle m’apprenait qu’elle venait de se faire enlever une masse de poils et de dents de la taille d’un poing depuis ses organes sexuels. Cela tua littéralement la chimie…ou l’alchimie. Je l’ai raccompagnée chez elle, lui ai dit que j’avais passé un très bon moment puis je suis rentré chez moi et j’ai regardé des kystes sur Internet. Une superbe fin de soirée. Nous avons parlé un peu par la suite, je faisais en sorte que les échanges soient plaisants, mais bref. Un an plus tard, je l’ai bousculé par hasard dans le train, et nous sommes retournés boire un verre. J’ai appris beaucoup plus tard qu’elle venait de passer une très sale journée au beau milieu d’une très sale année.

Parfois je reçois un appel ou un e-mail de la part de quelqu’un avec qui je n’ai pas eu de contact depuis 5 ans ou plus, et je pense alors , ok bon, je détestais cette personne. Mais elle ne l’a jamais su, évidemment. Voyons voir si je la déteste toujours… Très souvent je me rends compte que ce n’est plus le cas, ou alors que je l’exécrais pour une raison stupide, ou encore qu’elle venait de passer une mauvaise journée. Le plus souvent, en fait, c’était moi qui avait passé une sale journée.

Chacun se débat avec des affres terribles qui lui sont personnels. Les gens souffrent de dépression, d’ambition, d’addictions à des substances diverses, de prétention. Les gens sont meurtris par des tragédies familiales, par l’éducation des hautes écoles, par leur propre dégoût d’eux-mêmes… Les gens encaissent des mariages foireux, la douleur physique… Le point positif avec la politesse c’est qu’elle vous dicte de traiter tout le monde de la même façon, puis de voir ce qu’il se passe. Vous n’avez pas à avoir d’opinion, vous n’avez pas à porter de jugement. Je sais que cela ne semble pas être une totale libération de prime abord, puisque nous vivons et travaillons dans une société et une économie basées sur l’opinion, pourtant ça l’est ! Ne pas avoir d’opinion signifie ne pas avoir d’obligation, or, n’avoir aucune obligation n’est-il pas l’un des plus doux privilèges de la vie des gens riches ?

Il y a une autre facette à ma politesse dont j’hésite parfois à parler, je vais le faire cependant. Je suis souvent submergé par un sentiment d’amour et d’empathie, je regarde une autre personne et je suis envahi par la joie. L’ironie du sort fait que je souhaite vraiment me rencarder sur les joyaux et les célébrités qui les portent. Qu’est ce que ça fait d’avoir ces bijoux dans les mains ? Qu’est ce que ça fait d’avoir les célébrités entre les mains ? Qui des bijoux ou des célébrités sont les plus agréables à avoir en mains ?

Ce monde n’est pas fait pour exprimer l’amour au nom des autres, pour louer son prochain. Peut-être devrait-il l’être, mais il ne l’est pas… Vous vous êtres rendu compte que les gens craignent votre enthousiasme et se méfient de votre chaleur, car ils s’attendent à devoir payer quelque chose en contrepartie. Ce qui semble juste. Qui n’a pas connu la situation d’être profondément aimé par une personne, mais sans la capacité de lui rendre cet amour en retour ? Quelques distances permettent alors à tout le monde de gagner un peu de temps…

La semaine dernière, ma femme revenait du parc pour enfants et me raconta l’histoire suivante. Abraham, notre fils de deux ans, qui n’est pas plus haut que trois pommes était allé voir une femme vêtue de la hijab et lui avait demandé “Comment tu t’appelles ?” La femme lui avait donné son nom et il avait alors tendu sa petit menotte vers elle en lui répondant “Ravi de faire ta connaissance !” Tout le monde avait ensuite éclaté de rire tandis que Abraham souriait. Puis il a partagé avec elle la poignée de main la plus ferme qu’il pu, comme je le lui avais appris.

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