Les Mystères du Grand Paris — 2.2

Saison 2 . Episode 2/15

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Résumé de l’épisode précédent: Pierre peine à ses lever aux aurores dans son petit rez-de-chaussée de Boissy-Saint-Léger. Il débute dans la vie professionnelle et n’est pas encore habitué à rejoindre le chantier sur lequel il travaille à Conflans-Fin-d’Oise. Il doit se taper toute la ligne A du RER! On suit le fil de ses pensées au gré des stations et des paysages grand-parisiens. Une heure plus tard, le travail commence. → Lire l’épisode précédent “Le Grand Paris s’éveille”

L’Oise, le monstre et la cryptozoologue

“Ce n’est pas pour dire, mais bon ! S’ils voulaient que je vienne, pourquoi m’ordonner ensuite de rester dans la voiture !”

On est boulevard Troussel, près de la gare de Conflans-fin-d’Oise, à 200 mètres du chantier.

“Il est quand même impressionnant ce trou ! Si mon père me laisse sortir de la caisse, je le prendrai en photo.”

Dylan patiente mal dans la Kangoo. Les joints des portes et des vitres étouffent les voix. Parfois l’un des cinq adultes s’énerve et l’adolescent entend alors un peu ce qu’ils se disent :

- Saleté de projet !

Mais ça retombe très vite parce qu’ils reprennent très vite leur ton de comploteurs, d’insurgés.

“Le mot expropriation il veut dire quoi en fait ?” se demande l’ado. Qui se coule dans la place du mort pour — nouvelle idée — coller son oreille au petit rideau d’aération, près du rétroviseur — “Là peut-être le son passe-t-il mieux…

- Avec leurs grands airs, comme s’ils savaient mieux que tout le monde !

“Euréka !”

Les voyelles, les consonnes, Dylan distingue presque tout. Il ne peut plus les regarder, mais au moins il entend tout.

- Je suis d’accord, mais si on fait une fixette sur ces grands airs dont tu parles tout le temps, c’est eux qui vont gagner. On a tout à perdre à voir ces types comme des ennemis. On va faire quoi ? Un camp retranché autour de nos fermes et de nos champs cultivés ? Et ils vont faire quoi, eux ? Ils vont appeler la gendarmerie, ou l’armée, et on se fera sortir de nos propres baraques par la peau du cul.

- Je suis d’accord avec Gilles, il faut la jouer plus fine. C’est pour ça que je vous refais cette proposition de la cryptozoologue.

- Ta bonne femme de YouTube ?

- La “bonne femme” comme tu dis, elle a 60.000 vues dès qu’elle poste une nouvelle vidéo d’enquête.

- Mais c’est n’importe quoi ses enquêtes, c’est racontars et compagnie. J’ai été voir quand t’en a parlé la première fois. Elle parle que de trucs dont elle a pas d’images, pas de preuves. La seule bête bête qu’on voit sur l’écran c’est elle. Elle a rien d’autres à vendre.

- Mais on s’en fout-

“Ah tiens, la voix de Papa !”

- On s’en fout, qu’elle soit une vraie scientifique ou qu’elle dise nawak.

“Ah ah ! Il s’énerve quand je dis “nawak” et en fait il s’en sert ! Excellent !”

- Ce qui compte c’est qu’il y ait autant de zozos pour visionner ses trucs. Nous ce qu’on veut c’est que le Grand Paris ou ses promoteurs s’intéressent plus à nos terres. Nous ce qu’on veut c’est pas se retrouver à la rue, à construire des cabanes en forêt pour habiter quelque part.

“J’entends plus rien !”

Dylan relève la tête pour comprendre ce qui se passe, et à travers le pare-brise découvre que Jean-Pierre s’est assis sur le capot, et son pantalon, sa cuisse, retombent sur l’arrivée d’air, bouchant le petit conduit.

- … convaincre cette greluche… histoire de poisson mutant, … Loch Ness Val-d’Oi… bien l’étau tu le verrais se desserrer. Y’aurait moins de monde pour… moins de Bouygues pour… des pavillons à la chaine et nos champs on…

“C’est quoi cette histoire de monstre ?”

Une bête… angoissante…

“Francine fait des gestes dans tous les sens. Francine fait flipper quand même, qu’est-ce qu’elle a ? On dirait qu’elle chasse les mouches, non : qu’elle n’imite ce qu’elle a vu, un truc énorme, effrayant.”

Non seulement le conduit d’air est bouché — qui permettait à l’ado d’entendre les adultes — mais voilà que maintenant se rapprochent les grues du chantier ; Dylan ne comprend plus rien aux mots prononcés, aux phrases.

Très lentement, et en se tenant le visage tourné dans l’autre direction, Dylan abaisse la vitre de sa portière :

- La bête serait gigantesque, atroce, abominable. Elle ramperait la nuit voire le jour. Elle nagerait dans les profondeurs de l’Oise et remonterait da…

“Mais tout de même, ils parlent de quoi là quand même !?”

- Elle décimerait la population, elle terroriserait tout le monde. On aurait peur d’elle, peur pour nos vies. Un voisin de ma cousine la décrit vicieuse. Il l’aurait su par une amie. Hé oui, ça circule à toute vitesse !

“Si je savais lire sur les lèvres, je comprendrais tout.”

- Amphibie et mammifère, les deux.

- A cause de la pollution… les rejets industriels dans nos rivières. La cryptozoologue bossera sur ça.

“J’ai 14 ans, à l’école on nous répète assez qu’on est citoyens du monde. Je dois prévenir les potes. Il est de mon devoir de… Eh, ça sonne pas mal. Je crée un forum, genre : Http://bêtegigantesqueiledefrance.fr, et tout le monde peut mettre en ligne les infos qu’il a. Ceux qui l’auront photographiée, cette bête, pourrons télécharger ce qu’ils ont. Et prévenir Samuel, Momo, Antoine, Pierre et Nico. Watch Dog sur PS4, c’est le pied. N’empêche que je les ai bien entubés les administrateurs. “Pour les plus de 18 ans”, tu parles ! Suffit de créer un compte en trichant sur ta date de naissance et hop. J’ai même joué avec un gars de Toulouse qui en a 24. Je pourrais d’ailleurs lui en parler pour qu’il diffuse l’info dans sa ville ; si la bête est aussi impressionnante qu’ils disent, elle va circuler, elle va pas s’en tenir au Val d’Oise. Pourquoi qu’on aurait ce privilège ?! En plus, il travaille — ce Toulousain — dans un Columbus Café & Co. S’il en parle aux clients, ça ira très vite, on pourra s’organiser. Imagine si je suis le premier à prendre des photos ? Paris-Match et tout, la gloire, le fric ! Des gros paquets de dollars !”

- Tu te pousses de là Dylan s’il te plaît ?

- Oui, excuse-moi Pa … Qu’est-ce qu’elle a dit Susan ?

- Susan ? Rien, elle a simplement discuté de … de choses qui nous concernent.

- Oui mais pourquoi tous ces gestes ? On aurait dit qu’elle décrivait le Yéti…

- Ne t’occupe pas de ça. Pour l’instant on rentre à la maison ou je te dépose à Sarcelles ?

- Chez Maman oui, on est vendredi.

- Mais elle sera là ? J’ai pas envie de l’attendre des heures comme l’autre fois.

- Je l’appelle. Bon mais c’est quoi ce chantier ? C’est ici que squatte le Yéti de Susan ?

- Bon, tu m’excuseras, je change la station. Skyrock j’en peux plus.

- T’es pas dans la voiture depuis vingt secondes… Pas RTL ! S’te plaît Pa.

- Hé, c’est bientôt l’heure des infos. C’est important tu sais. Allez, en route. Sarcelles ! Franchement ta mère elle aurait pu partir moins loin !

- Papa, ça fait six ans que tu dis ça tous les vendredi. Et réponds moi : c’est quoi ce chantier, pourquoi on est là ?

- Ce chantier c’est tous les emmerdements que j’ai, en ce moment. C’est des bureaux qui vont sortir de terre, des bureaux du Grand Paris.

- En quoi ça peut nous toucher qu’il y ait des bureaux ici ? On est à 20 bornes…

- Des bureaux ici c’est tout le patelin qui devient plus cher, c’est des jeunes qui lâchent leur colocation à Paris pour s’installer ensemble ici dans leur premier appart’, c’est mes champs qu’on me rachète alors que je vends pas, pour construire. A Paris ils étaient moyen-pauvre, ici c’est des bobos. C’est l’ascension sociale. Mais moi j’ai plus d’quoi vivre à ce moment-là.

- Hein ?

- Si le prix du m² augmente, mes impôts augmentent, et bientôt je suis plus capable de payer. Ou si j’arrive encore à payer ça, c’est toi ensuite, au moment de l’héritage, qui pourra jamais payer les droits de succession pour garder la ferme.

- Mais j’veux pas d’toute façon !

- Faites des gosses !

- Hein ?!

Ou alors c’est des pourris d’argent qui font des placements, qui se disent : tiens chez les ploucs ça prend de la valeur, je vais acheter un ou deux appartements et dans cinq ans je fais la culbute en revendant. Des gens de La Défense, ou d’Argenteuil, ou de Paris. Des gens qui gagnent… je sais pas… 4000, peut-être 5000 euros ! Ils font des placements, et pour nous c’est l’exode, comme au temps de Moïse, comme en 1940.

Dylan écoute, il décroche aussi un peu.

« C’est comme dans la pub, avec le petit môme qui demande C’est quoi cette bouteille de lait ? J’interroge mon père sur le monstre du Loch Ness et il me répond pas ; je l’interroge sur le chantier et il est cent fois plus bavard que d’habitude… »

Texte: Solène Lécuyer & Arno Bertina/ Dessins au feutre: Dorothée Richard / Musique : PAVANE

Episode suivant : GYN

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