Les Mystères du Grand Paris — 2.9

Saison 2. Episode 9/15

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La ZAD du Grand Paris

Résumé de l’épisode précédent: La rumeur d’une bête rôdant dans l’Oise gagne du terrain. Lancée par le père de Dylan et ses amis agriculteurs, elle trouve d’inattendus relais. La cryptozoologue et youtubeuse Jade Myre y voit un filon médiatique à exploiter; tandis que le cadavre exhumé par Pierre et Alex sur leur chantier donne consistance à la possible existence d’un prédateur monstrueux. Au point que la Société du Grand Paris en vient à solliciter l’agence de comm’ Surv’Stay pour remédier à l’angoisse collective: car ce “grain de sable” pourrait bien enrayer la machinerie bien huilée des chantiers métropolitains… Mais cela sera-t-il suffisant pour les agriculteurs entrés en résistance?

→ Lire l’épisode précédent : “Bataille d’imaginaires sur le Val d’Oise”

Si certains pensent nous faire tomber, nous retourner comme on laboure la terre en hiver, ils se trompent. On doit passer à l’étape d’après, la rumeur c’est pas assez ; on doit se bouger, montrer qu’on ne lâche rien! Je vous ai vu plus enragés tous! Vous vous ramollissez. On va se faire tondre et c’est comme si, en vrai, vous étiez fascinés, plus capables de bouger.

Cachée par les branches mortes des arbres qui jonchent les bords de chemins, excentrée dans ces petits déserts agricoles, l’entrée ici se fait d’abord par la communauté. Seuls les initiés connaissent l’endroit et peuvent y accéder.

- On râlait, on râlait et on a attendu de voir si la merde allait vraiment nous tomber dessus ! Ce n’est pas avec les pauvres lignes qui nous sont consacrées par Le Parisien que les gens vont se préoccuper de nous. S’ils préfèrent acheter les légumes immangeables des grandes surfaces, pourquoi ils chercheraient à nous sauver ?

- Même ce lieu de réunion il est bizarre ! Pourquoi se retrouver ici ?

Personne ne se bat plus pour exploiter la caillasse humide de ces carrières. Les galeries sombres se remplissent de déchets douteux, l’odeur encore chaude des précédents groupes laisse un sentiment étrange aux visiteurs. Chacun investit les lieux, chacun y ajoute une révolte fraîche.

Elle en a vu défiler des causes cette tanière, mais des gens de la terre, des gens qui l’aiment et qui se retranchent en-dessous, jamais.

- Y’en a marre! Tout le monde s’en fout de nous vous ne voyez pas? On est les péquenauds, les mecs qui n’ont toujours pas compris que l’agriculture s’est fait bouffer par les start-up, les PDG, et les gens! Avec le petit jeune à la tête du pays ça risque pas de changer! Ils nous sucent l’os jusqu’à la moelle ces types, le seul truc qui les fait vibrer c’est de nous emmerder jusqu’à ce qu’on craque et qu’on préfère leur vendre.

- Je suis d’accord moi. Je vois mon père se lever le matin pour chouchouter un terrain qui ne lui appartient déjà plus! Ils vont foutre quoi ici? Des apparts? Un Décathlon? Des gens qu’aiment ça, les magasins à deux pas de chez eux, la taule neuve et une enseigne qui claque! Moi je vois juste qu’ils mettent des entrepôts et des usines à la place du maïs et du blé. En cours c’est pareil ils nous parlent que de ça, ce qui est grand. Je m’en tape moi je suis bloqué dans ce bled.

- Et tu proposes quoi toi, le fils prodigue, populaire à la campagne comme à la ville? Même ton père n’y croit plus. A un moment il faut se résigner. On aurait dû se moderniser quand on en avait l’occasion. Là ça ne sert à rien puisqu’ils vont tout reprendre petit à petit.

Les images qu’on nous impose deviennent des mensonges à force de caricature. L’absence de nuances brûle presque tout. Dans un groupe tout le monde ne se bat pas pour la même chose. Un champ qu’on ne veut pas quitter pour la blondeur de ses vingt ans ou par crainte de n’avoir pas d’autres perspectives. L’argent reste maître de la situation, il danse sur la tête de ceux qui l’ont baissée trop tôt.

Des croix gammées, des graffs illisibles, et des déclarations d’amour ; peut-être des seringues, peut-être des préservatifs. Des canettes en tous les cas. Est-ce qu’on se soucie de demain, ici ? Ou bien faut-il s’estimer déjà perdu pour venir dans ces grottes, dans ces champignonnières abandonnées, à l’activité délocalisée — justement. Se réunir ici, et pas dans une brasserie en face la préfecture, n’est-ce pas le signe qu’il est perdu, le combat, et que les villes vont pouvoir continuer à se bâfrer en faisant du fric avec les terres agricoles, sauvages?

- Tant pis si vous ne me croyez pas mais il paraît qu’un cadavre a été enterré. Sur le chantier de Conflans ! Est-ce qu’on pourrait pas s’en servir ? Et de ces tarés d’écolos ?

- Tu parles comme ton père !

- Si Dylan dit vrai, on doit en profiter, c’est sûr. On avertit les poulets, ils vont fourrer leurs becs autre part qu’ici. Parce qu’à force de les avoir au cul, c’est de la volaille qu’on va faire pousser plus du colza!

Ce qui se passe ici, ce qui reste caché. Ce lieu humide, qui dégage une odeur moite reflète bien le climat dans lequel l’hexagone se trouve. Affamées et assoiffées les bêtes n’agissent plus que sans réfléchir ce qui n’est pas bon lorsqu’il faut bâtir durablement, en écoutant les saisons. Pourtant tout va plus vite, on ne laisse pas le temps au bourgeon de germer et d’éclore.

- Ca peut paraître dingue mais je sens qu’il y a quelque chose à creuser du côté des carrières, ils ont bloqué l’accès par la route depuis le début des travaux. On pourrait passer par les sentes qui sont derrière — je les connais bien, on passait par là avant qu’ils tirent la Nationale jusqu’ici. J’emmène seulement deux ou trois d’entre nous, juste pour voir ce qu’on trouve. Si jamais on voit que c’est louche on réfléchira au message qu’on pourrait envoyer aux flics.

- On s’en tape du cadavre et du reste. On dit seulement que quelque chose a du s’attaquer à un homme parce qu’ils ont retrouvé un corps charcuté. Comme ça on ne se déplace pas et les curieux que ça amuse pourront y aller à notre place et faire passer le message.

Chacun essaie de sauver ses intérêts, c’est devenu normal. Etre plus rapide, plus malin. Plutôt que d’être à l’écoute des saisons qui passent, on se court après.

On saccage plus facilement le jardin d’en face qu’on entretient le nôtre.

La colère cristallise le dialogue entre eux, si bien que personne n’écoute ce que l’autre a à dire. Trop soucieux de sauver sa mise.

- Vous savez tous ce que je pense de ça. Pourquoi faire courir des ragots, brûler nos champs alors qu’ils en veulent un bon prix? On se démerde pour en tirer un meilleur. Quand ils ont commencé à bétonner Cergy ils ont tout acheté à un gars qui a fait fortune en leurs filant au compte-goutte toujours avec des taux plus élevés, pourquoi pas nous ? Il reste assez de terres pour se faire une retraite au soleil.

L’ambiance s’était calmée dans la grotte. Rassemblés ici sous terre mais dispersés au-dessus, chacun coincé entre les chemins rocailleux et le béton. Un groupe s’est constitué sans paroles juste parce que cela leur était évident qu’il fallait maintenant agir.

- Même si je pense qu’on aurait du tout faire brûler depuis longtemps je viens avec toi. On est tous dans la même merde et il faut qu’on s’aide sinon ils n’auront plus qu’à venir avec leurs machines et commencer à construire et dans à peine dix ans il n’y aura plus rien. S’il n’y a que dalle au chantier on continuera de brûler des parcelles et on arrêtera de bosser. Le jeune aussi tu viens! Si tout se passe bien on se retrouve demain pour fêter ça.

Les voix s’étouffent et tout redevient silencieux ici. Les bipèdes emmènent leurs problèmes et le reste peut maintenant se remettre à grouiller.

Finalement la décision n’appartient plus à ceux qui détiennent la terre mais à ceux qui la veulent, peut-être le revers de la médaille pour ces gens qui ont passé leur vie à la retourner, la bêcher, la labourer, puis semer, planter année après année, pour voir un jour arriver une ultime récolte, maigre et mauvaise.

Texte: Léa Mièle et Arno Bertina (en lien le récit de leur travail d’écriture sur remue.net)/ Dessins au feutre: Dorothée Richard

EPISODE SUIVANT : “QUI A TUE LE MOUTON DE PANURGE ?” ( → s’inscrire à la newsletter)

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