Romain Pillard
44 min readJan 27, 2015

Dans une guerre où le mal omniprésent frappe à l’aveuglette, ils représentent le bien incarné. Une semaine en immersion dans le monde de vie et de mort des premiers intervenants en Syrie — dernier espoir des civils en proie au chaos.

Par Matthieu Aikins
Photographies et vidéos de Sebastiano Tomada

Nominé pour le Prix de la Photographie de Reportage au National Magazine Award en 2014.

Alep Ville, 18 Juin 2014.

L'aube les trouva vautrés comme des cadavres dans l’étroite caserne, à même des tapis de sol souillés ou sur des lits superposés faits de lourds cadres métalliques. Ils étaient couchés les uns contre les autres, certains portant encore leur uniforme de la nuit passée. Lors d’une journée normale à Alep Ville, ils seraient très bientôt réveillés par le balai des hélicoptères et le rugissement des avions à réaction effectuant des raids de bombardement sur la partie de la ville encore aux mains des rebelles, et que le régime en place voudrait voir mordre la poussière. Mais tout était calme ce matin, alors ils dormaient.

Debout juste devant la porte de son bureau, Khaled Hajjo, chef de l’équipe de la Défense Civile de Hanano, tira une Gitane de son paquet et lança un regard circulaire sur son petit domaine. La caserne était en béton brut et en parpaings, elle avait été disposé à l’angle d’un grand terrain de la taille d’un terrain de football et son périmètre était ceint d’un mur de pierre de 3m60 de haut. A l’extrémité du terrain, un tas de vieux pneus empilés et la carcasse d’une grue brisée jonchaient le sol. Cet endroit servait jadis de fourrière et de dépôt de voitures volées à Alep Ville, mais comme beaucoup de bâtiments de la ville, il avait été reconverti en raison de la guerre.

Des volontaires de la Défense Civile endormis et entassés lors d’une de leurs rares pauses.

La caserne n’était pas particulièrement robuste. Le quartier dans lequel elle se trouvait, Hanano, était proche de la ligne de front et donc non seulement exposé aux bombardements, mais aussi aux fréquents tirs d'artillerie. Même un obus de mortier pourrait probablement faire écrouler le toit, sans parler des gros projectiles d'obusiers qui s’écrasaient parfois sur les terrains des alentours. La caserne avait cependant ses avantages : étant construite sur un petite élévation de terrain et avec seulement quelques bâtiments l'entourant en contre-bas, cela permettait de rapidement repérer les colonnes de fumée et de poussières caractéristiques marquant les sites de bombardement, afin de se précipiter à la rescousse. Ils occupaient donc cette caserne depuis le début du conflit et la création de l’équipe, plus d’un an plus tôt. Ils étaient ensuite restés là pendant le long hiver de massacres, durant les pires moments pendant lesquels la population avait désespérément fui la ville. Tout cela afin que les bombes du gouvernement tombent le plus souvent possible sur des bâtiments abandonnés. C’était ici leur maison à présent.

Garé juste devant, un camion rouge-cerise portant l’inscription FREIW. FEUERWEHR sur la porte latérale, en allemand abrégé avec des lettres en relief ; cela signifie “Pompier Volontaire”, et juste en dessous, en arabe “Défense Civile d’Alep” peint au spray de couleur noire. Un camion de très bonne facture, offert par l’Occident, qui exhibait les stigmates de ses premiers mois de service en zone de guerre : quelques impacts de balles criblant les portières, ainsiq que d’autres, qui avaient fendu le pare-brise. Mais il conservait malgré tout toute son efficacité, et permettait de se retrouver sur site en un minimum de temps.

Les membres de la défense civile avaient été les témoins privilégiés du traumatisme de la ville. Ils avaient compté parmi les rares premiers intervenants restés sur place pour porter assistance aux civils piégés sur les zones de conflits mettant aux prises les troupes du président syrien Bashar Al Assad et les combattants rebelles. L'équipe avait aidé à évacuer les blessés, à nettoyer les corps, et avait combattu les incendies. Mais ce pour quoi ils étaient le plus connus - ce qui les avait rendus célèbres dans toute la Syrie et à l'étranger - ce sont les sauvetages dramatiques et toutes les vies qu'ils avaient su arracher aux ruines et aux décombres.

Lorsqu’ils avaient repéré une explosion, ils s’entassaient dans la cabine, à dix ou plus sur les deux banquettes, et démarraient en trombe à la recherche du lieu de l'impact. Le camion possédait des suspensions fragiles et branlantes, et sa cabine se secouait de bas en haut lorsqu‘il passait sur les cratères et les nids de poule, les hommes étant alors bringuebalés à l’intérieur comme des pièces de monnaie dans une gobelet de fer blanc. La sirène sur le toit était un vieux modèle absolument assourdissant. Parfois ils apercevaient une ambulance et ils lui donnaient alors la chasse ; souvent, ils étaient les premiers sur les lieux. Etant donné la précipitation de leur intervention, ils devaient parfois se pencher aux fenêtres pour demander aux piétons où la bombe était tombée exactement. A la seule réaction des passants, ils pouvaient d’ailleurs dire si ils se rapprochaient ou non. C’était tout d’abord un doigt pointé dans une direction ou un haussement d’épaules, mais en arrivant sur zone, les témoins étaient de plus en plus agités jusqu’à pouvoir lire dans leurs yeux l’horreur de la mort qu’ils venaient de frôler eux-mêmes ou la peur panique pour un voisin encore coincé sous les décombres. Les missions étaient d'autant plus dangereuses que le régime n’hésitait pas à adopter la tactique de la “”double-touche” : c’est à dire qu’il faisait bombarder le même site une seconde fois dans la foulée, afin de toucher les sauveteurs ainsi tous les gens qui auraient pu se rassembler pour porter secours. En Mars dernier trois membres de l'équipe Hanano, dont un photographe égypto-canadien qui était venu pour documenter leur travail, avaient péri de cette façon.

Un membre de la Défense Civile qui appelle les civils sur la route d’une zone bombardée.

Khaled jeta sa cigarette sur le parking du terrain d’une chiquenaude. Du haut de ses 30 ans, il ressemblait davantage à un étudiant diplômé qu’à une personne qui venait de vivre une année complète en immersion dans cet enfer de gravâts et de sang : des cheveux hirsutes, un nez droit et une mâchoire pointue que des lèvres et des joues pleines venaient néanmoins adoucir. Dans cette ville de plus en plus sous le joug des groupes Islamistes Anti-Occidentaux, il avait porté une queue de cheval jusque récemment. Il avait une petite bedaine naissante du fait de toutes ces nuits passées assis à grignoter des fruits et des noisettes au son des bombardements sur la ville et dans l’attente d’un appel. Lorsqu’il souriait un fin réseau de petites rides se formait aux commissures de ses yeux, mais il conservait globalement une mine d’une placidité inébranlable, y compris en présence de la mort. C’était ce calme en toutes circonstances plus que toute autre chose qui lui valait le respect et l’obéissance de la part de son équipe indisciplinée. “Méfiez-vous de l’eau qui dort…”, voilà comment Surkhai, le blagueur du groupe, l’avait présenté.

Khaled Hajjo, le meneur de l’équipe de Défense Civile Civile à Hanano, en pleine réflexion après une journée exténuante.

Après s’être lavé le visage dans la dépendance branlante qui leur servait de salle de bain, Khaled retourna à son office modestement meublé avec un bureau éraflé, une étagère contenant toute la paperasse de la caserne, et une paire de fauteuils. Sur le mur accroché, un certificat d'appréciation du conseil de la ville, et pendant nues du plafond, deux ampoules.

Khaled pouvait entendre le reste de l’équipe en train de s’agiter. Plusieurs de ses plus fidèles vétérans (toujours des jeunes hommes néanmoins) étaient présent ce jour là. Âgés de 28 ans, les jumeaux Surkhai et Shahoud, costauds, une chevelure épaisse avec un début de calvitie sur le haut de leurs crânes, étaient les plus vieux. Les autres avaient 20 ans ou 21 ans tout au plus. Ali le clou et sa coupe de cheveux à la “mulet” n’avait que 19 ans quant à lui. Seul Ahmed, un gamin efflanqué aux traits caprins, et qui avait été pompier aux côtés de son père possédait un tant soit peu d’expérience avant le début de la guerre. En tout, la Défense Civile possédait un effectif de 30 membres, travaillant en rotation d’équipe, de sorte qu’une douzaine d’entre eux devait toujours être sur le pont à la caserne, à l’exception de Khaled, le chef. Ce dernier n’avait pas pris le moindre jour de repos depuis plus d’un an. Il aimait l’équipe, la proximité physique, et l’engagement émotionnel. Ces gens étaient devenus sa vie. L’homme qu’il avait été, l’ancien étudiant en droit qui enseignait à l’école de commerce, lui semblait aussi lointain que la maison familiale de son enfance, qui se trouvait désormais dans la zone contrôlée par le régime.

Les membre de l’équipe se relaxent au centre de commande, un ancien dépôt de véhicules volés.

La quiétude du matin s’était maintenue jusque dans l’après-midi. Khaled ne pouvait pas croire à ce calme surréaliste, presque sinistre. Le dernier massacre remontait à deux jours en arrière, une bombe avait frappé un marché de légumes et avait tué plusieurs douzaines de personnes. Peut-être que le régime était abasourdi, pensaient les hommes, groggy comme tout le monde après la chute de Mosul dans l’ouest de l’Irak, tombé aux mains du groupe dissident d’Al Qaeda connu sous le nom de ISIS. La chaleur était de plomb fondu sur Alep Ville, et Khaled décida de ne pas imposer d’entraînement et de tâches ménagères à ses troupes. Alors, à mesure que la journée se déroulait, Ahmed joua avec Lulu, une chatte galeuse qui traînait toujours autour de la caserne. Surkhai et Ali s’occupèrent de leur côté à jouer à divers jeux de cartes dans la salle des couchettes.

Pendant ce temps, Khaled prit Annas à part, il lui destinait un rôle de meneur et ils s’assirent tous deux dans les fauteuils afin de parler de l’équipe — qui était en forme, qui semblait nécessiter du repos. Annas était plus svelte, possédait de longs cils et une mâchoire fine de jeune premier en devenir ; il paraissait beaucoup plus jeune que ses 21 ans. Il portait un pistolet glissé à l’arrière de sa ceinture. Parfois les gars le raillaient gentiment pour sa beauté, mais il le prenait de bon gré — maintenant que toutes les jeunes femmes avaient déserté l’espace public de cette ville écorchée par la guerre, plaisantait-il, les hommes commençaient à lui faire du gringue. “L’autre jour, j’étais au marché et un djihadiste avec une longue barbe m’a remarqué et m’a accosté” racontait Annas aux autres membres, tout en imitant l’accent arabe.

“‘Hey cheik, hey cheik !’ Quoi ? ‘Fumer c’est pêcher.’” Annas tira sur une Winston. “Je sais.” Faisant mine de regarder quelqu’un de pied en cap avec les yeux.

“‘Hey cheik, hey cheik!’ Quoi ? ‘Je peux avoir ton Facebook?’”

L’assemblée complète éclate de rire.

Ils devraient profiter de l’accalmie, pensait Khaled. Dans toute la Syrie, tout le monde était à la recherche d’un emploi, sauf eux. Il savait aussi que la nervosité n’allait faire que croître en l’absence d’action. Le risque partagé entre tous était au fond le ciment de leur action commune. Ils avaient même un hymne qu’ils entonnaient ensemble en se rendant sur le site d’un impact :

Hey fucker, you’re buried ->Hey connard, t’es enterré

We’re coming to find you. -> On arrive pour te retrouver.

Hey fucker, you’re burning -> Hey connard, en train de brûler ?

We’re coming to put you out. -> On arrive pour t’en tirer.

Alors que la lumière commençaient à étirer les ombres, un grondement sourd et lointain parvint aux oreilles de l’équipe. Les hélicoptères du régime étaient de retour. Le groupe était très familier des bruits de la ville, un peu comme une assemblée de chasseurs qui seraient à l’affût des bruits d’animaux en forêt. De nuit, Ahmed pouvait les décrire depuis sa couchette. “C’est un obus d’artillerie. C’est un avion de chasse. Il va tirer ses Dushka,” dirait-il, puis il raconterait le crash de ce MiG ouvrant le feu sur la ligne de front avec son canon, comme on appuie sur le bouton On/OFF d’un mixeur. Parfois un hélicoptère volait directement vers eux, ils restaient alors immobiles, écoutant le bruit du rotor passer puis s’éloigner, ses pales fouettant l’air vers un quelque part. Un hélicoptère qui s’apprête à ouvrir le feu doit se mettre en vol stationnaire et son bruit s’apparente alors plus à celui d’un moteur de jet.

Khaled et son équipe embarquent et répondent à un appel.

Celui là était à haute altitude, une petite tache blanche sur fond de ciel, et alors qu’ils étaient là dans le parking, à la regarder, un point sembla s’en détacher et chuter lentement vers le sol. Un boum à mi distance informa de l’impact. C’était un hélicoptère de transport russe qui venait de larguer une bombe-baril, explosif improvisé mais fatal que le régime semblait tout particulièrement affectionner ces derniers temps. Conçues à partir de barils d’essence ou de bouteilles de propane, les bombes-barils combinaient un détonateur rudimentaire avec jusqu’à 910 Kg de TNT, le tout bourré de morceaux d’acier ou de métal qui se transformaient en autant de projectiles brûlants lors de la détonation. C‘étaient des bombes de taille conventionnelle et une seule explosion suffisait souvent à venir à bout des constructions et des appartements précaires formant l’essentiel de la ville. Les forces syriennes ne les visaient d’ailleurs pas délibérément mais peu importait au fond: l’objectif de la campagne de bombes-barils étant de terroriser la population et de rendre la ville totalement inhabitable.

L’équipe attendit que la seconde bombe heurte le sol — les hélicos en transportaient généralement deux — puis ils sautèrent dans le camion et filèrent à toute allure en direction du site bombardé. Leur chauffeur, Abu Sabet, un ancien taxi à la mine toujours lugubre, avait aussi été routier avant la guerre. Il pilotait le petit camion comme personne, le menant avec une dextérité improbable dans les rues jonchées de débris. La bombe était tombée sur une zone assez peu densément construite des environs ; plusieurs hommes du voisinage nous assurèrent que personne n’avait été blessé. Khaled décida de descendre du camion pour s’en assurer. Avançant à pas prudent entre les morceaux de parpaing jonchant le sol inégal, l’équipe avança en direction des petites maisons éventrées. L’air était toujours dense et épais, empli de poussière de ciment pulvérisé, et la lumière comparable à celle d’un crépuscule. “Al defa al madani, hada houn?” crièrent-ils, en direction des gravas. “Défense Civile Defense, est-ce qu’il y a quelqu’un ?” Aucune réponse. “Allez les gars on y va,” dit Khaled en agitant sa radio. L’hélicoptère pourrait revenir.

Voilà les restes de ce qui fût une voiture, avec ses passager à l’intérieur.

De retour à la caserne, ils restèrent dehors à blaguer. L’appel soudain les avait extirpé de leur torpeur du jour. Tout à coup Abu Sabet pointa son index au dessus d’eux. “Un avion !” dit-il. Ils sursautèrent tous et braquèrent leurs regards vers le ciel — mais ce n’était qu’une étoile en avance, sur le fond bleu couleur lavande.

“Les avions ne volent pas tous phares allumés,” se moqua Annas.

“Peut-être que le pilote a oublié le frein à main,” plaisanta Surkhai.

L’air penaud, Abu Sabet monta dans son petit taxi et rentra chez lui. Il avait une femme et des enfants qui habitaient toujours dans la ville. Le reste de l’équipe entreprit sa routine nocturne consistant à investir la salle des couchettes, qui possédaient outre les lits et les tapis de sol, un ventilateur, un brûleur au propane et un petit poste de télévision grâce auquel ils pouvaient suivre les nouvelles concernant le régime et les rebelles. Un des gars avait ramené un plat de prunes violettes du marché. La moitié de la ville toujours sous le contrôle des rebelles n’était pas complètement assiégée — le régime et ISIS se rapprochaient cependant de chaque côté- et il y avait encore de la nourriture dans les quelques marchés toujours ouverts. Ils sucèrent les noyaux aigres et décortiquèrent un bol complet de cacahuètes. Une heure passa. Puis il y eut un incroyable flash de lumière et un grand boum.

Etre frappé par une explosion à courte distance, c’est faire l’expérience de la lumière et du son en tant que ténèbres et silence ; silence à cause des oreilles faisant un foin surpassant tout autre bruit, et ténèbres à cause de la poussière qui vous enveloppe tout à coup. L’air s’est emplit de morceaux de béton et de parpaings et les hommes ont été projeté en avant et vers le sol sur leurs mains tandis que le sols se couvrait de débris. Khaled se remit sur ses pieds d’un bond et fonça avec le reste de l’équipe dans le noir absolu recouvrant le terrain. La caserne était à moitié écroulée et il n’y avait plus d’électricité. Un des gars, Omar, avait été blessé et un groupe mené par Khaled l’emmenèrent jusqu’à la cabine du camion et le chargèrent avant de démarrer sur les chapeaux de roue. Le reste de l’équipe se précipita pour traverser la route et se mettre à l’abris dans l’espace entre deux maisons voisines — ils pouvaient entendre les avions qui revenaient, et pouvaient voir les arcs de feu des balles traçantes des batteries anti-aériennes rebelles déployées pour les descendre ou les repousser. Une autre explosion proche ; la porte de l’une des deux maison s’ouvrit et un jeune couple en sortit en hâte pour bientôt disparaître dans la nuit, l’homme portait un nourrisson dans les bras.

Environ 20 minutes plus tard, les bombardements perdirent en intensité et ils osèrent fumer à nouveau. Annas et Surkhai sortirent de leur abris et se tinrent debout sur la route. La lune était montée dans le ciel et dessinait un demi-cercle jaune sépia au dessus de la caserne ; personne ne voulait y retourner, de crainte que les avions reviennent. Une ambulance arriva à tout berzingue et s’arrêta en dérapant, un homme en sortit et se dirigea vers eux, stupéfait. “Lorsque j’ai vu la bombe tomber ici, je suis venu aussi vite que j’ai pu,” dit-il. On pouvait voir les éclats de ses yeux. “Dieu vous a sauvé parce qu’il veut que vous sauviez d’autres gens.”

Le camion de pompiers était de retour et Khaled en sortit. “Omar va bien,” dit-il au groupe. “Il n’a qu’une coupure au pied.” Il resta ainsi debout un moment face au demi-cercle de ses compagnons ainsi rassemblés, ils faisaient triste mine. Les gars étaient salement ébranlés. Mais l’équipe d’Hanano n’avait jamais fui le site d’une explosion. Il prit sa décision rapidement. “Nous allons rester ici cette nuit et monter la garde autour de la caserne,” annonça-t-il. “Et au matin…et bien, nous irons dans un nouvel endroit.”

Tous opinèrent du chef en guise d’assentiment, puis les gars allumèrent une nouvelle cigarette et recommencèrent à deviser et à blaguer pour rompre la tension ambiante.

“J’espère qu’on va investir une belle grande école,” dit Annas.

“Ils bombardent toujours les écoles,” opposa Surkhai.

Ils s’assirent alors en ligne sur le trottoir, les épaules des uns soudées contre celles des autres, à écouter les obus. Les braises ardentes de leurs cigarettes formaient une procession rouge clignotante, jusqu’à ce que le soleil se lève en lieu et place de la lune.

A la lumière du jour, ils purent se rendre compte de la proximité de l’impact de la bombe. La grande maison juste à côté avait disparu ; un immense cratère jonché de débris divers la remplaçait. Au centre du trou creusé par la déflagration, quelques feuilles d’acier lourd complètement tordues, le genre qu’on utilise pour les réservoir de propane enterrés — les restes d’une énorme bombe-baril. Elle avait complètement pulvérisé la maison, fait exploser une section de 18 mètres du large mur d’enceinte en pierre, avant de toucher la caserne elle-même. Si la bombe était tombée une dizaine de mètres plus près, tous auraient péri.

La perte de la caserne était un choc psychologique. C’était ici qu’ils avaient pleuré leurs collègues. Mais le bâtiment était sur le point de s’effondrer et il n’y avait pas d’autre option que de partir. Alep Ville ne connaissait pas la pénurie pour ce qui était des bâtiments vides ou abandonnés, il y avait donc pléthore de choix. Khaled avait d’ailleurs remarqué une école dans les alentours directs. C’était un immeuble robuste de trois étages, avec un sous-sol dans lequel ils pourraient se mettre à l’abris et un grand parking pour garer les véhicules. Ça le ferait. Khaled contacta une autre équipe de Défense Civile — il y en avait quatre à Alep Ville — afin de faire venir un camion à benne pour charger tout l’équipement de la caserne.

Alors qu’ils étaient en train d’effectuer le chargement du dit camion, ils entendirent le vrombissement approchant d’un hélicoptère. Échaudés par la nuit précédente, tous coururent se mettre à couvert. Deux boum successifs et rapprochés retentirent, puis les membres de l’équipe ressortirent de leur cachette en époussetant leurs vêtements et en plaisantant sur qui d’entre eux avait fui le plus vite.

Un appel se fit entendre sur leur mauvaise radio grésillante : des civils avaient été touchés. Khaled délégua Annas, son protégé, qui s’embarqua en compagnie de quelques autres gars dans le camion avant de démarrer pied au plancher en direction de la fumé, sirène hurlante. Le site était une des artères principales de Sakhour, à côté d’un parc, et une intersection avait été coupé en deux par une haute butte de terre afin de protéger des snipers. “Stop stop stop stop stop,” cria Annas lorsqu’ils eurent atteint la distance de sécurité ; l’équipe se précipita hors du camion comme un seul homme et se mit à courir en direction du site.

Des membres de la Défense Civile portent secours à un homme piégé dans les décombres de sa maison soufflée par une bombe-baril.

L’hélicoptère avait lâché deux bombes-barils : l’une d’entre-elles avait creusé un cratère sur la route, l’autre était tombée aux abords d’un parc et avait enflammé un grand palmier. Il y avait de nombreux véhicules éparpillés de-ci, de-là, certains d’entre-eux à l’état d’épaves cabossées. Une foule de rebelles et de civils ainsi que plusieurs ambulances étaient déjà sur place.

Ali se précipita vers une forme à peine reconnaissable sur le trottoir. C’était un homme corpulent dont les vêtements avait été arrachés et qui était complètement recouvert de poussière de béton. L’homme avait été sectionné en deux à hauteur du nombril, ses intestins étaient dispersés derrière lui et une de ses jambes était inhumainement repliée par dessus son épaule. Il reposait face contre terre et les yeux fermés, pourtant sa poitrine se souleva une ultime fois alors qu’Ali accourait vers lui. Puis il s’immobilisa définitivement. Ali enfila une paire de gants en latex blancs. Il n’y avait plus rien à faire pour lui. A l’aide d’une couverture il rassembla les morceaux du mieux qu’il put et fourra le tout à l’arrière d’une ambulance à l’intérieur de laquelle les corps s’accumulaient.

Un rebelle cria depuis la route : “Il y a des enfants dans cette voiture !” Annas couru jusqu’à une petite berline bleue toute froissée qui se trouvait près du site de la seconde bombe ; on aurait dit qu’elle était tombée du ciel elle aussi. Il commença à forcer frénétiquement la porte arrière avec un levier ; une mère et ses enfants se trouvaient toujours à l’arrière du véhicule. La mère avait été décapitée par l’explosion et les deux mômes étaient pales et immobiles. Alors qu’il s’efforçait de les extraire de la voiture, il comprit tout à coup pourquoi… Le petit garçon avait la jambe droite tranchée juste au dessous du genoux et il s’était vidé de son sang. La petite fille quant à elle avait reçu un shrapnel mortel dans la poitrine.

Le corps d’un enfant extrait des décombres sur le site d’un bombardement.

Le site était proche de plusieurs hôpitaux et les blessés — y compris le conducteur de la berline bleue, qui se trouvait être le père des enfants — avaient déjà été évacués. L’équipe se rendit très vite compte qu’il n’y avait que des victimes dans les ruines. Ils travaillaient dans l’urgence ; le site était à ciel ouvert, très exposé, et les hélicoptères pourraient revenir d’un instant à l’autre. Il faisait chaud et une odeur nauséabonde empuantissait l’air alentour, plus âcre que celle du sang. Quelqu’un hurla qu’un avion arrivait et tout le monde s’égaya comme un vol d’oiseaux paniqués. Mais c’était une fausse alarme. Lorsque le dernier corps fut retiré des décombres, l’équipe remonta dans le camion ; l’opération complète avait pris 15 minutes.

De retour à la caserne, il n’y avait même pas d’eau pour laver le sang séché qui collait sur leurs mains. La salle de bain avait été détruite dans l’explosion de la nuit précédente. Personne n’avait dormi depuis 24 heures mais tout le monde mit la main à la patte pour vider la caserne de son matériel : les lits, les bureaux, tout l’équipement d’urgence donné par l’Occident. Surkhai et Ahmed sortirent en portant à deux le vieux canapé du bureau de Khaled, mais alors qu’ils le soulevèrent pour le charger, un miaulement plaintif se fit entendre depuis ses vétustes et poussiéreuses entrailles. “Lulu !” s’exclama Ahmed. Ils retournèrent alors le canapé et le secouèrent comme pour en faire tomber de la menue monnaie. Après un moment, Lulu, la chatte galeuse sauta depuis l’intérieur sur le béton et commença à se frotter contre leurs jambes, une autre survivante.

Contrairement à la caserne de Hanano, leur nouveau foyer était une forteresse de pierre et de béton épais, haute de trois étages et en forme de L. Le bâtiment avait été une école élémentaire avant la guerre. Depuis lors, de nombreux occupants différents s’étaient succédés. Les inscriptions sur ses murs racontaient l’histoire de la révolution. Au dessus des peintures de fleurs et de papillons originales, on pouvait trouver plusieurs couches de graffitis : un sans doute pré-révolutionnaire “A❤M,” “Libérez la Syrie”, le slogan des contestataires ; puis les noms de quelques-unes des milices rebelles formées à la hâte (les “katibas”), et qui avaient pris le contrôle de la zone ; et enfin, le sinistre drapeau noir de ISIS. L’Etat Islamique avait déjà été une menace à Alep Ville et dans le nord du pays. En octobre dernier, lorsque Khaled était parti réceptionner une grosse cargaison comprenant cinq camions de pompiers envoyés par l’Occident, un commandant de ISIS l’avait arrêté à la frontière et avait réquisitionné les véhicules. ISIS avait fini par être repoussé en dehors de la ville par les rebelles en janvier. Désormais l’organisation avait de nouveau le vent en poupe à nouveau, ses forces se trouvaient à une trentaine de kilomètres et elles continuaient leur avancée.

Bien qu’ils se considéraient tous comme des Musulmans fidèles, la plupart des membres de l’équipe n’embrassait pas pour autant le fondamentalisme Islamique qui était arrivé pour dominer les groupes de combattants. Lassés et usés par le régime corrompu et répressif de Bashar Al Assad, les fondamentalistes avaient participé aux manifestations pacifiques qui avaient éclaté lors du Printemps Arabe en 2011. Mais après la répression sanglante ordonnée par le régime contre les manifestants, le mouvement avait alors pris les armes. En juillet, les rebelles avaient repris la moitié de Alep Ville et c’était depuis le statu-quo sur la ligne de front.

Au début, la vie du côté de la ville tenu par les “anti-régime” avait été pleine d’espoir. L’avancée des rebelles dans les campagnes avait permis de rouvrir des voies d’approvisionnement avec la Turquie et de nombreux réfugiés qui avaient fui le conflit initial étaient même revenus. Les marchés étaient très animés, débordaient de denrées variées et de nombreux civils s’étaient portés volontaires pour faire tourner et vivre la ville. Khaled lui-même avait incorporé un bureau rebelle local qui organisait la distribution de nourriture aux nécessiteux, puis il s’était porté volontaire pour être professeur d’école par la suite. Mais les bombardements des jets et des hélicoptères s’intensifièrent, la plupart visant directement la population ordinaire. En février 2013, plusieurs missiles Scud géants frappèrent la zone tenue par les rebelles, rasant complètement des douzaines d’habitations et tuant des centaines de personnes.

Dans les rues du vieux Alep Ville le long de la ligne de front, de grandes bâches sont tendues entre les buildings afin de limiter la vue aux snipers du régime, qui tirent de manière indifférenciée sur les combattants rebelles et sur les civils.

Depuis, le besoin d’une sorte d’équipe d’urgence urbaine est devenu patent. Non seulement les bombes tuaient ou mutilaient les gens, mais elles les emprisonnaient aussi sous les décombres. Chaque frappe était comme un tremblement de terre localisé. Lorsqu’un bâtiment s’effondrait, tout le voisinage se rassemblait pour fouiller frénétiquement les gravats et pelleter le béton fracassé. Dans ce vacarme et cette cohue infernale, impossible d’entendre qui que ce soit qui serait enterré vivant, en train de crier ou d’appeler à l’aide. Parfois quelqu’un s’acharnait sur un trou noir béant dans les gravas, à dégager les décombres en panique, et tuait les survivants coincés et déjà gravement blessés en contrebas de l’ouverture. Bien sûr il était possible de sauver des personnes piégés sous les débris — pour peu qu’elles ne soient pas trop sérieusement commotionnées, certaines avaient survécu plusieurs jours — mais cela requerrait des effectifs de sauveteurs aguerris.

L’équipe Hanano fut la première à être formée dans Alep Ville, elle était constituée de locaux déjà impliqués du côté des civils dans la résistance contre le régime. Surkhai et son frère jumeau Shahoud comptaient parmi les membres fondateurs, Khaled les avait rejoint un peu plus tard.

A cette époque, ARK, une société internationale basée à Istanbul avait reçu des financements en provenance des U.S. et de la Grande-Bretagne. Ces fonds devaient servir à apporter une “aide non-belliqueuse” à l’opposition syrienne et devaient être prioritairement distribués aux équipe d’urgence sur place. A l’échelle, les bombardements de l’armée de Assad rivalisaient avec les guerres conventionnelles européennes, ainsi ARK ressuscita une doctrine datant de l’ère du Blietz : la Défense Civile. En partenariat avec une organisation turque (AKUT) spécialisée dans les interventions d’urgence en zone de tremblement de terre, ils avaient donc établi un camp d’entraînement dans le sud de la Turquie afin de former les nouvelles équipes. C’est ici que les garçon de Hanano avaient appris les rudiments des techniques pour chercher et retrouver une personne dans un environnement urbain, ainsi que les bases en premiers soins et en lutte contre les incendies. On leur avait fourni des camions, des uniformes, leurs équipements et on les avait renvoyé en Syrie.

L’équipe inspecte le site d’une explosion massive:

http://vimeo.com/106023226

Leur entraînement arrivait à point nommé. A l’automne dernier, la dynamique de la guerre avait changé et avait commencé à pencher en faveur de Assad. Après que le régime ait tué plus d’un millier de personne au gaz sarin à la périphérie de Damascus le 21 août 2013 et que l’Occident ait refusé d’intervenir, Assad avait lancé une nouvelle offensive. Alep Ville, pivot du nord, comptait parmi ses objectifs clefs. Afin de desserrer l’étreinte des rebelles sur la partie orientale, le régime opta pour un instrument testé sur d’autres villes auparavant : la bombe-baril.

C’est en novembre dernier que la campagne a commencé pour de bon. Des averses mortelles de douzaines de bombes, chaque jour, chaque nuit sur les appartements et sur les marchés. En une semaine ou deux, plus de cinq cents morts, presque tous des civils, était à déplorer. L’équipe de Hanano travaillait sur site en non-stop, massacre après massacre, dès très tôt le matin jusque tard dans la nuit. Ils avaient à peine le temps de manger.

Et quoi qu’il en soit, ils demeuraient ensemble. L’année dernière, deux membres seulement avaient quitté l’équipe, dont un cédant à l’insistance de sa famille. Les gens nous attendent, répétait Khaled à chaque fois qu’une déflagration se faisait entendre. Nous savons qu’ils nous attendent. Il avait une devise, tirée d’une sourate du Coran : “Quiconque sauve la vie d’un seul être humain est considéré comme ayant sauvé la vie de l’Humanité toute entière.” Ils étaient là, aux côtés des plus faibles et des plus démunis, au péril de leurs vies et ce même après avoir perdu trois des leurs, même après la destruction de leur caserne.

Au soir, l’école ressemblait sous certains aspects à la vieille caserne, notamment pour sa collection de sandales usées entassées dans l’entrée. Mais il y avait tellement d’espace. Les gars triaient et entreposaient le matériel dans une salle de classe vide portant encore la marque de ISIS en décalcomanie. Ils firent de la place et installèrent leurs lits dans le sous-sol où ils seraient bien mieux protégés des bombardements la nuit. Il y avait d’autres salles disponibles mais ils avaient pris l’habitude de dormir ensemble et proches les uns des autres. Khaled installa son bureau et son canapé à côté de la salle du matériel.

“C’est comme un hôtel cinq étoiles,” annonça-t-il.

“L’ancien endroit me manque quand même,” soupira Surkhai.

Ils étaient assis par-terre dans leur salle de repos, à regarder la chaîne rebelle Haleb al Youm, ou Alep News, sur leur poste de télévision déglingué. Ils avaient décoré la pièce dans le style Moyen-Orient, avec des tapis et des coussins sur le sol répartis en forme de U face à la télé. En dépit de la réalité peu réjouissante dans les campagnes, la chaîne restait optimiste et montrait les rebelles, clip après clip, en train de tirer des missiles anti-tank ou au mortier contre les positions du gouvernement. Puis, sur des images, les garçons se sont reconnus.

“Hey, c’est nous !” s’écria Annas, et il augmenta le volume. Le journaliste annonça que le régime avait visé et détruit la caserne de la Défense Civile de Hanano, mais que personne n’avait été blessé.

“On aurait du leur dire que tout le monde était mort dans l’explosion, alors peut-être que Bashar nous aurait laissé en paix.” fit Ali.

Shahoud, l’aîné de jumeau, entra avec un plateau de légumes frais et des mezzes, des petits plats de tapenade et de hummus, ainsi que des pains plats. “Vous croyez qu’on va vivre éternellement ?” lança-t-il en se frappant la panse. “Mangez, vous ne savez pas qui vous mangera.” Et ils attaquèrent tous de bon appétit.

Un moment de répit entre les bombardements.

“Ouah ! Les gars… Je déserte,” annonça Surkhai à son frère alors qu’ils allumaient des cigarettes. Il tenait son téléphone qui affichait la photo d’une femme blonde dans une tenue très légère en train de poser avec deux soldats du régime. “Regarde cette fille, et regarde ta barbe” répondit Shahoud, l’aîné, en secouant sa tête de dégoût.

“Toutes les jolies filles sont dans la zone contrôlée par le régime,” se plaignit Annas. “Nous on a que Al Qaeda.”

“Regarde-nous. Bashar est assis dans un jacuzzi depuis le début de la guerre, à baiser et à foutre des nanas,” geignit Surkhai. “Je suis tellement excité… Mais je suis même pas sûr de pouvoir mettre une femme enceinte après tout ce que j’ai vécu.”

“Pourquoi tu vas pas te faire foutre toi-même ?” lui suggéra Ali.

Khaled se mit à rire timidement. Il n’avait jamais connu de femme. Il y avait bien cette fille d’avant la guerre, mais elle s’était mariée avec un autre. Les autres étaient aussi peu expérimentés que lui ; certains comme Ahmed, un romantique, étaient fiancés, mais seul Shahoud avait fondé sa propre famille. La guerre avait interrompu tous leurs plans, et même si la situation semblait ne pas devoir s’améliorer avant longtemps, peu de familles désiraient voir leurs filles mariées aux toqués de la Défense Civile.

Leur principal passe-temps, en dehors de fumer, c’était de plaisanter, de badiner et de se chambrer aussi. Plus les liens étaient forts entre eux, plus les quolibets étaient tranchants. Surkhai était le clown en chef tout particulièrement. Plus tôt dans la journée, il avait déniché une boule de métal de la taille d’une balle de tennis, qui lorsqu’on la faisait rouler sur le carrelage de pierre produisait un son étrangement voisin de celui d’un jet en phase basse de tir ou de bombardement. Il a fait le coup à tout le monde à la caserne, rien que pour le plaisir de s’esclaffer de rire en les voyant tressaillir ou sauter de terreur.

Ce n’était pas chose aisée d’intégrer une équipe aussi fermement soudée. Au cours de l’après-midi, un jeune homme de 19 ans prénommé Ammar, rond, avec les cheveux bouclés, s’était présenté et avait demandé à être engagé. Il y avait bien une ou deux places vacantes, mais Khaled était sceptique. Il allait lui donner une chance durant quelques semaines, histoire de voir comment il appréhenderait les corps sans vie à transporter, les double-touches etc. Beaucoup de gens voulaient rejoindre la Défense Civile, peu restaient plus d’une semaine. Il désigna Shaben, un vétéran de 18 mois dans l’équipe, plus mûr que ne le suggéraient ses 24 ans, afin de surveiller le bleu.

Tout le monde avait son propre surnom. Ali, qui était fin comme un lévrier, était appelé Sankour, ce qui signifie quelque chose comme “vagabond.” “Parce qu’il ressemble à un pauvre,” expliqua Surkhai.

Une dernière cigarette dans le quartier général détruit avant de devoir l’évacuer.

Latif, que ses shorts un peu larges et sa touffe de cheveux auburn faisaient ressembler à un surfer californien était surnommé Zawahiri, comme le leader actuel de Al Qaeda, parce que, et bien, il avait en quelque sorte eu des liens avec cette organisation. Ses deux grands frères combattaient aux côtés de Jabhat Al Nusra, la filiale syrienne de Al Qaeda, et il avait lui-même été un combattant djihadiste pour un autre groupe. Lorsque quelqu’un lui demandait si il partageait la vision du groupe pour l’établissement d’un état syrien basé sur la Shariah, il opinait du chef et souriait : “Inshallah.”

Ses parents avaient décidé que deux enfants sur le front suffisaient et ils l’avaient forcé à partir. Mais il était avide d’aventure et il avait affirmé à ses parents qu’il mourrait durant cette guerre, car il voulait mourir en martyr. Ainsi, lorsqu’il a appris à quels dangers s’exposait la Défense Civile, il s’est engagé.

“Il veut être un martyr ?” avait dit Khaled en l’entendant. Il s‘était mis à rire, incrédule. “Il adore les fille !” Le reste des gars se mit à huer pour confirmer. “L’autre jour, il a été à un rendez-vous avec une fille dans le camp frontalier à Azaz.” Voilà un comportement qui n’est pas proprement digne d’un extrémiste.

“C’est ma fiancée,” protesta Latif, en mimant la scène, comme si il lui glissait la bague au doigt. “Ma fiancée!” répéta-t-il par dessus les rires de l’équipe.

Le son des pales d’un hélicoptère approchant les réveilla. Khaled tira la couverture pour se cacher le visage comme un étudiant contrarié. L’explosion assourdissant se produisit suffisamment près pour que toutes les portes du bâtiment claquent et qu’une fenêtre vole en éclats. Ils attendirent la seconde puis sautèrent sur leurs pieds pour rejoindre le camion au pas de course. Abu Sabet venait juste d’arriver avec l’approvisionnement de pain du matin. “C’est à Sakhour,” leur lança-t-il alors qu’ils grimpaient et s’asseyaient sur une pile de pains-plats encore chaud du fournil.

Un civil appelle les membres de sa famille piégés sous les décombres de ce qui fut jadis leur foyer.

Le site se trouvait juste au coin. La bombe avait complètement soufflé une maison vide et avait éventré un building résidentiel haut de sept étages, si bien que l’on pouvait voir l’intérieur des cuisines et des salles de bain depuis la rue, comme dans une maison de poupée. Deux personnes avaient été tuées, et il y avait encore des femmes et des enfants coincés dans les étages. L’équipe suivait Ahmed et Annas depuis le sol. Ils étaient en train de gravir un escalier exposé afin d’aller chercher les gens piégés et les faire redescendre en les portant façon siège improvisé avec les bras, comme dans un télésiège humain. Les visages des femmes étaient couvert de poussière, un peu comme des geishas.

Sur le chemin du retour, Ahmed laissa sa tête reposer contre l’épaule de Annas, visiblement satisfait — c’était toujours une joie de pouvoir extraire quelqu’un des gravas. C’était une victoire contre les bombes.

De retour à la base, Khaled s’avisa que la porte de son bureau avait été tordu par la déflagration et qu’elle était en partie dégondée. Ce n’était que leur troisième jour ici. Il regarda vers le ciel. “Où voulez-vous que nous allions ?” hurla-t-il à l’adresse de personne en particulier.

Plus tard dans la matinée, Abu Sabet revint avec son taxi et Khaled décida de faire une ronde pour visiter les autres casernes de la Défense Civile de la ville. En tant que responsable sur toute la zone de Alep, Khaled était censé posséder sa propre voiture, mais elle était tombée en panne et le conseil de la ville de l’avait toujours pas faite réparer. Il commençait même à suspecter une volonté intentionnelle de faire traîner les choses de la part de son propre chef, le meneur de la Défense Civile nommé Ammar Salmo, qui d’un point de vue politique ne voyait pas d’un très bon œil la nouvelle popularité de Khaled.

ARK avait demandé à Khaled de lui fournir une liste de nouveaux candidats pour une session d’entraînement, parmi les effectifs des quatre équipes de sauveteurs et de pompiers de la ville. Khaled devait recueillir les recommandations de chaque chef de caserne, il se rendit donc à la plus proche tout d’abord : Bab Al Nerab. Comme il n’obtenait pas de réponse après avoir frappé à la porte, il entra et monta au bureau du second étage. Bien qu’il fut bientôt midi, le chef, Abu Rajab, était toujours en pyjama et se frottait les yeux, tout ensommeillé. Khaled fit la liste des besoins de ARK et du nombre d’hommes nécessaires à chaque classe — il y avait une formation basique en janvier, une avec de l’équipement plus lourd, un cours d’assistance médicale et enfin, un cours pour développer les aptitudes de commandemant. Abu Rajab écouta d’une oreille distraite, sans prendre la moindre note “Okay merci,” dit finalement Khaled, en luttant pour ne pas trop montrer sa contrariété.

Dans le nouveau quartier général, l’équipe a installé ses lits dans le sous-sol pour profiter d‘un sommeil plus sécurisé.

Il continua jusqu’à l’équipe de pompiers, en poste plus loin sur la route et elle aussi sous les ordres de Abu Rajab. Ici il retrouva un ancien protégé qui lui versa du cola dans un gobelet en carton. Khaled sirota sa boisson à petites lampées tout en écoutant son collègue tailler un costard à son chef. Le protégé de Khaled avait été pompier avant la guerre, alors il connaissait son job.

“Il me répète, ‘Si tu n’es pas bien ici, va travailler avec Hanano.’”

Khaled secoua la tête. “Et pour la radio ?” Plusieurs radios de la caserne de Bab Al Nerab avaient disparu.

“Il dit que quelqu’un les lui a volées à son domicile.”

“Il vend les radios, c’est ce que ça veut dire.” soupira Khaled. La petite corruption était en train de devenir un problème majeur. Avant, la Défense Civile n’était affaire que de volontariat, mais désormais le conseil de la ville proposait des salaires à ses membres.

“Demain je t’enverrai une personne qualifiée de mon équipe, afin de t’épauler, okay ?” le rassura Khaled, en tapotant affectueusement le genou de son protégé. “Si ce mec” — il parlait de Abu Rajab — “ne travaille pas, on le virera.” Il termina son verre de cola. “Il va peut-être falloir virer un sacré paquet de gars.”

Khaled marcha jusqu’à l’extérieur et s’alluma une cigarette. Ces histoires de virer quelqu’un n’étaient que des paroles en l’air. Au départ, lorsqu’il avait reçu l’instruction de ARK, il avait aidé à la mise en place des autres équipes de Alep, et en avait été le chef de facto, avec toute l’autorité que cela présupposait sur les décisions à prendre pour le personnel et l’équipement. Puis le programme de la Défense Civile avait été phagocyté par le gouvernement local, lui-même théoriquement affilié au Conseil National Syrien, le gouvernement rebelle en exil. C’était en tout cas la volonté des donateurs occidentaux, même si il était de notoriété publique (Khaled et ses collègues en tête) que le Conseil National n’était qu’une bande de politiciens corrompus vautrés dans un hôtel cinq étoiles en Turquie. Et lorsque le conseil de la ville avait arbitrairement décidé que le leader de la Défense Civile devait posséder un diplôme universitaire, Ammar et ses relations fut tout naturellement choisi plutôt que Khaled.

Un membre de la Défense Civile blessé qui attend d’avoir des nouvelles de ses équipiers, dans un hôpital de fortune.

Ammar avait convoqué ses propres copains, dont Abu Rajab, le paresseux. Il n’aimait pas Khaled, qui possédait à ses yeux trop d’autorité morale, mais il ne pouvait pas pour autant s’en débarrasser. Lorsque trois membres de l’équipe Hanano avait été tués l’année passée, le conseil de la ville avait refusé de continuer à verser leurs salaires à leurs familles. Khaled et les gars avaient alors manifesté dans les rues avec des pancartes ; Ammar et les autres équipes avaient refusé de se joindre à eux. Mais la Défense Civile était extrêmement populaire, tout spécialement celle de Hanano, et la couverture médiatique de la protestation avait été embarassante, à tel point que le conseil avait été forcé de payer.

Khaled savait qu’il devait exercer le peu d’influence qu’il avait par le biais de son réseau de protégés, disséminés dans les différentes équipes du coin. Il ne pouvait rien faire concernant la corruption et l’inefficacité frappant le conseil de la ville, complètement à la solde des divers groupes armés contrôlant l’agglomération. Alors que la guerre perdurait, pensait-il, la révolution avait changé. Ses enjeux étaient désormais le pouvoir et la religion sous ses formes les plus extrêmes. Comme pour étayer son point de vue et alors qu’il était juste en face de la caserne, un camion de pompiers rouge passa lentement devant lui. Il était beaucoup plus grand et beaucoup plus beau que le sien, et les trois hommes lourdement équipés installés dans sa cabine portaient des habits civils et une barbe fournie sans moustache. C’était Jabhat Al Nusra, le responsable local de Al Qaeda, qui possédait sa propre brigade de pompiers et la ville leur octroyait le meilleur du matériel envoyé par l’Occident. A la vue de l’uniforme de Khaled, les hommes sourirent et saluèrent. Il tira sur sa cigarette puis leur retourna leur salut, sans enthousiasme.

Alors que Khaled faisait le tour de la ville en voiture en compagnie de Abu Sabet, il vit combien la guerre l’avait mutilée. Une guerre qui était presque parvenue à faire oublier les souvenirs d’avant, une guerre qui avait refaçonné chaque paysage en théâtre de massacres et de sauvetages improbables. Le régime ne cherchait pas seulement à détruire physiquement les choses et les personnes, pensa Khaled, il cherchait à détruire les communautés vivantes. Des quartiers entiers de la zone tenue par les rebelles étaient abandonnés à présent. Lorsqu’il demandait aux rares personnes encore présentes pourquoi il étaient restés en dépit de tout, il obtenait trois types de réponses. Soit ils étaient trop pauvres pour partir, soit ils étaient trop bornés pour abandonner leur maison, soit ils étaient devenus trop fatalistes, et dans ce troisième cas ils pensaient que leur dernière heure viendraient indifféremment à Alep Ville ou dans un camp de réfugiés. Les désespérés et les fous… Malgré tout, Khaled leur jura que la Défense Civile serait la dernière à partir.

Les catacombes de Alep Ville.

Y-a-t-il déjà eu une guerre telle que celle-ci dans l’histoire, se demandait-il ? On racontait que deux cent milles syriens avaient déjà péri jusqu’à présent. Neuf millions d’autres personnes avaient fui leurs maisons. Pourquoi Dieu avait-t-il permis que de telles choses se produisent ? Peut-être était-ce un test. Il pensa à son journal intime, qu’il avait laissé derrière lui dans le foyer familial. Il était l’enfant du milieu, son père avait trois femmes, et la vie ne lui avait pas forcément beaucoup souri, mais il avait appris en autodidacte l’histoire et la poésie. Après avoir été au collège, il avait tenté d’entrer au lycée mais il avait très vite abandonné afin de gagner sa vie. Il enseigna donc dans une école professionnelle auprès d’infirmières et d’électriciens. La nuit il écrivait régulièrement dans son journal, se demandant ce que l’avenir pouvait bien lui réserver et tentant de répondre à cette sempiternelle question : Que vais-je devenir ? Sa réponse avait été la guerre.

La vie à Alep Ville était devenu un peu comme la poussière de béton recouvrant comme un linceul chaque site d’explosion, aussi terne et monochrome qu’un rêve. Ici se tenait jadis un building découpé en parties distinctes, avec des portes colorées, des fenêtres, des balcons et tout un intérieur meublé de chaises, de tables, d’armoires, bref de tout ce qui fait d’un lieu un endroit agréable à vivre. Désormais, sous une épaisse couche de poussière grisâtre, on ne pouvait plus guère discerner que quelques objets épars : un ventilateur de plafond tordu, la tranche d’un matelas, une chaussure de femme. La poussière colore absolument tout, la lumière du ciel au soir tombant, les cheveux des sauveteurs, elle teinte aussi le goût qui s’instille dans leurs gorges, elle se dépose sur leurs cils provocant des clignements d’yeux usants… Et lorsque enfin l’obscurité tombe sur eux, la poussière semble descendre et s’épaissir avec elle.

Il n’y avait pas d’électricité et la ville était complètement plongée dans le noir à cette heure, avec les étoiles brillantes au-dessus. Que ce soit du côté de Khaled ou du côté de Abu Sabet, le feignant, les quartiers bombardés prenaient des allures de catacombes. Quelques angles de rues éclairés paraissaient comme des îles de lumière pour les conducteurs dans la nuit. Ces derniers roulaient tous feux éteints afin de ne pas attirer les avions. Abu Sabet filait dans la nuit sur les routes familières, évitant les nids de poules avant même de les avoir en visu, allumant ses phares très subrepticement comme un aveugle utilise sa canne pour anticiper le terrain. Un peu à la manière d’un sous-marin glissant le long des fonds océaniques.

Une nouvelle nuit sans sommeil dans le sous-sol de l’école. Latif, le pro Al Qaeda était allé se coucher avec une chanson de pop-music en mode “répétition en boucle” sur son téléphone. Les tirs d’obus avaient beau être particulièrement bruyants et intenses, il y avait pire encore : les moustiques affamés. Les premières bombes, à l’aube, furent presque un soulagement.

L’équipe, menée par Surkhai, un des jumeaux, s’était habillée et avait foncé au rez de chaussée pour rejoindre le camion. Leurs cigarettes pour seul petits déjeuners, ils filaient plein gaz dans les rues défoncées de Alep Ville. Pour une fois Surkhai, le boute-en-train de la bande, demeurait silencieux. C’était le cinquième jour dans leur nouvelle base.

Le site se trouvait en bas d’une ruelle étroite. La bombe était tombée sur un immeuble de petits appartements. La majeure partie de la famille nombreuse vivant entre ces murs était parvenue à sortir et se tenait debout, anxieusement, dans la rue. Deux sœurs portant un foulard se soutenaient mutuellement en pleurant tandis que les hommes creusaient furieusement les gravas. Surkhai descendit du camion et couru jusqu’à un vieux monsieur, toujours vêtu de son pyjama, et qui était recouvert de poussière “Il y a deux garçons coincés dedans,” dit-il.

Selon l’entraînement qu’ils avaient reçu en Turquie, la technique de sauvetage pouvait varier en fonction de la structure du bâtiment et de son degré d’écroulement. Lorsqu’un building en béton de plusieurs étages s’effondre — à cause d’une bombe ou d’un tremblement de terre — les étages ont tendances à subir un effet d’empilement les uns sur les autres et les gens se font donc écraser. Il demeure cependant toujours des petits espaces sûrs, autour des colonnes, dans les cages d’escaliers ou sous certains meubles solides et qui permettent aux gens de survivre. La clef est de parvenir dans ses endroits à temps et de prier pour qu’un effondrement ultérieur ne fasse pas empirer les choses.

La première étape consistait donc à localiser les victimes. La famille savait que les enfants étaient dans leur chambre en train de dormir, ce qui donna à l’équipe une idée approximative de leur probable emplacement.

Des civils et des syriens libres qui recherchent des survivants.

A partir de là, deux approches sont possibles. La première est connue sous le nom de “sauvetage horizontale” et consiste à creuser des tunnels dans les différentes couches de décombres parallèlement au sol, avec des morceaux de bois rudimentaires. La seconde est la solution verticale, pour tenter de rejoindre les victimes directement, soit par le bas, soit par le haut. Dans ce cas l’équipe utilise alors les deux techniques simultanément.

Surkhai pénétra dans une échoppe du rez-de-chaussée et commença à frapper avec un pic contre les murs de l’arrière. Pendant ce temps, Ali, qui était plus léger et efflanqué, avait grimpé en haut du monceau de débris, aidé par un des garçons de la famille et il commençait à creuser vers le bas, en direction de l’endroit où était censée se trouver la chambre des enfants.

Le vieil homme et la femme se tenaient debout dans la rue, l’air impuissant alors que les hommes s’affairaient en haut de ces gravats qui il y a peu encore étaient leur maison. Ce n’était qu’une simple famille de tailleurs tâchant de vivoter tant bien que mal ici à Alep Ville. Pourquoi devraient-ils abandonner leurs maisons pour Bashar Al Assad ?

Au sommet des décombres, Ali pouvait entendre les voix des enfants appeler à l’aide, et tous redoublèrent d’efforts. Plus ils approchaient de leur but, plus l’avancée était lente et difficile, en dépit de la pression qui montait inéxorablement. Les derniers mètres de cette excavation effrénée tournait en une véritable fouille archéologique. On jetait plus loin les petits bouts de bétons, on soulevait ceux plus lourds pour les faire rouler plus bas, on sciait les armatures de métal en deux. Enfin ils parvinrent à ouvrir une brèche à travers le béton et ils étaient là : les deux frères, accroupis à côté de leurs lits, blancs comme de la craie mais apparemment indemnes. C’était comme si de nouveau ils avaient fait partie du monde, comme gravés.

Ali et Surkhai portèrent les enfants jusqu’à une ambulance qui attendait en contrebas. Leur mère accourut en sanglots comme étant témoin d’une seconde naissance pour la chair de sa chair. A la vue de cette réunion, même Surkhai sentit sa gorge se serrer.

L’équipe prit alors le chemin du retour vers la base, complètement ragaillardie de joie. A peine le temps d’une tasse de thé et déjà un autre appel — l’équipe des pompiers avaient besoin d’un coup de main ce coup-ci. E cette fois Khaled était du voyage. Ils se rendirent donc en vitesse dans les étroites ruelles de la vieille ville avec le camion, en direction des colonnes de fumé noire causées par les incendies. Tout ce remue ménage à cause d’un sniper du régime qui avait mis le feu à un stock de marchandises sèches dans la cave d’un magasin. L’équipe des pompiers menée par l’ami de Khaled faisait tout pour sauver un maximum de choses. Leur pompe ne fonctionnait pas très bien. Ahmed, l’ancien pompier de métier, enfila une combinaison et commença à prêter main forte.

C’est alors que Khaled capta quelque chose à la radio. Il y avait un bombardement en ville, c’est tout ce qu’il put comprendre du message, car le signal était très faible comme d’habitude. Ils embarquèrent à la hâte dans le véhicule et prirent la direction du centre, et alors qu’ils passaient juste devant le marché rebelle central, un petit taxi les intercepta. C’était leur conducteur, Abu Sabet.

“Les gars ont été touchés !” leur hurla-t-il. “Ils sont à l’hôpital.”

Alors que Abu Sabet faisait demi tour à la volée, le camion fonçait déjà tout droit vers l’hôpital, juste en bas de la rue. Plusieurs membres de la Défense Civile étaient là, faisant les cent pas et fumant devant l’entrée. Certains d’entre-eux étaient en larmes. Ammar, le petit bleu était couvert de poussière, un filet de sang courait sur son visage à partir de sa tempe.

“Qu’est-ce qui s’est passé ” demanda Khaled.

“On était allé chercher de l’eau quand l’hélicoptère a surgi,” raconta-t-il. “On a essayé de courir pour nous mettre à couvert, mais la bombe a pété trop près. Moi ça va, mais Shaben…”

Khaled regarda en direction de la clinique, le visage blême. “Rentre chez toi,” dit-il.

“Je veux rester,” répondit Ammar.

Khaled pénétra dans l’hôpital. Du moins, dans ce qui subsistait du grand complexe hospitalier qui avait été bombardé de manière infâme par le régime un an plus tôt. Le personnel survivant avait donc déménagé dans un petit centre commercial, avec des lits disposés dans les boutiques pour les patients. Shaben, celui qui s’occupait du nouveau, était torse nu et sous perfusion, son buste et sa tête bandés et ensanglantés. Un médecin était en train d’enrouler de la gaze autour de son front.

Un volontaire grièvement blessé par une pluie de shrapnels en train de se faire soigner.

“Hey Khaled, hey Khaled,” grogna-t-il faiblement, en apercevant son chef au-dessus de lui.

“Ça va,” dit Khaled en saisissant sa main.

Shaben avait été touché au torse. Les rayons-X montraient cinq shrapnels logés dans son corps. Il avait eu de la chance, car aucun organe vital ni aucune artère n’avaient été touché. Il devrait néanmoins aller jusqu’en Turquie pour l’opération afin de se les faire retirer. Khaled fit le nécessaire pour l’évacuation de Shaben, puis lui et les gars prirent le chemin du retour vers la caserne, où ils s’effondrèrent littéralement dans les sièges de l’entrée. Personne n’avait l’esprit à la blague.

“Où étiez-vous ? On vous cherchait,” dit Shahoud, dont le pantalon était toujours maculé du sang de Shaben.

Khaled se prit la tête entre les mains, puis les agita dans l’air autour de lui pour faire comprendre qu’il attendait la suite.

“C’est la foutu tour de radio,” continua Shahoud. “On a entendu les hélicoptères arriver, on les a appelés pour qu’ils se sauvent, mais ils ne nous ont pas entendus.”

Une radio des poumons d’un membre de l’équipe, qui montrent des éclats de shrapnel.

Khaled sentit la colère monter en lui, bouillonnante. Combien de fois avait-il répété au conseil de la ville de faire réparer la tour radio ? Devaient-ils simplement continuer à risquer leurs vies jusqu’à ce que le matériel merdique finisse par rendre l’âme ? Ces trous du cul du conseil faisaient leurs petites affaires politiques et s’en fourraient plein les poches tandis que lui et ses hommes se faisaient hacher sur le terrain. “Ali, écris moi ça, on va le poster sur Facebook,” lança-t-il. “La raison pour laquelle les gars ont été blessé c’est que la tour radio ne fonctionnait pas correctement. Deux mecs ont été touchés parce qu’ils étaient sortis réparer. Cela fait un an que nous réclamons une tour radio digne de ce nom !”

Le stylo d’Ali courait sur le papier en silence. Khaled pensa à Ammar, le petit bleu. Avant même de faire officiellement partie de l’équipe, il était déjà blessé. Il était l’un des leurs à présent. C’est alors que Khaled se rappela qu’il y avait une grande réunion prévue ce jour-même, dans la campagne, avec les conseillers locaux et les chefs des différentes équipe de Défense Civile de la partie nord aux mains des rebelles. Voila qui pourrait être une belle occasion d’accroître sa visibilité et de faire jouer la politique en leur faveur. Précisément toute la merde qui le rebutait. “Qu’ils aillent se faire foutre,” fit Khaled. Et il s’emporta d’un rire amer.

La plupart des nuits, lorsque Ahmed, le pompier, allait se promener dans la cour extérieure de la caserne il s’amusait à superposer son bras maigre au “W” de Cassiopée. Ses étoiles brillaient fort dans la nuit sans nuage, les mêmes étoiles que les nord-américains pourraient admirer quelques six heures plus tard dans la journée. L’étoile centrale du “W” de Cassiopée, appelée Gamma Cassiopée était “son” étoile à lui. En bas à droite, il y avait Alpha Cassiopée, “son” étoile à elle. Et Caph, une géante éloignée de quelques 54 années-lumières, c’était l’étoile de leur amour.

Il conservait toujours une photo de sa fiancée sur son téléphone : elle avait un air discret, enturbannée dans son écharpe, mais un éclat vif semblait luire dans ses yeux. Elle était à présent du côté tenu par le régime, où, au moins se disait-il, elle était plus en sécurité. Ils correspondaient donc via Facebook et Skype.

Tous les gars entrevoyaient une vie meilleure, une fois la guerre terminée. Mais aucun ne savait quand elle pourrait bien finir. Khaled avait la sensation que cette guerre durerait. Il se demandait ce qui resterait de son pays, une fois que le conflit serait dans leur dos. La révolution avait fini par mal tourner. Qui pouvait dire à présent qui avait raison entre le régime et les rebelles ? Le monde leur avait tourné le dos, voilà la seule chose absolument claire.

Oui mais voilà, l’esprit de stoïcisme qui conduisait l’équipe de sauvetage et son travail faisait qu’ensemble, ses membres ne pouvaient pas se laisser aller à penser qu’ils jouaient un rôle futile. Dieu finirait par leur octroyer la victoire, même si ISIS et le régime avaient quasiment entouré Alep Ville. Leur courage et leur jeunesse les sauveraient, sinon de la destruction, tout du moins du désespoir. Cette période de guerre serait sans nul doute la période de leur vie la plus chargée en émotion. Dans les moments intenses, cela exaltait leurs sens mieux que n’importe quelle drogue ou n’importe quelle histoire d’amour ; au quotidien, cela renforçait les liens tissant leur amitié, jusqu’à faire qu’ils se sentent ensemble plus fort que les bombes tombant du ciel. Et si l’on pouvait reprocher aux membre de la Défense Civile d’être des espèces de junkies shootés à la testostérone et à l’adrénalyne, eux au moins étaient innocents et n’avaient pas de sang sur les mains autre que celui versé par les gens qu’ils venaient secourir. Peut-être que cela les protégeait… En sauvant les autres, ils se sauvaient eux-même.

Cela avait été une longue journée et une nouvelle nuit de bombardement se présentait. Déjà ils pouvaient entendre le balai des hélicoptères et des jets vrombissant ainsi que les tirs d’artillerie depuis ou en direction de la zone de front. Mais jusqu’au prochain appel, ils occuperaient leur temps à fumer, à croquer des graines de citrouilles salées et à blaguer. Ils faisaient passer le temps tous ensemble dans la salle de repos, Khaled mangeant des noix, la tête appuyée contre l’épaule velue de Shahoud, le père de famille. Ali, celui qu’ils appelaient Sankour, ou le vagabond, était allongé dans l’angle et se caressait les cheveux. L’un des jumeux, Surkai, frappait sur un bongo un peu comme il frapperait sur un tapis. Latif, toujours avec ses shorts de surfer s’amusait à faire jouer des airs arabes sur son téléphone. Tout le monde chantait et Latif et Ahmed se levèrent pour se mettre à danser gaiement, comme dans les mariages, en joignant les bras et en faisant des petits bonds tout en fouettant l’air avec leurs pieds. Surkhai fit retentir un long hurlement de loup et tout le monde éclata de rire.

Tout en remuant la tête au rythme du vacarme, Khaled blasphéma à leur adresse. “Sharmouta al defa al madani!” hurla-t-il. “Putes de la Défense Civile !” Mais il souriait.

Ils commencèrent alors à entonner leurs propres chants tandis que Surkhai frappait sur le bongo sans rythme régulier. Ils hululèrent et poussèrent de longs cris tridents en riant et répétèrent à destination de Ali :

Hey Sankour, you like who, who likes you -> tu aimes qui, qui t’aime ?

You’re lovely for a million, you -> t’es mignon comme un million, toi !

Et alors, subtilement tout d’abord, en filigrane des railleries et du chahut, par-delà cette énergie refoulée à la fois juvénile et sexuelle, monta une note plus aiguë, plus sauvage, plus profonde pour appuyer leur chant, qui exprimait tout à la fois leur indicible douleur et leur furieuse joie de vivre. Puis les paroles de la chanson changèrent, implorant la bénédiction pour leur pays perdu. Un appel à Dieu pour qu’Alep Ville retrouve un jour ses écoles, ses usines, ses parcs, ses habitants ; faisant résonner les noms des quartiers alentours en un cri de guerre cadencé :

Aleppo, may God let you win! -> Alep Ville, que Dieu te fasse remporter la victoire !

Seif al Dowla and Salahuddin. -> Seif al Dowla et Salahuddin.

Tous chantèrent alors de plus en plus fort ou frappèrent les percussions avec de plus en plus d’entrain, jusqu’à ce que l’on ne puisse plus entendre les avions dans le ciel...

Pour en savoir plus au sujet des garçons de la Défense Civile, visitez whitehelmets.org

Cette histoire a été écrite par Matthieu Aikins. Elle a été éditée par Mike Benoist, vérifiée par Taylor Beck, et relue Lawrence Levi. Photographies et vidéos de Sebastiano Tomada.

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Regardez une vidéo montrant un site d’explosion et lisez les coulisses par l’auteur :

Voir les photos de l’équipe de Défense Civile par Sebastiano Tomada :

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