Ayutthaya

3_Une première semaine

Hood
15 min readMar 10, 2016

Traditionnellement, tout nouvel arrivant chez Greenway passe par une première semaine dédiée à la découverte de la culture locale, moyen efficace pour une acclimatation en douceur. Au programme, visites de temples, bases de la langue, cours de cuisine thaïlandaise, et plus encore. Cette semaine, soyez neuf fraîchement débarqués : trois hollandais (2 filles, 1 homme), deux anglaises, une allemande, une belge, une norvégienne. Joli cocktail. Moyenne d’âge entre 18 et 20 ans pour la majorité. Un détail mineur, presque imperceptible le lundi, mais prenant tout son sens le dimanche, après une embardée désabusée à Bangkok.

Le lundi débute par une découverte des environs immédiats. Dans un premier temps, en compagnie de Phil, le groupe remonte le fleuve pour atterrir sur une résidence de Greenway, la Twin House. Actuellement indisponible, car en pleine opération de désinfection. Elle est normalement préférée à votre résidence, l’animation y est plus grande, notamment par la présence de petits restaurants sur la rive et d’une bourgade toute proche, Tha Kham, sans grand charme mais avant plusieurs commodités, tel un marché, un 7/11, une banque.

Déambulez paisiblement tandis que Phil apporte quelques précisions bienvenues sur le fonctionnement de l’association et de la vie thaïlandaise. Un des éléments essentiels est l’amour porté à la famille royale et à la patrie. Chacune des maisons affiche fièrement un fanion dédié, le tricolore pour le pays, le jaune pour le souverain, le bleu pour son épouse, telle couleur pour telle princesse ou prince. Certaines poussent même le vice de placarder le sempiternel portrait du roi, tiré il y a des décennies.

La route n’est pas bien large, parfois cabossée, raccommodée, rétrécie. C’est une voie de desserte, raccordée à l’axe reliant Singburi à Tha Kham, plus petit maillon du système routier thaïlandais, une voie typiquement locale qui se transforme parfois en simple chemin de sable. Elle longe la rivière et les résidences de Greenway, opérant à une division spatiale claire. Sur l’étroite berge se greffent des baraques bricolés, abritant une activité économique foisonnante : échoppes, petits commerces, marchés de produits frais.

En face, contrepoint à ce chaos organisé, sont bâties les maisons, accueillant parfois des services nécessitant plus d’espace : laverie, cyber-café, commerce de détail. Après avoir rejoint la route principale pour découvrir Tha Kham et la réalité de la vie rurale dans l’arrière-pays, partez à Singburi, pour récupérer les derniers arrivants. Il mène ensuite le groupe dans un petit restaurant surplombant sur la rivière, où tout le monde fait connaissance.

L’après-midi est consacrée à la visite du Wat phikun thong, temple accueillant un Bouddha haut de 43 mètres, soit le second plus haut de Thaïlande. L’attraction locale, capable de drainer quelques badauds dans cette région sans qualités exceptionnelles. Rapide leçon sur la vie de Bouddha, le bouddhisme, les rituels, les interdits. Comme l’histoire des religions n’a jamais constitué un de vos point d’attention accrue, ne retenez rien de l’illustre vie de Bouddha, ni de l’explication de ses trois différentes représentations. Une vie d’icône, saupoudrée d’un peu de martyr.

Des victoires, des défaites, des défis, des aventures, des désillusions, et au final un enseignement. Pragmatiquement, un trivial schéma narratif Les structures des histoires n’ont point varié au fil des siècles. Pourquoi abandonner une formule qui fonctionne ? L’accent écossais de Phil, fortement prononcé n’est pas non plus étranger à votre inattention. Situation plutôt inattendue qu’un écossais pur souche, un Mac, conte la vie de Bouddha, et effectue les mêmes ablutions que les thaïs dans un temple. Comment s’est-il retrouvé là au milieu de nulle part ? L’histoire mérite d’être contée, au point qu’elle parait tenir de la fiction plus que de la réalité. Ne l’ayez suivie qu’en filigrane, essayez d’en combler les vides entre les fragments glanés au cours de longue soirées.

Le début se situe l’année de ses 13 ans. Il danse déjà dans des clubs. Un peu jeune certes, mais il faut bien trouver un moyen de s’occuper dans cette froide contée. Comme salaire, il ne perçoit pas d’argent mais diverses substances illicites. De la plus innocente à la plus dévastatrice, et il ne s’en prive pas. « Weed use to be my best friend » comme il le confessera ensuite. Ne cherchez pas à connaître les fatals effets sur son corps prépubère. Il se met à l’école buissonnière, dégénérant en quasi-fugue, voyage dans toute l’Écosse.

Tout cela le mène rapidement à l’hôpital, dans un état déplorable. Sa sœur prendra soin de lui, sa mère restant loin, probablement trop affectée pour contempler la déchéance de son fils. Le père, absent de l’équation. Cette vie folle, qu’il mène jusqu’à l’orée de la vingtaine, le conduit vers une fin proche. Avant de toucher le fond, un éclair rédempteur le traverse, il se reprend et décide d’en apprendre plus sur l’existence de Bouddha. Pourquoi ? La raison n’est pas bien claire, supposez que Le livre des morts tibétain s’est un jour trouvé sur son chemin, ouvrage jamais bien loin de l’usage de psychotropes.

Il part pour la Thaïlande, travaille comme volontaire pour Greenway, toute récente à l’époque. Dans la densité des événements, il rencontre un jour sa future femme, ignorez à quel moment précis. Sachez seulement qu’il va un jour faire laver ses vêtements. Lorsqu’il revient les récupérer le lendemain, en plus de ses vêtements, la tenancière lui tend un billet de 1000 baths, une fortune. Confus et stupéfait, il ne comprend pas. Normalement, l’échange devrait se passer dans l’autre sens. Il refuse le billet, cet accès soudain de générosité le surprend.

Il intime à cette femme de le garder, comme paiement du service. Malheureusement, la connaissance de l’anglais — rudimentaire voire nulle — de son interlocutrice mène la conversation vers une impasse. Elle le demeure jusqu’à l’apparition de la fille de cette dernière. Devinez-le, elle deviendra ensuite sa femme. Ce billet qu’on lui tend est bien sien, il était resté dans une des poches d’un des jeans. Avec leur générosité et leur honnêteté millénaire, cette famille n’a pas pensé l’ombre d’une seconde garder l’équivalent d’une semaine de dur labeur. De quoi laisser songeur. Face à leur bienveillance, Phil insiste pour les remercier de ce noble geste.

Il arrive à se faire comprendre par cette jeune fille, et leur lègue le billet. Voila, il vient de rencontrer sa femme. Le sait-il ? Les probabilités sont grandes. Il l’épousera quand il reviendra en Thaïlande, 6 ans de cela. Restez intrigué par la manière dont il a pu la séduire, elle qui ne devait parler qu’un anglais très limité, elle qui appartenait à un lointain pays dans un temps où les moyens de communications intercontinentaux restaient rares et compliqués, elle qu’il ne reverrait qu’en de rares occasions.

Entre cette rencontre et son mariage, sa vie apparaît comme un authentique capharnaüm. Il voyage dans plus de dix pays, tire accidentellement sur quelqu’un lui arrachant au passage un bout de fesse, devient un joueur de football professionnel, baise avec un lady boy. A son retour en Thaïlande il se marie, et s’installer définitivement, avec sa femme, à laquelle il reste fidèle. Il comprend le thaï, arrive à le parler, se concentre pour le lire.

Il a maintenant 39 ans, une fille de 6 ans, un garçon de 1 an et demi, et a monté les échelons de Greenway. Il s’en sort bien, lui que ses amis ne voyait pas s’établir, se poser après tous ces tumultes. Il ne touche plus à la drogue, ne se prive pas de boire, pour oublier l’ennui qui le guette loin de sa terre natale. Un mercredi soir, soit le moment où tout le monde se retrouve au bar, passablement éméché, il embrassera votre barbe et ordonnera aux huit français présents de se lever et d’entonner la Marseillaise la main sur le cœur, face à l’assistance au grand complet.

Entendez plusieurs anecdotes savoureuses, éloignées de l’image sérieuse d’un responsable, mais proches de celle du pilier de bar, ramené laborieusement dans son lit par le gérant, bien avant la fermeture. Comme l’exprimera un de ses amis écossais en vadrouille, au visage buriné par des aventures aussi démesurées, la soûlerie est un réflexe après tout humain pour soigner le mal du pays. Néanmoins, une chose intrigue. Après avoir tant vécu — trop vécu — quel enseignement laisser à sa progéniture ? Que retient-il, que décidera t-il de passer comme héritage ? Que leur cachera-t-il ? Les pardonnera t-il s’ils empruntent une voie similaire, à la pente glissante s’achevant hâtivement ? Les rattrapera-t-ils avant la chute ? Probablement.

Considérez juste l’immense privilège dont ils jouiront, cette double éducation qui en plus d’être une richesse en soi, leur donnera une avance considérable dans la maîtrise de l’anglais face aux autres enfants locaux. Cet avantage, difficilement compensable, leur permettra de rêver à un futur différent, ouvrira des portes éternellement fermées à d’autres, à l’image de ces enfants du coin accueillant le groupe par une cérémonie dans l’après-midi, qui ne sortiront peut-être jamais de Thaïlande.

Le reste de la semaine, Benz, une thaï, sera votre guide. 23 ans, venant de la rose du Nord, Chiang Maï. Anglais intonation thaï, dur à saisir les premières fois, rendant vaines bien des explications. Certains lui reprocheront sa naïveté, sa niaiserie. D’autres, sa proximité, parfois un peu trop grande, avec certains volontaires. Elle mènera le groupe de temple en temple, de déception en déception.

Les temples thaïlandais étant vantés de toutes parts, le décalage entre les discours et la réalité ne peut manquer de décevoir. L’extérieur est magnifique. Revêtement blanc, encadrements de fenêtres dorés et travaillés, superposition élégante de différents niveaux de toiture d’une rougeur écarlate, motifs ornementaux dispersés ça et là, incrustations de céramiques brillantes dans les frontons et les piliers, le tout forme un ensemble multicolore harmonieux, riche, extrêmement plaisant à contempler. Mais une fois le seuil franchi, ces charmantes promesses ne se réalisent pas.

L’intérieur est relativement pauvre. Certainement pour ne pas concurrencer la démesurée représentation de Bouddha concentrant toutes les attentions. Les ornements disparaissent, les pentes des toitures sont masquées par un triste faux plafond, le lumière ne pénètre que faiblement, l’espace n’existe pas, il disparaît, sous un immense Bouddha. Une fois couché, une fois debout, une fois assis. Il sature l’espace, s’ajoutant aux énormes et gênantes colonnes, soutenant une charge mystérieuse, et parasitant de fait son observation totale. Frustrant.

Pour être tout à fait franc, vos études d’architecte et votre expérience des lieux de culte, limitée aux seuls édifices chrétiens, ne sont pas étrangers à cette frustration. Là une lumière colorée saisi vous yeux, une différence de hauteur rendant subitement minuscule votre corps , une structure en pierre séculaire, édifiée d’une manière exceptionnelle pour ces temps reculés, là où l’humilité face au sacré se fait ressentir ; trouvez finalement sans grandes qualités transcendantales l’intérieur des temples thaïlandais. Rien ne prend aux tripes, ne fige l’instant, ou ne donne l’envie de s’asseoir à même le sol pour profiter.

Un seul parcours est possible, pas de bancs entre lesquels fureter, le recueillement paraît difficile, voire impossible. Le seul intérêt est constitué par le Bouddha. Mais n’étant pas encore un spécialiste, n’appréciez que difficilement les subtiles différences, chaque temple paraissant alors rapidement similaire.

A une seule occasion les temples sauront provoquer une heureuse satisfaction. Le mercredi, lors de la visite d’Ayutthaya, l’ancienne capitale du royaume. La journée avait commencé sous les plus étranges auspices. En route vers ce passé prestigieux, le songthaew se fera arrêter au milieu de nulle part par la police.

L’incompréhension fait place, Benz descend du véhicule, parlemente avec les officiers. Puis, elle intime à tout le monde de descendre. S’exécutant, personne ne sait ce qui se passe. Est-ce une arrestation ? Un délit a-t-il été commis ? Est-ce une tentative de corruption, tous ces jeunes falang au milieu de nulle part, une cible idéale, presque trop facile. Finalement, Benz s’explique. Il s’agit d’une touchante preuve de curiosité, un inoffensif désir, ces officiers désirent juste prendre une photo avec le groupe. Passé cette curieuse entracte, la route reprend pour voir émerger au loin le profil de la ville.

Le palais royal, ses résidences, des temples ; des ruines magnifiques, témoignant d’un faste et d’un goût exquis. Il a d’ailleurs été dit un jour, que la belle architecture faisait de belles ruines. Les formes s’arrondissent, s’empilent, s’affinent en s’élevant vers le ciel, pour s’achever en une longue pointe finale. La raison, la signification de ces formes trouble, pourquoi s’échiner à faire des volutes lorsque l’on possède seulement de petites briques rectangulaires ?

Saluez l’acharnement de ces artisans ayant opiniâtrement posé une brique sur une autre dans un dessin compliqué et une situation précaire. Authentiques, l’enduit battu par le passage du temps, affirmant fièrement du travail d’une vie de plusieurs milliers d’ouvriers. Sans vernis, elles ne sont que vérités, plus pures, ne mentent pas sur leurs origines comme ces Bouddhas de plâtre honteusement recouverts de feuilles d’or niant leur matière première.

Quand le décor tombe, le spectacle peut commencer. Ayutthaya impose le respect face à l’ancien royaume du Siam, sur tout ce qu’il a pu signifier. Elle témoigne d’un Orient presque enfermé à tout jamais dans les livres. Il survit encore mais ne manquera pas de s’éteindre. Ayez eu de la chance d’en saisir ses derniers soupirs, ses derniers tressaillements, ses ultimes battements. Sa fin est proche. N’est-elle pas déjà en train d’arriver ?

La mort de l’actuel souverain Rama IX pourrait bien l’acter définitivement. 88 ans, dont 69 de règne. A vécu plus d’un quinzaine de coups d’états et autant de changement de Constitution. Etrangement, personne n’a jamais vraiment cherché à le destituer lors de ces démonstrations de force, le peuple l’adorant, l’adulant. Lors du dernier putsch en date, se déroulant durant votre présence dans le Nord, l’armée, après avoir établie la loi martiale, a suspendu la Constitution à l’exception de la partie sur la Monarchie. Cocasse. Ils furent même adoubés par ce dernier, après s’être agenouillés devant son portrait, étant trop faible pour pouvoir faire le déplacement. Surréaliste. L’attachement au roi et à toute sa cour demeure curieux.

Rama IX n’a pas l’étoffe d’un roi, ni la carrure. Pour l’anecdote, il est le neveu du précédent souverain, sans descendance directe. Son frère aîné le devance dans l’ordre de succession. Il peut alors entreprendre des études en Suisse, écrire pour un journal, jouer du jazz, sa musique favorite. Lorsque son oncle est rattrapé par la mort, son frère aîné est désigné comme successeur légitime. Après quelques mois de régence, ce dernier meurt dans des circonstances obscures dans le palais royal.

Une intrigue orientale, savoureuse, d’un autre temps. Rama IX est donc désigné comme nouveau roi. Pris à l’improviste , il n’a pas encore de femme, il devra attendre deux ans avant de la trouver, en la personne de la fille de l’ambassadeur de Thaïlande à Paris. Sentez que rien ne le préparait à cela. Dans les grands portraits envahissant l’espace public, il arbore deux ou trois positions caricaturales, tirées de rares occasions. Pas une seule photo de moins de dix, vingt ans, mais des milliers ornant lampadaires, hôpitaux, maisons.

Le roi n’a pas d’âge, le temps n’a pas d’emprise sur lui, il est au dessus du commun des mortels. Il semble figé dans sa fougueuse quarantaine, dans une image d’Epinal. La tête légèrement incliné vers l’avant, le regard perdu derrière d’épaisses montures sorties des standards des années 70, le doigt semi-levé, hésitant, les oreilles un peu décollées, un strabisme pas assez discret pour passer inaperçu, l’appareil photo sanglé autour du cou, le roi apparaît benêt. Avec cet air ahuri, il pourrait tout aussi bien être l’idiot du village, le bouffon local, apprécié pour sa simplicité, pris en pitié pour sa crédulité.

Ses conseillers l’ont voulu en homme moderne, proche du peuple, mais à chaque fois un détail vient gâcher la composition. Un petit rien, un grain de sable, une traître goutte de sueur au bout du nez, un regard abruti, une position à moitié assumée, un ensemble de faux-raccords annihilent indubitablement son aura d’être déifié. N’est pas le Roi Soleil qui veut. Il ne sourit pas, se crispe, se tend sur chaque photo, dans des situations rocambolesques.

Lui-même n’a pas bien l’air de savoir ce qu’il fait là. Un badaud tiré parmi la foule n’aurait pas fait pire impression. Le comble du ridicule est atteint sur la photo en costume royal. Encore plus raide qu’à l’habitude, les poings serrés, le visage fermé, presque en colère, les costume , une demi-taille trop grand pour lui, orné à l’exubérance, la posture est burlesque. Soit il est prit d’une mauvaise diarrhée, soit il s’apprête à figurer dans le dernier manga à la mode. Avec le temps, son image s’est améliorée, elle correspond mieux à celle d’un souverain vénérable, sage, sur lequel tout un pays peut se reposer sans crainte.

Ce vieillard presque sénile est beaucoup plus crédible que le gringalet pataud qu’il fut à ses débuts. Il pouvait alors compter sur son épouse pour rattraper ce déficit. Souriante, belle, dotée d’une aisance naturelle, elle était le parfait contrepoint à son mari. Autant, aujourd’hui la situation s’est inversée. Dans le vain effort de la rajeunir ses maquilleuses en ont trop fait. Recouverte par une quantité insensée de maquillage, de rouge à lèvres, de fard, de poudre, elle n’est pas loin de rivaliser avec la dernière des entraîneuses bangkokaise. L’inélégance à l’état pur.

Les thaïlandais partagent-ils la même opinion ? Difficile à dire, surtout quand la loi leur interdit de critiquer la famille royale, particulièrement le roi, sous peine de sévères sanctions. Peut-être, en famille ou gens de confiance, s’osent-ils à une plaisanterie bénigne. Mais en public, l’adoration est la norme, la règle, personne n’aura la courage d’émettre le plus petit reproche au roi, ce point de repère, ce phare illuminant l’avenir.

Des troubles surviendront probablement lors de son trépas, une fois que les thaïs seront orphelins de leur patriarche ayant veillé plus d’un demi-siècle sur sa patrie. La fin de la monarchie, ou de la dynastie. Après tout, sa dynastie s’est imposée après la chute des rois d’Ayutthaya. Emportez un heureux souvenir en quittant cette dernière.

Cette visite marquera aussi un point de non-retour pour le reste du groupe : la lassitude de visiter des temples, se transformant d’abord en indifférence puis en agacement. Qu’espéraient-ils en venant ici ? Des vahinés, seins nus, collier de fleur au cou, leur apportant un rhum arrangé dans une noix de coco fraîchement cueillie et scindée au milieu ? L’exaspération de certains commence à peser plus lourdement que la chaleur quotidienne. Cruelle différence dans la vision du voyage.

La découverte, la rencontre d’une autre culture, l’échange, tout le sel du voyage, ils s’en soucient bien peu, beaucoup concernés par l’état du signal wi-fi le plus proche sur leur téléphone intelligent. Triste spectacle que de contempler chaque matin, au petit-déjeuner une meute de zombies survivant uniquement grâce à un petit écran luminescent, émettant des bruits à intervalles réguliers, signe de leur survie précaire. Imaginez un jour couper ce réseau, voir les têtes se relever et les corps reprendre vie.

Quel miracle cela serait de les voir communiquer à quelqu’un d’autre avec d’autre chose que leurs doigts ! Quand le signal vient à manquer, des râles s’élèvent, l’agonie est proche, la seule option est de communiquer avec les êtres en chair et en os. Une fois le sujet du signal évoqué, il n’y a plus rien à dire. Ne faites pas l’innocent non plus. Il y aura des moments où vos mains tiendront un portable. Ayez juste assez d’éducation pour ne pas les faire coïncider avec les repas. Mais, même si ce n’est point une excuse, un motif justifie cet usage abusif.

La Lemon House manque en effet d’un espace convivial pour sociabiliser, communément appelé bar. Dans la résidence la plus éloignée de toute vie civilisée, les divertissements sont rares après 17h30 et le dîner frugal. Pour cette raison, une activité est dédiée à chaque début de soirée. Lundi, repos. Mardi, tour au marché local de Tha Kham.

Mercredi est un jour à part, fin du volontariat à 12h, piscine à Singburi l’après-midi, barbecue à 18h, rassemblement de tous les volontaires dans le bar de la Brown House à 20h. Jeudi, approvisionnement de toutes sortes à l’hypermarché local, le Tesco. Vendredi, passage du mini-bus pour Bangkok, échappatoire pour certains. Néanmoins, après quelques semaines, la routine s’installe, ces sorties perdent en saveur. Pour remédier à ce mal, les résidents des deux autres résidences s’installent dans les bars mitoyens, tenus par la même famille, amie de l’association.

Le choix est réduit, mais suffisant pour se divertir : bières thaïs, shots, buckets d’alcools. Le bucket, ou le rite, le passage obligé de tout backpacker. Un seau d’un demi-litre, mélange d’un quelconque alcool fort — whisky ou vodka, souvent local — et d’un soda bon marché, le tout à un prix raisonnable. Coutume à laquelle tout le monde se soumet avec entrain. En l’occurrence, le mercredi soir pour les nouveaux arrivants, lors du rassemblement hebdomadaire. N’y dérogez pas.

Optez pour le whisky, idéal pour engager la conversation. La soirée est animée, plusieurs francophones présents, dont les français effectuant en stage. Par connivence et facilité, échangez d’abord avec eux. Futurs ingénieurs en génie civil, le débat est inévitable. Renoncez à avoir raison, sachant qu’il possède une culture du bâtiment différente de la vôtre. Réussissez malgré tout à un échange productif avec un ayant tenté d’entrer en école d’architecture, sans succès.

Puis, commencez à parler avec une jeune belge de 17 ans, la plus jeune des volontaires. Son rêve : devenir actrice. Ayez bien du mal à contenir votre fou-rire nerveux. Une telle vocation n’était-elle pas révolue ? Faites preuve d’un cynisme sans nom, entièrement gratuit, maintenant que votre taux d’alcool dans le sang est répréhensible par la loi. Actrice ? La voie est longue et rarement couronnée de succès. Les plans de carrières s’écroulent plus vite que ce qu’ils ne se bâtissent. Le passage sous le bureau n’est pas encore un mythe. Elle n’a jamais tourné dans quelque chose d’un peu sérieux, le spectacle de fin d’année du lycée ne constituant pas une performance notable.

Son rêve risque de changer, la vie étant pleine de malentendus, d’inattendus, de virages imprévisibles, de retournements de situations. Ne terminez pas cette conversation, s’engageant sur une voie bien trop intime pour un premier contact, interrompue par le gérant, fermant les portes et ramenant les résidents de la Lemon House chez eux. L’ébriété a l’avantage de faire passer le chemin du retour beaucoup plus rapidement.

Elle permettra de trouver instantanément un sommeil lourd et profond, point perturbé par la chaleur. Un peu de repos pour se préparer aux deux derniers jours de visites de temples et autre curiosités. A part un étonnant temple en pierre, refuge de centaines de singes, à Lopburi, les souvenirs de cette semaine restent flous, confus. La semaine aura finalement vite passé. Direction Bangkok, pour un week-end inaugural atypique , avec vos nouveaux compagnons du groupe.

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