Khao San Road

4_ Bangkok, Khao San Road 1/3

Hood
6 min readApr 15, 2016

N’allez jamais à Bangkok avec de quasi inconnus. Ne faites plus cette erreur. Dans la métropole du vice les tentations sont grandes. Surtout pour de jeunes européens aisés en vacances. Votre compagnie ne déroge pas à la règle : Tom, grand hollandais, Janina, allemande blasée, Iris hollandaise bien en chair, Eline norvégienne interconnectée, Justine belge rondouillette. 4 filles, 2 garçons, 6 touristes.

Rencontrés durant cette première semaine d’introduction, rien ne laisser augurer leurs comportements, leurs réactions. Particulièrement ceux de la gente féminine, à peine majeure. Une différence de mentalité palpable, augmentant au fil du week-end.

Premier signe, l’arrivée à Bangkok. Aucun hôtel de réservé, décidez d’aller au cœur de l’action, Khao San Road, où d’autres volontaires de Greenway — des français — résident. Pour cela, prenez un taxi. En temps normal, rien de bien difficile. Mais à Bangkok, cela relève de la gageure lorsque votre expression se confond avec celle du touriste.

Pour qui est familier avec ce mode de transport contemporain son fonctionnement est excessivement simple. Un point de départ, un d’arrivée, un prix déterminé par un compteur. Élémentaire. Étrangement, ici le compteur tient plus de l’accessoire, de la décoration superflue, de la breloque négligemment posée là, dont le maniement ancestral s’oublie à chaque fois que votre tête s’approche de celle du chauffeur.

Tout à coup, son usage devient incongru, absurde. Comment ? Mettre le compteur ? Non, non, c’est impossible d’accorder cette faveur à un touriste. Choqué par cette requête déplacée, le chauffeur saisissant l’opportunité constituée par ce cheptel de chair fraîche, annonce son forfait, son prix par pièce de viande.

Pour se sortir de ce type de situation, une seule astuce : refuser et chercher un autre chauffeur. Quelquefois, dans un repentir émouvant, le chauffeur reconsidère son offre et accepte d’utiliser son compteur. Mais dans la présente situation, sans doute lassé par les deux heures de route jusqu’à Bangkok, le groupe accepte la proposition et monte dans le taxi, aidé par le sourire charmeur du chauffeur et son habile babillage.

Le prix n’est pas si dérangeant en soi, une centaine de baths chacun, un peu moins de trois euros. Rentrer dans la peau du touriste crédule, acceptant la moindre proposition, l’est moins. Oubliez pour cette fois ce costume embarrassant, le taxi n’abusant pas de votre naïveté. Il démarchera même trois hôtels avant de trouver celui convenant à tous.

Un complexe paisible, à la fois proche de l’animation pour en profiter et assez éloigné pour ne pas en souffrir. Un ensemble propret, jouissant du luxe d’une piscine, élégamment glissée dans un espace résiduel, avec une discrétion subtile. Partagez votre chambre, tout confort, avec Tom. Fatigués par la longue semaine d’introduction, ne faites qu’un lascif tour de reconnaissance à Khao San Road.

Qualifiée par certains de « Carrefour entre l’Orient et l’Occident, une sorte de sas de décompression où il fait bon de passer quelques jours après son arrivée en Thaïlande. » ou plus laconiquement de « Rue animée et festive, où les bars rivalisent de décibels. », l’avenue est une véritable institution pour n’importe quel touriste de passage.

Ces évasives descriptions restent bien en dessous de la réalité. La réalité ne peut être contenue dans des phrases, ni même des mots. Ils sont trop futiles, trop incomplets, trop creux pour retranscrire l’ambiance, l’atmosphère, l’essence de ces cinq cents mètres. Peu importe l’angle choisi pour les décrire, quelque chose manquera toujours, même avec tout le talent d’un naturaliste du XIXe.

Khao San est beaucoup trop de choses à la fois. C’est autant une douloureuse preuve des dégâts du tourisme de masse de ces dernières décennies, qu’un chaos inextricable où s’enchevêtre les plus pervers vices de la société de consommation, qu’un incroyable espace de liberté. Tout cela à la fois, en même temps. Elle condense le meilleur et le pire simultanément, dans une beauté insolite. Au premier jugement, seule la laideur ressort. Ce n’est qu’une fois digérée, ressassée, sillonnée que le jugement s’altère lentement.

Le recul est nécessaire pour dénicher la beauté dans ce fatras d’enseignes lumineuses, de néons putassiers, de guest-houses bon marché, de junk-food racoleuse, d’odeurs étranges, de pop insipide, de souvenirs en toc. Difficile d’apprécier le lieu dans cette jungle grouillante où défilent constamment les mêmes personnages balourds : rabatteurs en tout genres pour bars/massages/costumes/tuk-tuk/boîtes/restaurants/putes et autres, vendeurs d’alcool/scorpions/attrape-touristes/gaz hilarant, touristes/backpackers alcoolisés testant la résistance de leur foie. Mais, de l’accumulation de ces multiples couches de fange émerge la splendeur de cette avenue. Dans la rencontre inattendue de ces éléments contradictoires, dans leur violente collision.

En effet, rien n’est plus insolite qu’un vendeur de costume essayant de refourguer sa came à un backpacker à peine sorti du lit, cuvant encore son vin. Qu’espère-t-il sincèrement, pourquoi perd-t-il son temps envers ce client improbable ? Il ne prendra même pas la peine de regarder — ne serait-ce que de courtes secondes — le book fièrement tendu devant ses yeux. Il n’est pas là pour ça.

Ses motivations sont beaucoup plus fondamentales, limitées au seul besoin vitaux de sa caste, profitant au maximum de sa gap year chèrement acquise : boire, faire la fête, rencontrer des gens — des jeunes donzelles conciliantes de préférence –, touristiquer et bis repetita.

Il lui arrivera de se fournir en artisanat local, de la camelote spécialement fait pour lui : l’éternel sarouel à motif oriental, l’immanquable débardeur, la casquette Full Moon Party/ Phuket et divers souvenirs idéaux. Au mieux, s’il a prévu de se procurer un costume à tarif avantageux, il aura eu le soin de se renseigner auprès de son sempiternel guide de voyage.

Il n’est pas dupe, il n’entrera pas chez le premier croisant son chemin. D’ailleurs, le rabatteur n’est pas dupe pour autant. Personne ne l’est à Khao San. Chacun accepte de jouer son rôle, clairement défini : celui du touriste repoussant tout thaï entrant dans son champ de vision ; celui du rabatteur fonctionnant à la commission, opportuniste, prêt à tout pour vendre.

Ils en sont pleinement conscients de ces rôles, ils l’acceptent, sans cela ils ne seraient pas en mesure d’improviser avec tant de brio, d’inventer à chaque instant de nouvelles manières d’offrir et de refuser, sans se répéter. La méthode employée y est toute personnelle.

D’un côté des propositions qui surenchérissent à mesure de l’éloignement du client pour se rabattre dans un dernier espoir de lubricité, sur le plus bestial instinct charnel : food ? scorpion ? bucket ? taxi ? tuk tuk ? boum-boum ? De l’autre, le refus devient de plus en plus agressif à mesure de l’insistance : geste poli, hochement de tête accompagné d’une moue réprobatrice, No ! affirmé, pour finir par l’exutoire bienvenu, le chapelet d’insultes dans la langue natale.

Ces moments de friction ponctuent la journée d’un parfum d’éternel recommencement. De l’ambiance bon enfant du petit matin, où les échanges restent courtois aux confrontations nocturne où le dédain, la condescendance et le mépris mutuels règnent en maîtres, le répit ne trouve pas sa place. L’activité constante, infernale pousse chacun au bout de son être. Aucune loi n’a plus encore dès l’instant où vos pieds pénètrent dans Khao San.

Mais en ce vendredi soir printanier, résistez à la tentation., pour mieux y céder le lendemain. Restez pieux ce soir, car éreintés, de douillets lits attendant sagement vos douillets corps, dans une atmosphère climatisée. Le repos sera bienvenue, le rendez-vous est pris pour 9h, le lendemain matin, dans le hall.

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