Pourquoi Bpifrance soutient-elle un fonds fraudeur ?

Jules Delmas
11 min readJan 24, 2024

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Comme un certain nombre d’entre vous le savent, nous avons été victimes d’une fraude commise par deux fonds d’investissement, Breega et Internet Attitude, en juillet 2020.

Nous avons relaté cette fraude et les malversations qui l’ont suivie dans cet article qui avait reçu une large attention lors de sa publication l’année dernière.

Nous expliquions alors que la cour d’appel avait condamné les investisseurs fraudeurs de notre société, Solendro, et que nous attendions une réaction de Bpifrance et des autres souscripteurs de Breega.

Il y a quelques mois, alors que la condamnation pour fraude de Breega venait d’être confirmée par la Cour de cassation, les dirigeants de Breega ont annoncé lever un nouveau fonds avec le soutien de… Bpifrance.

Le soutien continu dont Bpifrance fait preuve envers un fonds d’investissement privé condamné pour fraude et poursuivi pour escroquerie interroge forcément.

I. Rappel des faits

Le putsch et la spoliation de nos actions

Petit retour en arrière : en 2020, Breega avait délibérément violé les statuts et le pacte d’associés de la société Solendro, dont elle était le 1er actionnaire avec 25% du capital, pour nous révoquer tous les deux de nos postes de dirigeants et activer le rachat forcé de nos actions via l’application d’une clause de bad leaver. Un putsch mené tambour battant avec la complicité du fonds belge Internet Attitude, autre actionnaire de Solendro, qui avait permis à ce groupe d’investisseurs de prendre le contrôle de la société et d’accaparer 42% du capital de cette dernière pour la modique somme de 33K€, à une époque où Solendro était valorisée entre 6 et 10M€.

La condamnation

Deux ans plus tard, la cour d’appel de Paris mettait fin à cette partie de notre cauchemar : Breega et Internet Attitude étaient condamnés pour fraude, les délibérations sociales qu’ils avaient prises pour nous révoquer et racheter nos actions étaient annulées, nous redevenions tous les deux dirigeants et actionnaires de Solendro (les arrêts d’appel sont disponibles ici et ici).

A la suite de ce jugement, les dirigeants de Breega s’étaient pourvus en cassation et rappelaient depuis à qui voulait l’entendre que cette condamnation n’était pas définitive, qu’ils avaient « toujours agi dans le respect de l’intérêt social de l’entreprise et de l’éthique élémentaire » et qu’ils étaient « fiers de leur ADN ».

Le 30 août dernier, la Cour de cassation a rejeté l’ensemble des pourvois formés par Breega et confirmé l’arrêt de la cour d’appel de Paris en toutes ses dispositions (arrêt disponible ici).

Autrement dit, la condamnation de Breega pour fraude est devenue définitive.

Les représentants de Breega ont publié le jour-même un communiqué dans lequel ils déclaraient sans rire : « Breega prend acte de la décision rendue ce jour par la Cour de cassation dans l’affaire Solendro. Nous regrettons de ne pas avoir pu faire prévaloir l’intérêt supérieur de l’entreprise et de ses salariés, comme nous en avions le devoir », ajoutant que le rejet de leur pourvoi « ne signifie pas que la Cour de cassation approuve en tous points l’arrêt de la Cour d’appel ».

Avec cette décision de la Cour de cassation, un premier volet s’est refermé.

Mais un second volet, très important, est toujours en cours et se joue cette fois-ci au niveau pénal.

Caisse vidée et dépôt de bilan dans la foulée de la condamnation

Retour en arrière : le 31 mars 2022, la cour d’appel de Paris annule nos révocations et le rachat forcé de nos actions. Les fraudeurs s’empressent alors de vider le compte en banque de Solendro en prélevant 240.000€, le 5 avril, via des chèques falsifiés. Puis, le 8 avril, l’avocat de Breega, Me Pierre-Louis Rouyer, tente de placer Solendro en redressement judiciaire en déposant au Tribunal de commerce de Paris une déclaration de cessation des paiements concernant notre société.

Autrement dit, juste après avoir été condamnés pour fraude par la cour d’appel de Paris, les fraudeurs ont cherché en l’espace d’une semaine à liquider la société dont ils étaient actionnaires après en avoir vidé les comptes avec leurs complices.

Les détails de cette séquence surréaliste sont à retrouver dans les 2 articles que nous avons publiés l’année dernière (accessibles ici et ici).

Tous ces faits font aujourd’hui l’objet d’une information judiciaire.

Breega, 1er actionnaire de Solendro et acteur central de ces exactions, est directement visé pour escroquerie en bande organisée et recel d’abus de biens sociaux. Le préjudice est estimé à plus de 5 millions d’euros.

Sans surprise, les représentants de Breega nient leur implication dans ces malversations, expliquant qu’ils n’ont ni signé ni encaissé eux-mêmes les chèques falsifiés, qu’ils n’étaient pas au courant que leur avocat allait déposer le bilan de Solendro au Tribunal de commerce, etc.

L’instruction est en cours.

II. Si un fonds commet une fraude, n’attendez rien de Bpifrance

Avec le recul, c’est un des enseignements clés que nous tirons de notre histoire.

Nous avons écrit à 3 reprises aux dirigeants de Bpifrance.

Une première fois en 2020, au moment des faits. Pour qu’ils arrêtent la fraude en cours et qu’ils empêchent Solendro d’aller au tapis.

Une deuxième fois en 2022, après l’arrêt de la cour d’appel condamnant Breega pour fraude. Pour qu’ils prennent la mesure de la gravité des faits, qu’ils sachent qui ils financent et qu’ils protègent l’écosystème.

Une troisième fois en 2023, après l‘arrêt de la cour de cassation. Pour les informer que la condamnation pour fraude de Breega était définitive.

En 3 ans, ils ne nous ont jamais répondu.

Pas un appel, pas un mail.

Ils étaient pourtant bien au courant de la fraude commise par Breega, à commencer par Nicolas Dufourcq, Directeur Général, et Benjamin Paternot, Directeur des fonds de fonds de l’époque, qui supervisait les investissements de Bpifrance dans les fonds d’investissement.

Si les articles que nous avons publiés ont reçu le soutien de l’écosystème en 2022, après le jugement d’appel rendu, c’est bien la réponse de Breega à nos articles qui a été likée par… Benjamin Paternot.

Benjamin Paternot, directeur des fonds de fonds de la Bpi apporte son soutien au communiqué mensonger de Breega, dans le cadre de Solendro, après que Breega ait été condamné pour fraude.

Bpifrance affirme pourtant œuvrer pour « diffuser une culture de conformité et d’éthique dans l’ensemble de notre écosystème ».

Ce que rappelle Nicolas Dufourcq en préambule de la charte éthique de Bpifrance : « En tant que groupe public au service du financement et du développement des entreprises, nous, Bpifrance, nous devons d’être un acteur irréprochable et exemplaire en matière d’éthique et de conformité. Cet engagement est dicté par notre sens de l’intérêt public, par notre souci de maintenir au plus haut niveau notre image, notre réputation et celles de nos collaborateurs et par notre volonté d’assurer, par l’exemplarité, une culture irréprochable en la matière. »

Nicolas Dufourcq, directeur général de Bpifrance, rappelle dans son éditorial, dans la charte éthique de Bpifrance, son devoir d’irréprochabilité et d’exemplarité en matière éthique.

Ce qui nous est arrivé a tendance à nous faire croire que ce n’est qu’un discours de façade. L’intérêt public et l’exemplarité ne semblent pas évidents dans le soutien que Bpifrance continue d’apporter à Breega, 3 ans après la fraude commise envers Solendro et ses fondateurs.

En octobre dernier, Breega a annoncé une nouvelle levée de fonds

Il n’est pas rassurant pour l’écosystème qu’un fonds de capital-risque condamné de façon définitive pour fraude en août puisse annoncer une nouvelle levée de fonds de 150M€ deux mois plus tard.

Et il est encore moins rassurant d’apprendre que parmi les souscripteurs de cette levée figure Bpifrance.

Il est déjà compliqué de faire condamner un fraudeur. Si, quand on y parvient, et quand on parvient même à prouver le caractère délibéré de ses agissements, non seulement le fonds coupable n’est pas sanctionné par Bpifrance mais, en plus, Bpifrance continue à investir chez lui, Bpifrance ne peut pas être crédible quand elle parle d’éthique et d’intérêt public.

Quelles que soient les raisons qui peuvent pousser Bpifrance à financer un fraudeur, il est important d’en comprendre les conséquences sur l’écosystème. Ce n’est pas juste une absence de moralisation qui en découle, c’est même le développement d’un climat d’impunité, sans lequel cette fraude n’aurait sans doute jamais eu lieu.

III. Un sentiment d’impunité justifié

Dès le début, nous avons été surpris par le sentiment d’impunité qui animait les dirigeants de Breega et d’Internet Attitude lors de leur passage à l’acte.

Trois années plus tard, qu’en penser ?

Premier point : l’intimidation n’a pas fonctionné

Il y a sans doute eu une erreur d’appréciation de la part des fraudeurs : selon toute vraisemblance, ils pensaient ne pas se faire attraper par la justice. C’est une chose d’avoir été victime d’une fraude, c’en est une autre de la prouver. Et comme nous en avons déjà parlé dans notre premier article, nous avons fait l’objet de tentatives d’intimidation. A commencer par nous dire que nous étions « mort sur la place de Paris ! ».

Mais ils ont bien été poursuivis, les preuves ont été récupérées, la fraude et son caractère délibéré ont été prouvés. Et la condamnation est tombée.

Pourtant, sitôt l’arrêt de la cour d’appel et la condamnation pour fraude rendus, des chèques antidatés ont été émis, suivis par une tentative de dépôt de bilan par l’avocat des fraudeurs. Tout cela en une semaine.

Que nous allions au bout des procédures et que justice les condamne n’était donc, semble-t-il, pas suffisant pour éteindre ce sentiment d’impunité.

Deuxième point : les condamnations pour fraude ne sont pas assez dissuasives

Pour Breega, cette condamnation pour fraude n’a aucun impact sur le business.

La cour d’appel les a condamnés pour des violations répétées et délibérées du pacte et des statuts de la société dans laquelle ils avaient investi. Et alors ?

Comme on l’a vu, Bpifrance continue de soutenir et de financer Breega, alors qu’une nouvelle levée de fonds a été annoncée par les dirigeants de ce dernier. Business as usual. Pourquoi changer ?

La réparation ne dissuade pas.

Aux États-Unis, la sanction est punitive dans des cas de « déloyauté » où l’intention est prouvée. On a vu par exemple la société Tesla être condamnée à verser 140 M$ à un plaignant pour avoir fermé les yeux dans une affaire de discrimination.

En France, la justice privilégie une logique réparatrice. Dans notre cas, la justice a annulé les décisions frauduleuses et nous avons perçu chacun 50.000 euros de dommages et intérêts pour notre préjudice moral. Mais si l’on compare le coût des dommages et intérêts pour les fraudeurs (100.000 euros en cumulé) au gain potentiel de leur fraude (avec le rachat forcé de nos actions, valorisées à 2,7M euros en cumulé), on constate qu’il y avait littéralement beaucoup plus à gagner qu’à perdre. La sanction réparatrice n’est par essence pas dissuasive, et elle l’est encore moins quand on la rapporte aux moyens des personnes concernées dans cette affaire.

Rétrospectivement, on comprend mieux pourquoi, dans un tel cadre d’indifférence voire d’entre-soi, et alors que la justice n’applique que des sanctions limitées, des fonds d’investissements malintentionnés peuvent développer un sentiment d’impunité.

Troisième point : la publicité

Nous avons pu constater à l’été 2022 que tout continuait comme avant pour les investisseurs fraudeurs. Que ce soit pour les deux fonds d’investissement comme pour les deux Business Angels qui avaient participé au putsch. L’un d’eux recevait d’ailleurs l’insigne de Chevalier de l’Ordre National du Mérite l’année même de sa condamnation pour fraude.

La seule chose qui a semblé les perturber, c’est la publicité.

Une brève est sortie dans le JDD en septembre 2022 et pour la première fois nous avons revu François Paulus de Breega à un conseil d’administration, alors qu’il pratiquait la politique de la chaise vide aux assemblées générales depuis sa condamnation pour fraude.

Idem après la publication de notre premier article sur Medium en novembre dernier : Breega a soudainement décidé de changer d’avocat dans cette affaire, après 3 ans de « bons et loyaux services ».

Quoi qu’il en soit, face à l’indifférence de ceux qui pourraient et devraient protéger l’écosystème, en tant que victimes, on n’a d’autre choix que de faire connaître ces malversations et leurs auteurs pour éviter que d’autres entrepreneurs n’en soient à leur tour victimes.

IV. Les mensonges ne s’arrêtent jamais parce qu’ils ne coûtent rien

En tant que victime, on est confronté en permanence au mensonge du coupable.

Rien de très surprenant qu’un fraudeur mente, surtout au sujet de sa fraude. Ce qui est plus surprenant, c’est l’absence totale de conséquence pour celui qui tient un discours mensonger.

On la constate déjà dans les procédures judiciaires.

De nombreux mensonges ont émaillés les écritures de nos adversaires. Mais cela ne coute rien. Il n’y a pas de sanction à attendre, si vous les relevez, ou si vous démontrez la mauvaise foi de vos contradicteurs. A tel point que nos avocats nous expliquaient régulièrement « ne rentrons pas dans le jeu de montrer tous les mensonges, nous ferions leur jeu en nous détournant de l’essentiel ou en créant une fausse apparence de complexité ».

Les choses ont beau être très simples, il est toujours facile de leur donner une apparence de complexité. Il suffit de rajouter de petits éléments qui n’ont rien à voir, qu’ils soient anodins ou inventés. Cela permet de créer une vérité alternative et d’affirmer que « c’est toujours plus compliqué qu’il n’y parait » ou qu’« il y a toujours deux côtés à une l’histoire », etc. Des réflexions avec lesquelles peu de personne seront en désaccord et qui distillent d’autant plus le doute qu’elles apparaissent comme nuancées. Et peu importe que l’aspect mensonger ait été prouvé ou que la condamnation soit tombée !

Quand nous avons publié notre article sur Medium en octobre 2022, Breega s’est empressé de publier un communiqué mensonger. L’avantage pour nous que ce communiqué soit public et figé par écrit, c’est qu’il nous a permis de débunker cette stratégie de désinformation, preuves à l’appui.

Quelques mois plus tard, le 30 août 2023, immédiatement après l’arrêt de la Cour de cassation qui confirmait leur condamnation pour fraude, les fondateurs de Breega ont de nouveau diffusé un communiqué mensonger, reprenant certaines des contrevérités déjà débunkées et en ajoutant d’autres. On était prié de croire que l’arrêt de la Cour de cassation avait définitivement clos cette affaire, que les dirigeants de Breega avaient toujours œuvré dans l’intérêt de Solendro, que les torts étaient partagés, etc, etc. En revanche, on ne trouvait aucune mention de leur condamnation pour fraude, des chèques antidatés encaissés par leur propre avocat, de la déclaration de cessation des paiements que ce même avocat avait déposé une semaine après l’arrêt de la cour d’appel, du départ de tous nos salariés, etc, etc.

Bien fort celui qui, en lisant ce communiqué, aura compris le moindre tort que les dirigeants de Breega auraient commis.

Le danger, et sans doute le but, c’est qu’un entrepreneur ou un investisseur intègre tombe sur ce communiqué plus tard, sans rien connaître de l’affaire, et puisse croire qu’effectivement Breega n’avait rien à se reprocher.

Mais bon, pourquoi ne continueraient-ils pas à communiquer de la sorte s’il n’y a aucune conséquence pour eux ?

V. Les conséquences, c’est pour les autres

Solendro a été placée en liquidation en octobre dernier, quelques jours avant que Breega n’annonce fièrement sa nouvelle levée de fonds.

Après un an d’effort, nous n’avons pas réussi à redresser une entreprise laissée exsangue par 18 mois de gouvernance frauduleuse et des malversations qui font aujourd’hui l’objet d’une instruction.

Pour nous, c’est 11 ans de travail qui sont partis en fumée.

Pour un fonds fraudeur, c’est une ligne de son portefeuille.

Matthieu Géhin & Jules Delmas

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