Les Mystères du Grand Paris — 2.1

Saison 2 . Episode 1/15

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Le Grand Paris s’éveille!

Il est 7h05. Le réveil affiche 7h05. Il rêve. Il rêve qu’il est 7h05. Il est dans un rêve où le réveil affiche 7h05. Mais il ouvre ses yeux endormis et son réveil affiche 5h43; il referme aussitôt ses yeux, il a encore deux minutes avant que le réveil ne sonne, à nouveau. Il a deux minutes pour faire un nouveau rêve, un nouveau rêve qui s’accumulera parmi les rêves de sa nuit. Il a encore deux minutes pour faire un rêve où il dort jusqu’à 7h05 du matin et plus encore.

Il doit maintenant lui rester environ une minute pour son rêve. Vite. Il faut qu’il rêve encore une fois avant de se lever.

5h45

Ça y est, le réveil sonne.

Depuis plusieurs semaines, Pierre se réveille quelques minutes avant l’heure fatidique du réveil. Son corps s’habitue progressivement à ces levers tôt. Bientôt le réveil ne sera plus nécessaire. Le drap et la couette n’ont pas bougé. Il a un sommeil de plomb.

La douche, chaude n’est pas rapide. Pierre prend quelques minutes d’eau brûlante sur ses épaules douloureuses des charges qu’il transporte chaque jour sur son dos et qui compriment ses muscles. L’eau brûlante coule, il est encore dans la chaleur des draps et du lit. Il ferme simultanément le robinet d’eau froide et d’eau chaude, il inspire profondément, il expire, il se réveille.

Il est 6h14. Le miroir est plein de buée de chaleur, il l’essuie avec une main tendue face à lui. Il s’efface chaque matin par ce geste quotidien. Il se frotte encore une fois les yeux. L’eau n’a fait que couler sur ses paupières sans les nettoyer. Il se rase. Il fait vite. Il va être en retard dans onze minutes. Il se rase le côté gauche cette fois-ci. Il a fini. Ce n’est pas parfait. Il n’en a pas besoin.

L’heure de départ, à son poignet, approche. Il doit se dépêcher. Il sort le paquet de croquettes du placard et en verse dans la gamelle du chien. Il n’a pas encore de nom le chien. Il l’a trouvé il y a trois jours. Il est maigre le chien. Il est grand et sec. Il a une gueule carré et des yeux noirs. Il ne connaît pas sa race. Un bâtard.

Il est 6h24. Il part. Il part avec un sac en plastique coincé sous le bras. Il contient un sandwich préparé il y a deux jours, un sandwich au poulet, sans mayonnaise. Il n’y a pas de fruit dans son sac en plastique blanc. Il a oublié sa bouteille d’eau sur le rebord de l’évier.

Il marche dans la rue, vide à cette heure-ci. Non, en fait il y a quelques personnes qui vont et viennent aussi comme lui dans la rue à cette heure-ci. La bouche du RER est à environ dix minutes à vélo, il ne compte pas les minutes, il n’est presque pas à une minute près.

C’est son père qui lui a conseillé, il y a quelques temps, de prendre cet appart. “Aussi prêt de la gare de Boissy-Saint-Léger, tu peux tout faire : t’as toutes les stations du RER A”. Un rez-de-chaussée, c’est ce qu’il a trouvé. Du coup, depuis qu’il est sur ce chantier de Conflans-Fin-d’Oise il répète dès qu’il peut que pour aller bosser il se tape toute la ligne A. C’est un petit flop à chaque fois mais ça continue de lui faire quelque chose, à Pierre, c’est bizarrement presque une fierté. Qu’il voudrait pouvoir expliquer.

Il s’approche du bord du quai. Il s’assoit en haut, près de la fenêtre gauche et regarde le temps qui s’allonge, derrière la vitre sale et crasseuse du RER A. Il est 6h37.

Le dos bien appuyé contre le dossier, les mains dans les poches de son blouson, il arrive à Nation. Il ne compte pas les stations qui lui restent, avant d’arriver. L’ouverture des portes commence et c’est comme le tuyau de l’aspirateur qui s’allume. Tous les fauteuils sont occupés maintenant et les couloirs aussi. Il ne les regarde pas, les gens. Il attend la lumière du ciel, qu’il retrouve à Nanterre — on ne le sait pas assez mais pour beaucoup de franciliens Nanterre (qui n’a rien d’un rêve) est synonyme de retour à l’air, aux grands espaces, au ciel.

Gare de Lyon — Châtelet — Auber — Charles de Gaulle Étoile — La Défense. Autant de stations propices aux mouvements de va-et-vient bousculés mais silencieux. Seules les oreilles pointues perçoivent les crépitements des musiques personnelles.

Il dépasse Nanterre à 7h04. Une lumière blanche vise le RER à la sortie du tunnel, il n’est qu’un instant ébloui. Il regarde derrière la vitre de sécurité les premiers aménagements de banlieue parisienne.

Il ne connaît personne qui habite dans cette ville, à l’opposée de la sienne. La verdure qui défile devant lui, lui rappelle, à chaque fois, qu’il devrait se poser ici un dimanche après-midi, lorsqu’il fait beau. Le chien pourrait venir se dégourdir les pattes. Il ne le tiendrait pas en laisse ici.

Pierre traverse la Seine.

Le premier champ apparaît sous ses yeux, rapidement envahi par un stade de foot, une salle de sport qu’il reconnaît à son architecture, un parc pour les gamins des environs. Une simple route le sépare des maisons voisines. La proximité est aussi là. La voix radiophonique du haut-parleur lui rappelle par deux fois qu’il arrive à Houilles Carrière sur Seine. À la gare, il fixe le parking. Plein.

Le train redémarre, Pierre se désintéresse du paysage et ramasse le journal du métro laissé sur le fauteuil de biais. Il lit la première page, seulement les gros titres et commence à feuilleter avec une attention limitée. Les pages se froissent sous ses doigts tandis qu’il arrive à Sartrouville.

Il enjambe pour la seconde fois la Seine.

Suivant un chemin d’arbres plantés en ligne droite, vald’oise MyBalade l’interpelle. Il lit. Le Conseil départemental du Val d’Oise propose une application innovante de découverte du territoire. Permet de découvrir toute la richesse du territoire vexinois en toute simplicité et mobilité. Des circuits de randonnées, des informations géolocalisées, des sites culturels, des châteaux, des lieux de tournage. Deviendra l’outil pratique que vous soyez sur le terrain pour vous informer, chez vous en préparation d’un séjour ou après votre balade. Il est déjà à Maison Laffitte, il n’a pas vu le temps passer.

Ici, personne n’est monté. Il replonge son regard dans le dehors, quelques secondes. La lumière du jour le rassure. Les voitures sont garées face aux rails. L’ethnologie du Val d’Oise maintenant, il lit. Restitution du patrimoine et de l’ethnologie enquête dans des domaines… pour comprendre les mutations… des XIXe et XXe siècles… et les mettre en perspective. Il en a marre, de lire. En plus, Pierre trouve la photo de l’article stupide. En premier plan, est posé sur des planches de bois jetées au hasard sur de la terre sèche, un seau orange. En vrai, personne n’aurait mis un seau sur des planches instables, croisées les unes par-dessus les autres. Même lui ne fait pas cette connerie. L’arrière-plan, un bâtiment inconnu aux milles vitres bleues, s’élance en avant. C’est comme s’il arrivait droit sur lui. Pierre ne sait pas si le seau est vide ou plein.

Après la gare d’Achères-ville, il traverse les plaines entretenues par la ville puis celles devenues sauvages. Il ne lit plus le journal, il l’enroule entre ses mains. Il regarde les avancées du chantier, celui d’un concurrent lui a dit son chef, le chantier n’en est qu’à ses débuts.

Il passe une dernière fois par-dessus la Seine.

C’est à Conflans-Fin d’Oise qu’il descend. Il regarde l’heure affichée sur le cadran de la gare, 7h27. Il a treize minutes avant que la navette du chantier démarre. Il cherche de la monnaie dans les poches de son manteau. Plus la peine, le distributeur de café est en panne.

Dans la navette, il aperçoit trois collègues au fond du bus. Il n’ose pas aller vers eux. Il préfère encore la place juste derrière le chauffeur.

La navette le dépose juste devant les préfabriqués. Ils ont changés l’entrée de service. Pierre est obligé de contourner le bâtiment. Il pointe à 7h56 avant de déposer son déjeuner dans son casier, sans code.

Texte: Eva Lassale & Arno Bertina (en lien le récit de leur travail d’écriture sur remue.net) / Dessins au feutre: Dorothée Richard/ Musique: PAVANE

Episode suivant : L’Oise, le monstre et la cryptozoologue

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