Khao San Road

4_Bangkok, Khao San Road 3/3

Hood
7 min readApr 28, 2016

Direction un sky-bar, enjolivant la réalité par son appellation racoleuse. Rien de plus qu’un banal dernier étage en lieu et place d’un toit-terrasse rafraîchissant. La vue est agréable, votre compagnie un peu moins. Admirez les dommages collatéraux de la révolution numérique. Selfies, pianotage frénétique, photos de groupe, les grands classiques du genre revisités, ad vitam aeternam.

Laissez le soin aux divers sociologues hautement qualifiés pour décrypter ce délitement des relations sociales ou, dans sa forme optimiste, ses mutations.

Poussez le vice jusqu’à faire un pari avec Elaine, la norvégienne assise à vos côtés : si elle touche plus de deux fois son téléphone dans la prochaine demi-heure, elle paye la prochaine tournée. Bonjour tristesse.

A l’avenir, il se pourrait bien que le monde réel n’en soit réduit à exister uniquement par le truchement technologique. D’ici là, restez déconnecté.

Ou alors, sombrez dans l’alcoolisme festif, une option viable. N’exagérez cependant pas trop, n’allez pas jusqu’à être sincère. Ne faites pas remarquer que la playlist tourne irrémédiablement en boucle. Sinon la condamnation tombera derechef : quelle négativité. En anglais pour plus d’effet : « You’re such a negative person ! ».

Restez calme, gardez votre rage intérieure. N’élaborez pas une diatribe qui n’aurait que peu de conséquences. Oh, elle aurait été belle cette charge contre la passivité de vos convives. Elle aurait commencé avec une ode à la musique, une des manifestations les plus primitives de l’être humain si ce n’est même son essence primordiale.

C’est une insulte à cet art sacré que de répéter insipidement les dix même morceaux, passables qui plus est. Une lâcheté, une veulerie, une bêtise sans nom. Où sont donc passé la curiosité, le désir de découverte, la plaisir de fouiller, de farfouiller, la prise de risque ? Une si jeune génération devrait rencontrer ces qualités, surtout avec l’insolente accessibilité de tout type de musique.

Les limites ont été franchies depuis longtemps ; il n’est plus nécessaire de courber péniblement son échine pour atteindre le fond du bac ; pousser tous les vinyles pour saisir la dernière galette ; maintenant l’ensemble dans un équilibre précaire ; pour finalement espérer que le son de cet artiste inconnu s’échappant des sillons soit bon. Comme si cette époque n’avait plus la force, l’envie de ne rien découvrir, comme si cela n’en valait plus la peine.

Gardez bien sagement votre silence, cet agressif laïus risquerait de les offenser, de casser l’ambiance, si bonne au demeurant. Ça serait bien regrettable de la casser, tout le monde s’amuse comme jamais, ou du moins y prétend ; assis dans son coin, envoyant de multiples signaux dans l’océan électronique à leurs amis éparpillés aux quatre coins du monde.

Ils veulent les rassurer, leur expérience est géniale, authentique, déjà inoubliable, mais il faut les abandonner assez vite, ici il y une soirée awesome qui se déroule !

Vient alors le moment où l’ébriété assez forte pour se décider à quitter le bar et partir en direction du Ping Pong Show. Elaine et Iris resteront en retrait, peu désireuses de découvrir la signification de ces termes intrigants. Sautez dans le premier taxi. Le tarif est dérisoire, vu la commission qu’il touche. L’endroit est éloigné de Khao San, probablement à Patpong, le quartier centralisant toutes ces activités. Une vingtaines de minutes pour y parvenir.

L’antre peu attirante se dévoile finalement. Le quartier ne respire pas la sérénité, pénétrez avec empressement dans le vestibule. 500 baths l’entrée, boisson incluse. Un mal nécessaire.

Le show est l’objet de bien d’histoires, de bien de légendes. Tout touriste avec un peu de dignité en a au moins entendu parlé, au mieux assisté à un. Autant vérifier par vos propres yeux.

Le principe est élémentaire : des femmes, hésitez devant leur jeune âge à leur octroyer ce qualificatif, certaines pourraient encore être de grandes adolescentes — après tout un thaï est souvent plus jeune qu’il n’y paraît. Donc, des demoiselles de petite vertu — ce doux euphémisme reste encore éloigné de la triste vérité — en grand besoin d’argent qui s’insèrent dans l’origine du monde toutes sortes d’objets inimaginables, et les ressortent quelques instants après.

Le qualificatif du « spectacle » vient d’un des tours, consistant à rentrer une balle de ping-pong et à la ressortir, avec un rebond dans un bol tenu par une partenaire. Tout y passe. Les fléchettes éclatant un ballon de baudruche, les cigarettes qu’elles « fument », les sifflets produisant un rythme respectable, le pinceau dessinant un message d’accueil chaleureux : « Welcome to Ping Pong Show », les longs foulards, la bouteille de bière qu’elles décapsulent avec une force mystérieuse. Tout cela à la seule aide du vagin. La nature est étrangement faite.

Objectivement, c’est intriguant. Subjectivement, c’est sinistre. Autour, des visages pâles, dans un état d’ébriété aussi avancé que le vôtre. Le contraste est gênant, ne sachez quel comportement adopter. A la fin du premier numéro, les gens applaudissent. Commencez à lever vos mains, à les approcher l’une vers l’autre, quand un éclair de conscience surgit subitement.

Non. Ne faites pas ça ! crie votre morale dans un rare moment de lucidité. C’est indécent. N’applaudissez pas pour ça. Personne n’est en droit de s’égayer de la misère d’un autre, d’une existence réduite à néant. C’est ignoble, obscène. Un court regard dans leurs yeux suffit à comprendre la détresse de leurs existences.

Elles sont mortes, à l’intérieur. Plus aucune trace d’humanité ne subsiste. Elles en sont réduites au plus indécent vice pour gagner leurs vies. Elles n’ont certainement pas choisi sciemment cette activité. Supposez que leur famille trop pauvre et/ou nombreuse pour assumer un enfant supplémentaire, les a vendu. Ou du moins, remise à un intermédiaire promettant une éducation et un travail sain à ces jeunes filles.

Comprenez qu’en plus de ces « shows », elle doivent mettrent à disposition leurs corps dès lors que leur employeur, ou maître, leur ordonne. Esclaves sexuelles, une cruelle réalité. Réfutez à les encourager dans cette voie. Votre présence est déjà une exhortation inutile.

Non, n’applaudissez pas, ne soyez pas indécent, leur position est suffisamment dégradante. Leur regard est mort, aucune raison de s’en réjouir. Se confronter à un tel regard est troublant, regard où la foi de vivre est portée disparue, regard qui ne mérite plus cette appellation, un regard est vivant, le leur n’est plus qu’un lointain écho, étouffé au loin, parmi les « morts-vivants ».

Commencez à vaciller. L’alcool n’y est pour rien. Chancelez encore plus lorsque l’une d’entre elle supplie, implore, prie de lui laisser le peu de monnaie qu’elle rapporte avec votre verre. Laissez-lui la. Elle se serait agenouillé pour récupérer ces 50 misérables baths, un minable euro.

Votre ventre frissonne. Allez pisser. Des chiottes exhale une odeur si abjecte qu’elle oblige à retenir sa respiration. Une odeur fétide, de mort, abject, poussant l’aventureux qui s’y tente à décamper au plus vite. Seule la tristesse émane de ces quatre murs où crépitent des néons blafards, pouilleux.

Tout s’embrouille dans un grand rire diabolique, entre occidentaux et thaï, tout le monde est ravi, heureux, comblé d’assister à ce show. Ils ne partiraient pour rien au monde. Même si le tout recommence au bout d’une heure, ils resteront jusqu’à la fermeture, pour entrevoir le dixième cercle des enfers.

Pressez vos amis pour s’échapper d’ici, ne pouvez plus voir la mascarade recommencer, le dégoût est tel que le reflux gastrique est proche. Cherchez de la tendresse en sortant, perdez toute forme de foi, laissez dans ce lieu lugubre, funèbre le peu de vos convictions. Une part de votre être est morte ici, ce soir, et elle ne reviendra jamais.

Essayez de penser à des choses heureuses mais n’y arrivez que difficilement, tentez d’oublier ces deux dernières heures, s’emmêlant dans un souvenir fuyant. Ne soyez plus bien certain de ce qui s’est passé. N’en gardez que des bribes confuses. Perdez la notion du temps écoulé à l’intérieur.

Le trajet du retour permet de prendre l’air frais, de faire passer l’envie de recracher vos tripes. Restez encore abasourdi. Surtout lorsque Tom susurre qu’il veut baiser Janina avec une pute thaï choisi au sex-shop, comme un vulgaire objet de plaisir sexuel.

Ricanez bêtement. Existe-t-il encore une logique aux évènements ? Peut-être pas ce soir. Les ambitions de Tom seront revues à la baisse, pas de folies pour cette nuit, Janina n’est plus partante depuis l’arrivée à bon port. Il se contentera seulement de titiller délicatement la chatte d’une pute lui fourrant sa main dans sa culotte.

Repousserez l’autre tentant de s’accrocher à votre bras, n’ayant ni les moyens ni la capacités nécessaire pour ce type de service. Il est largement temps d’aller dormir, d’enfouir profondément cette soirée dans un souvenir honteux.

Lendemain matin, le brouillard est général dans le groupe, enrayant toute velléité d’action. Soulevez l’idée de marcher un peu, de découvrir le coin, les environs, activité propice au dimanche dans une cité inconnue, encore nouvelle. D’un ton cinglant et exaspéré, ils argueront la fatigue, préférant prendre un taxi. Ayez eu le mérite d’essayer. En vain.

Repartez, après une rapide collation, sans connaître rien de plus. Le retour à Singburi aurait du s’effectuer en minibus, pour un tarif raisonnable. Mais dans le taxi, Tom fut traversé d’une révélation géniale. Et si, après tout, ce charmant voyage en taxis continuait jusqu’à Singburi, le confort n’en sera que meilleur. Mais, ce luxe a un prix, bien supérieur à l’incommode minibus. N’ayez pas la force de le raisonner, pliez à ses exigences.

Les taxis, eux, se frottent avidement les main. Le trajet leur rapportera l’équivalent d’une journée de travail. Ils ne prendront pas la peine de mettre le compteur, négocieront juste le forfait total, 1500 baths par taxi. Une fois arrivés à Singburi, la résidence est encore loin, et personne n’est en mesure de les guider jusqu’à là.

Coïncidence bienvenue, Phil vient récupérer de nouveaux arrivants au moment où les taxis arrivent à la gare routière. Il vous ne reste qu’à le suivre. Le chauffeur pestera bien contre ces chemins terreux dans lesquels il mène laborieusement son bahut. Un rire de dépit fusera même face à cet itinéraire improbable, motif pour quémander une commission juteuse à l’arrivée. Salaud.

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