Christelle Berthevas “La notion documentaire et le présent m’importent hautement”.

Scénariste et marraine de la compétition création, Christelle Berthevas revient avec nous sur son parcours et sur l’écriture de Michael Kohlhaas et Orpheline.

Marie Laplanche
Paper to Film
10 min readApr 5, 2019

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Peux-tu nous raconter ton parcours ?

Je suis arrivée tard au scénario, j’ai vraiment commencé à écrire en 2006. J’ai un parcours littéraire classique, bac L, études d’histoire. Assez vite, j’ai enseigné les lettres et la culture générale. Vers trente ans, j’ai fait une formation par correspondance. A l’époque, c’était une prépa au concours de la Fémis, via le CNED, ça s’appelait Premis. J’ai découvert l’analyse filmique, les bases du scénario. Je faisais donc ça chez moi. A distance de tout. A partir d’un background autodidacte en cinéma. Après cette formation, Arnaud des Pallières qui avait lu des choses que j’avais écrites — des textes jamais publiés, notamment une nouvelle — m’a proposé de travailler avec lui sur l’adaptation de Parc de John Cheever. Un projet très sombre. Je l’ai lu plusieurs fois, je me suis dit ce n’était pas pour moi et j’ai refusé. Mais, je savais par ailleurs qu’il voulait adapter Michael Kohlhaas de Kleist et ça m’intéressait beaucoup. C’est de cette manière que je suis entrée dans le scénario. Je n’avais jamais travaillé sur des projets de longs de façon spéculative par exemple. J’avais écrit des choses restées confidentielles, mon premier grand geste a été Michael Kohlhaas. On a co-écrit mais j’ai d’abord travaillé un an sans Arnaud des Pallières. Il est arrivé ensuite. L’écriture a duré au total trois ans, avec des temps communs et d’autres en solitaire. Je trouve très stimulant d’écrire à plusieurs. Quand le couple de travail est juste, ça démultiplie les possibilités. Mais cela demande de partager des univers qui s’alimentent, des désirs qui se nourrissent, des sensibilités proches ou qui se reconnaissent. Ça nécessite beaucoup de confiance.

Orpheline semble être totalement à l’opposé de ce premier film. Vois-tu un lien entre les deux ?

Sur Michael Kohlhaas, la demande d’Arnaud était d’écrire avec une autrice, une femme car l’histoire était très masculine. Il voulait dialoguer, féminiser le propos, avoir à la fois un point de vue féminin et quelqu’un qui puisse développer des personnages féminins. C’est comme ça qu’est né le personnage de la petite fille de Kohlhaas, avec une relation père/fille qui m’a beaucoup intéressé. Cela m’a convoqué à un endroit où j’avais des envies, des choses écrites, pas du tout pensées pour le cinéma au départ, des fragments autobiographiques écrits sur dix ans dont Arnaud connaissait l’existence. Notre première aventure de co-écriture s’était très bien passée, il avait envie qu’on reparte sur un projet complètement différent, contemporain et il m’a demandé si je voulais lui confier ces histoires personnelles. C’était vraiment pour lui l’idée de basculer dans un univers traversé de préoccupations de femmes… J’ai envie d’être optimiste, je crois qu’en ce moment, on a une chance inouïe. Quelque chose s’ouvre, bouge sur la question de la représentation du féminin, du rapport entre personnages féminins et masculins, à l’endroit où s’est construit l’imaginaire cinématographique. On a une vraie occasion d’aller explorer et de dire quelque chose du monde autrement. A moi, ça s’impose en tous cas, ça relève d’une nécessité. Orpheline, c’était cela aussi, c’était s’emparer d’un endroit du monde de divers points de vue de femme et aussi depuis l’origine sociale. C’est une des choses qui à la fois a séduit des spectateurs.ices et en a repoussé d’autres. La réception d’Orpheline a beaucoup été liée au fait de montrer une femme désirante et venant d’un milieu populaire, ce qui reste un problème, le lieu de l’expression d’un « moral grandstanding » souvent violent, d’une certaine idée, venue du fond du XIXè siècle bourgeois, de ce que serait la respectabilité. Pour moi, ce n’est pas sans rapport avec la réception plus que complexe de certains textes d’Annie Ernaux.

Orpheline se base sur des éléments autobiographiques, Michael Kohlhaas sur une nouvelle. Comment te vient l’idée de départ ?

Tout est possible. En dehors du matériau autobiographique, cela peut être l’idée de quelqu’un d’autre qui résonne chez moi. Ou juste une arène, sans personnage ni histoire. Si un sens émerge, je vais y aller, si des thèmes rejoignent ma problématique personnelle, ça me mobilise. La question du rapport père-fille ou de la famille est très présente. Je réfléchis en ce moment à une nouvelle écriture, une exploration de la famille à l’heure des utopie écologiques. C’est vraiment relié à quelque chose que je travaille depuis toujours et en même temps, c’est une captation nécessaire du monde dans un rapport sans cesse actualisé. La notion documentaire et le présent m’importent hautement.

As-tu une méthode de travail ?

C’est variable selon les projets. Pour Michael Kohlhaas, j’avais vraiment travaillé la structure de la nouvelle puis la structure en cinéma. Sont ensuite venues les recherches historiques. On avait une transposition géographique et culturelle importante à faire puisque la nouvelle se passe en Allemagne et le film en France. Après ce sont des étapes. En général, je ne fais pas de traitement. Une fois que j’ai un synopsis long, solide, je pars directement sur une V1. Cela ne veut pas dire que je ne fais pas de séquencier et tout cela, mais j’aime bien passer d’un synopsis bien verrouillé au développement. Pour Orpheline, c’était totalement expérimental car je ne savais pas ce que j’allais raconter, il y avait plusieurs histoires vraies qui partaient dans plein de directions. Il a fallu apporter de la fiction là où, par définition, le matériau autobiographique dans sa dimension de récit est figé. Il fallait mettre en mouvement, en gardant en tête les questions de fidélité à la source, tout en apportant un surcroît de rationnalité à l’endroit où la vie authentique est plus chaotique. Pour ce projet, le premier synopsis est arrivé très tard. J’avais écrit trois histoires. La question de la superstructure s’est posée après. Depuis, j’ai plutôt respecté un schéma plus classique : documentation importante parallèlement à la structuration du projet, au développement des personnages, puis un synopsis et enfin la continuité.

Concernant le lieu, je travaille partout. Chez moi, j’ai besoin d’être très protégée, de ne pas être reliée à ce qui se passe autour. Sinon, je peux écrire dans les cafés, dans les trains, en bibliothèque aussi. J’ai un bureau mais je n’y vais jamais. C’est un lieu d’injonction au travail, à produire, à écrire qui me paralyse. Or, dès je ne suis pas reliée à cette injonction, je suis très tranquille et je travaille mieux. Longtemps, je me suis tenue à mon bureau, maintenant, je ne peux plus. J’ai écrit Orpheline à une table, au bord d’une chaise défoncée, de façon très inconfortable, je pense que j’en avais besoin, ça me conditionnait, ça conditionnait le sentiment du film aussi probablement car j’ai trouvé le tweet d’une spectatrice qui disait : « That movie got me on the edge of my seat, breathing heavily and mouthing “fuck” or “shit” every minute »… absolument mon état pendant l’écriture.

Fais-tu des films de commandes ?

Oui, puisque depuis le début, chaque écriture avec Arnaud des Pallières était une commande de sa part. Depuis, je travaille avec d’autres personnes, au gré des rencontres et des propositions de mon agent. Et plutôt en situation de commande.

As-tu des envies de réalisation ?

Pas du tout. Ce n’est pas pour moi. Je pense que pour être réalisateur-ice, il faut être endurant.e et résistant.e. Je suis très endurante, pas résistante. L’énergie du plateau, je trouve cela très beau, très impressionnant de l’extérieur mais dévorant, je serai par terre au bout de deux jours. Sur le tournage de Michael Kohlhaas, j’étais très présente. C’était magique de voir « live » ce que j’avais écrit, les paysages, les décors, les costumes. Et le passage à l’incarnation, très fort. Le personnage prend vie, c’est bouleversant. J’ai adoré être là, d’autant plus que j’écrivais en même temps Orpheline. Parfois, j’écrivais cachée dans un décor, je les regardais travailler par la fenêtre ou je faisais une pause sur le plateau… A contrario, sur Orpheline, je me suis effacée, je suis restée à distance du tournage. A cause de la dimension autobiographique, je ne voulais pas que les comédiennes me rencontrent physiquement. Je risquais d’envahir, de gêner le travail d’appropriation pour elles des personnages et de parasiter la direction d’acteur. Je ne suis vraiment venue qu’à la fin quand elles étaient absolument libres, qu’elles avaient inventé leur personnage. Plus tard, j’ai vu des étapes de montage, on a beaucoup dialogué avec Arnaud à la recherche d’un utopique point de vue neutre, cherchant à déconstruire dans la mesure du possible un male gaze, surtout sur les scènes d’amour ou de sexe, dans les moments où des corps féminins sont très présents. Aussi, pour en revenir à votre question, je crois que, dans tous les cas, j’aime trop la place entre retrait, impulsion artistique et dialogue à différentes étapes du processus de création pour vouloir autre chose que la place d’autrice.

Est-ce nourrissant d’avoir eu deux vies professionnelles ?

Oui, complètement et ma vie d’enseignante ne s’est pas totalement arrêtée non plus. J’ai toujours un pied dans l’enseignement. J’ai une charge de cours à Paris 8, j’y enseigne le scénario aux troisièmes années du département Cinéma. De temps en temps, j’interviens à la Fémis. J’aime beaucoup ce rapport à la transmission, avec la jeunesse, comprendre comment d’autres générations vivent le monde. Ils me donnent une mesure du présent. Par exemple, sur la question des lectures genrées des scénarios, des films, c’est fascinant comment depuis deux, trois ans, les étudiants.tes réagissent à des choses alors qu’avant beaucoup moins. Que ce soit des personnages féminins trop décrits sur leurs critères physiques, peu dans l’action ou des personnages masculins inversement, surreprésentés par leurs actions. Mon sentiment, c’est que toute cette construction sociale, politique, cinématographique… se délite, conscientisée par eux.elles, par nous, meurt peu à peu sous leur regard de jeunes lecteurs.ices, qui parfois sans les avoir lus, ont intériorisé quarante ans de gender studies, comme une partie de la société. De ce point de vue-là, il y a beaucoup à espérer, les jeunes ne raconteront plus le monde de la même façon au cinéma. Nous, non plus. Ainsi, le personnage masculin dans sa logique salvatrice ou vindicative, comme dans la plupart des Clint Eastwood, va perdre de son aura. Il ne pourra plus se construire une bonne image, une bonne conscience « sur le dos » d’une femme agressée, violée… autre lieu commun plus que problématique du cinéma. Dans l’enseignement il y a ce partage-là, de façon très simple, et ça me passionne.

Qu’attends-tu de la part des auteurs au festival de Valence ?

Jusqu’à il y a peu de temps, j’ai avancé professionnellement hors-circuit, hors réseau, même si j’ai le diplôme du CEEA obtenu par VAE (validation des acquis professionnels). J’ai découvert Valence l’an dernier où j’étais marraine d’écriture au marathon court-métrage et où j’ai aussi fait une intervention pour les Bleus sur « Ecrire à partir d’un matériau autobiographique ». Je ne savais pas du tout par ailleurs en quoi consistait le festival. J’ai été très agréablement surprise de la simplicité avec laquelle les gens se rencontrent, échangent. C’est un super outil, entre autres pour de jeunes scénaristes. Cette année, je suis marraine long-métrage de la compétition création et comme je connais mieux le festival, j’ai envie d’aller à la rencontre des autres auteurs.ices, des producteurs.ices, des réalisateurs.ices afin de discuter des projets, de la vision du métier, de saisir quelles sont leurs attentes par rapport au marché… J’ai l’impression que l’on est à une période charnière pour les scénaristes. A partir de la Nouvelle Vague, pour les raisons qu’on connaît, ils ont été en partie invisibilisés en quelque sorte, selon un processus très français. Or, l’internationalisation des écritures, le développement des coproductions oblige -et c’est une vraie chance- à repenser notre place comme nos pratiques de travail, avec une forte valorisation émergente et à venir.

Comment avais-tu envisagé, l’an dernier, l’aide à l’écriture sur 24 heures ?

J’étais en tandem avec Isabelle Degeorges de Gaumont Télévision pour coacher deux scénaristes. Ils ont écrit une V1 seuls puis nous avons dialogué sur un mode professionnel après lecture : intentions, personnages, structures, manques, objectifs… Le fait d’être tenu par un temps si limité est un premier levier car ils.elles arrivent très vite à une étape d’écriture intéressante. En effet, il faut lâcher quelque chose quasi immédiatement, on n’est plus en train de tourner autour d’une geste, on y est. Ils.elles ne peuvent pas se questionner pour tout ou rien. Cette temporalité là, radicale, c’est hyper efficace.

En quoi consiste le fait d’être marraine de de la compétition création ?

C’est aussi un tandem de professionnels producteur.ice/scénariste. En amont du festival, on reçoit quatre projets de long-métrages, à des niveau d’avancement divers. En réunion, on s’est répartis les scénarios et créé des binômes. On a choisi en fonction de nos ressentis de lecture, de notre proximité au projet. Après tour de table, on s’est accordés. On ne se connaissait pas forcément. On est un peu dans une situation de commission où il s’agit de débattre à partir de nos compétences professionnelles. Pour ma part, je suis avec Marie Masmonteil. On a une approche du projet entre consultation, fiche de lecture, échanges en amont avec deux rencontres prévues avec l’auteur.

Es-tu à l’aise avec la notion de jugement ?

Cela fait partie du boulot de scénariste. On est tout le temps lu et discuté, c’est assez naturel. Tout ce qui fait avancer dans une écriture a du sens, que ce soit négatif ou positif. Même s’il faut garder des intuitions fortes et certaines certitudes, il y a toujours à prendre chez le lecteur.ice consultant, quand bien même il.elle serait dans le rejet. Je me dis donc que ces quatre-là de la compétition ne pourront que rebondir. Ce n’est pas juger mais évaluer leur travail, notamment pour mesurer ce qu’il reste à faire. Quand les gens sont professionnels et sincères, c’est toujours possible. C’est dur d’être jugé car l’écriture est une sorte de mise à nue, il y a quelque chose de très intime qui est donné. Je crois qu’il ne faut jamais trop multiplier les lectures et les lecteurs.ices. Vu les choix de parrainage, c’est idéal, ce sont des gens très confirmés, il n’y a pas d’enjeu, au delà d’être au service des scénaristes, de leur projet. Et comme il y a cette compétition, tout le monde a envie de gagner, il y a un dimension sérieuse et ludique, cela dédramatise un peu les choses.

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