Jules Thenier : « Je suis plus sensible aux univers qu’aux histoires. »

Jules Thenier revient avec nous sur ses expériences de réalisation, d’écriture et nous partage sa vision engagée du cinéma.

Marie Laplanche
Paper to Film
12 min readMay 4, 2020

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Pourrais-tu nous parler de ton parcours ?

Mon père tenait un vidéoclub. Depuis que je suis enfant, j’ai baigné dans le cinéma et j’en ai toujours été assez friand. En parallèle, j’étais très mauvais à l’école. Je ne savais pas ce que j’allais faire de ma vie. J’étais persuadé que je n’aurais pas mon bac, j’aurais dû le rater d’ailleurs. A l’époque je faisais de la magie. Je ne sais par quel miracle j’ai eu mon bac au rattrapage. Je devais rattraper 60 points avec trois jours de révision, j’en ai eu 61. Je me suis donc retrouvé diplômé sans avoir prévu quoi faire par la suite!

Je ne me voyais pas aller à l’université. Mon goût pour les films m’ont conduit, plus par défaut au départ, à m’inscrire à l’ESRA. J’ai été choisi pour réaliser le court-métrage de 1ère année. C’est seulement à la projection en fin d’année que j’ai eu su que je voulais réaliser.

Une fois sorti de l’ESRA, j’ai eu l’occasion de faire plusieurs projets avec des amis. A l’époque nous avions créé un festival qui s’appelait Kamera Sutra. Le slogan était : « Kamera Sutra, vos images dans toutes les positions. ». Festival au départ, le projet est vite devenu un spectacle interactif qui mélangeait le cinéma et le théâtre.

J’ai ensuite fait des court-métrages, tous auto-produits. J’ai davantage l’envie de réaliser que d’écrire. J’aime l’idée de m’emparer des univers des autres. La culture très littéraire française incite beaucoup de réalisateurs à écrire à partir de leurs codes sociaux, leurs schémas de vie. Je trouve que cela crée souvent un cinéma qui reflète moins qu’il ne le croit. Cela génère également un cinéma très ancré dans le réel. Étant plus sensible aux univers qu’aux histoires, le réalisme, s’il n’a pas une réelle raison d’être, m’intéresse peu. La perception (avec ce que cela comprend d’émotionnel, de sensoriel) m’intéresse d’avantage que le point de vue (au sens littéraire).

Comment es-tu passé du court à la web-série ?

Un de mes amis, Maxime Potherat (avec qui j’ai co-réalisé Les Engagés), avait un parcours beaucoup plus orienté vers le web. Il avait sa chaîne Youtube, On habite au 65. Il avait commencé à faire des séries. A la demande d’une société de production, il avait également créé Vestiaires Libérés qui est une variation de la série France 2 Vestiaires sur le handicap. Il a gardé ce thème mais a détourné l’environnement pour en faire quelque chose qui s’assimile d’avantage à l’absurdité de Kaamelott avec des sketchs aux contextes plus historiques. France Télévisions a financé la saison 1 réalisée par Maxime. Lorsqu’il a été question de faire la saison 2, il avait trop de projets en parallèle pour s’y consacrer. Il a alors parlé de moi au producteur qui m’a confié la réalisation de la saison 2.

Par la suite, lorsque Sullivan Le Postec a écrit Les Engagés, la production nous a proposé de coréaliser avec Maxime Potherat. Cette expérience de coréalisation a été particulièrement agréable et aujourd’hui encore, nous collaborons sur nos différents projets. Nous avons des manières de fonctionner qui sont très différentes mais, en plus d’avoir beaucoup d’estime pour le travail de l’autre, nous sommes particulièrement complémentaires. Je le consulte souvent sur mes projets et inversement. C’est très agréable !

Toute la recherche qu’il y a sur les séries en ce moment redonne une place aux auteurs. En tant que réalisateur cela me donne une place également.

Comment s’organise une coréalisation ?

Dans l’ensemble c’était assez fluide. Maxime ne pouvait pas être présent au début de la prépa, ce qui m’a permis d’impulser beaucoup de choses. Lorsqu’il est arrivé sur le projet, il est parvenu à étayer ce que j’avais déjà mis en place et a apporté sa touche, particulièrement en montage. Cela s’est fait facilement aussi car le projet n’était pas le nôtre. Nous n’avons jamais eu de réel désaccord. Les décisions étaient assez fluides à prendre.

Est-ce que le fait de traiter des minorités à la fois dans Les Engagés et dans tes films était quelque chose qui te tenait à cœur ?

Il ne s’agit pas forcément des minorités. La norme oppressive est un thème qui me tient à cœur. Mes courts-métrages traitaient déjà de ce sujet au fond. Les autres projets que je développe également. Cela peut évoquer des minorités mais aussi des faits divers, par le biais du thriller par exemple. Cela s’intéresse aux raisons qui ont poussé quelqu’un à sortir de la norme et à se désociabiliser. Dans notre société, tout le monde pense être à l’abri de cela, au même titre que du handicap. Le handicap, le fait d’être SDF, ce sont des choses qui peuvent nous tomber dessus du jour au lendemain. C’est parce que l’on ne s’y attend pas que cela peut être problématique et violent. Pour résumer, je dirais que le rapport que la société entretient avec la norme génère beaucoup de jugement et de souffrance pour beaucoup de personnes.

Sur les courts-métrages que tu as faits, as-tu écrit, coécrit ou uniquement réalisé ?

Sur les quatre courts-métrages que j’ai réalisés, j’en ai écrit deux. Pour les deux autres, ils étaient déjà écrits lorsque l’on m’a proposé de les réaliser. J’adore l’idée de m’emparer de l’univers écrit de quelqu’un, qu’on me le confie pour proposer mon interprétation. Quand il y a une bonne collaboration avec l’auteur, c’est ce que je préfère. Réaliser pour les autres me permet de faire des choses très différentes. Par exemple, dans le court-métrage Salut Peter (écrit par Jean Vocat) où l’on reprend le personnage de Peter Pan, le pays imaginaire s’est effondré, la fée Clochette se saoule dans un bar. C’est un règlement de compte entre les deux, une comédie fantastique avec un côté sombre. Je ne l’aurais pas écrit spontanément.

Dans un autre court que j’ai écrit cette fois L’Ange 46, une autre comédie fantastique, c’est l’histoire de quelqu’un qui veut se suicider mais qui hésite entre sauter depuis une falaise ou se tirer une balle dans la tête lorsqu’un ange apparaît et essaye de le pousser dans le vide. L’ange explique que puisque tout le monde ayant une excuse pour aller au paradis, les anges sont obligés d’inciter les humains au suicide pour qu’ils aillent en Enfer. « Car ça, c’est dans le texte ! »

Dans un troisième court intitulé La Salamandre et que je n’ai pas écrit, l’intrigue porte sur la renaissance du désir d’une femme de 60 ans, veuve et gérante de chambres d’hôtes. C’est un film plus intimiste, qui penche vers un cinéma d’auteur (bien que je ne l’ai pas écrit). C’est ce court-métrage, qui m’a offert le plus de visibilité. C’est grâce à lui que l’on est venu vers moi pour Les Engagés et la dernière série que j’ai réalisée (Paillasson, écrite par Constance Labbé). Mon quatrième court-métrage est un thriller que j’avais écrit avec Yvonnick Muller (césarisé maintenant avec Lauriane Escaffre pour leur court-métrage Pile Poil). Il s’agissait plus d’un exercice de style avec tout ce qui marque le genre. J’ai vraiment aimé m’y atteler. Je m’y suis senti à l’aise.

Quand le projet est déjà écrit, à quel moment interviens-tu ?

J’apprécie de pouvoir travailler avec l’auteur à partir de la prépa et éventuellement sur le tournage. C’est une référence précieuse dans certains cas. Pour Les Engagés par exemple, Maxime et moi avons beaucoup travaillé avec Sullivan et c’était passionnant. Il est brillant, intelligent et généreux ! C’était un plaisir. Cela traite de l’homosexualité et il y a derrière cela tout un univers que j’ignorais. Nous avions posé une condition au préalable à notre engagement avec Maxime, c’est que la série devait s’adresser à tout le monde et pas uniquement à la communauté homosexuelle. Nous avons vraiment travaillé dans ce sens sur la saison 1. On a eu deux/trois mois avec Sullivan en préparation où on a procédé à des relectures et Sullivan à des réécritures. Je lui donnais mon point de vue en tant qu’hétérosexuel sur ce que je ne parvenais pas à saisir ou à décoder. Lui de son côté, m’expliquait les codes ; c’était vraiment passionnant et enrichissant comme travail. Il était aussi présent au moment du tournage pour enrichir le projet. Du début à la fin cette collaboration s’est très bien passée. Quand cela est possible, j’encourage à le faire.

Pour la dernière série que j’ai réalisée, Paillasson, écrite avec Constance Labbé, j’ai été pris sur casting de réalisateur. C’était principalement grâce à La Salamandre. Au départ Constance avait une intention et des textes, mais en faire une série n’était pas encore acté. Je n’ai rien apporté en termes d’écriture. En revanche, j’ai essayé d’apporter un univers grâce à la réalisation. Cela a permis de structurer l’ensemble et de raconter un quotidien souhaité par Constance.

C’est ce qui m’intéresse particulièrement dans le travail de réalisateur. J’aime beaucoup travailler avec l’auteur, tant que cela se passe bien. Dans le livre Faire un film de Sidney Lumet, il écrit : « Je suis responsable d’une petite communauté dont j’ai désespérément besoin et qui a tout autant besoin de moi. (…) C’est pour cette raison qu’il est vital d’avoir les personnes les plus créatives dans chaque métier. Des gens qui sauront vous pousser à donner le meilleur de vous-même (…). Bien sûr, si un désaccord semble insoluble, je peux faire jouer la hiérarchie, mais uniquement en dernier recours. ». Cette vision me parle particulièrement. Lorsque je travaille en équipe, l’idéal est de tous travailler dans le même sens, sans tenir compte d’une quelconque hiérarchie. Jusqu’à présent cela s’est vraiment bien passé.

En avril je devais réaliser une série intitulée Bah oui mais bon (écrite par Constance Labbé et Laëtitia Vercken). Le confinement en a décidé autrement. Je développe en parallèle une série et un long-métrage (un conte horrifique). Il s’agit de la série Les Chiens d’Egletons qui est sur Paper to film et serait en six fois cinquante-deux minutes. Ce n’est pas encore concluant mais ce projet créé une certaine effervescence et m’a déjà fait rencontrer quelques producteurs. Je travaille beaucoup sur ce projet qui me tient à cœur. Il est inspiré d’un fait divers que je trouve particulièrement intéressant pour notre époque.

En tant que réalisateur, le travail pour un court-métrage ou une série est-il le même ?

Mes réflexions autour de la grammaire de mise en scène sont les mêmes. En revanche, les moyens et les conditions, sont très différents. Entre un court-métrage autoproduit et une série produite, cela change beaucoup. La gestion d’énergie d’une équipe, à mon sens, n’est pas du tout la même. Mais la prépa, les réflexions sont les mêmes. Ce que j’essaie d’impulser dans ma manière de filmer reste identique. J’ai besoin de savoir pourquoi je filme une scène d’une certaine manière. Si je décide de filmer à l’épaule, cela doit avoir un sens et être pertinent. Sur Les Engagés, nous souhaitions filmer à l’épaule toute la première partie jusqu’au moment où Hicham, le personnage principal assume son homosexualité. Pour les premiers épisodes, je voulais traduire une certaine fébrilité et au moment où il dit ouvertement qu’il est homosexuel, passer en caméra sur pied. Je voulais montrer qu’il s’était affirmé, posé et bien ancré. Une manière de faire ressentir qu’il a enfin pris sa place.

Lorsque je lis un scénario, je n’imagine pas les images. C’est après la lecture, pouvant alors déterminer une thématique ou l’angle qui m’intéresse ou m’inspire que je commence à créer une grammaire. Dans La Salamandre par exemple, l’héroïne est une femme d’une soixantaine d’années qui, après avoir perdu son mari perd confiance et sa sensualité. Tout au long du film, j’ai essayé de traduire ce sentiment. Par exemple, elle est filmée de loin, de dos, avec des objets devant elle, devant un miroir flou…etc. Le spectateur ne se rend pas compte de tout ce dispositif mis en place, c’est à l’inconscient que cela s’adresse. Il fallait que le spectateur ressente que cette femme a un problème avec son image et sa féminité. C’est uniquement dans le dernier plan du film alors qu’elle pose pour un voisin amoureux qui la dessine que nous pouvons la voir grâce à un lent travelling vers l’avant. Cela se finit par un long gros plan sur son visage souriant et épanoui (enfin ! Après avoir créé cette frustration inconsciente chez le spectateur). Avant cette scène, le spectateur n’a pas vu le personnage de cette façon. C’est pour cela que ce dispositif fonctionne. Il va vivre avec elle cet épanouissement, cette réconciliation. C’est ce type de grammaire que j’essaye d’inscrire lorsque je réalise. Je m’attache à trouver un sens à ma manière de filmer. J’essaie d’inscrire le thème, la grammaire et l’univers dès les premières minutes d’un film. D’ailleurs, pour cela, la musique pour moi est aussi très importante. J’y attache beaucoup d’attention grâce à ma longue collaboration avec Franck Lebon. Un des plus grands compositeurs pour moi.

Quelle serait ta relation idéale avec un producteur ?

Lorsqu’un producteur nous a choisi, j’aime l’idée qu’il étaye, qu’il soit garant mais aussi garde-fou d’une direction artistique que je peux proposer et pour laquelle il me choisit. Comme avec un auteur, les échanges en amont peuvent être très enrichissants et même essentiels. Comme avec le reste de l’équipe, tant qu’on est en confiance, si on se bat pour aller dans le même sens, cela peut vraiment être une expérience géniale. En termes d’économie, j’ai l’habitude de travailler avec des petits budgets et je ne vais pas demander n’importe quoi. La difficulté c’est d’être choisi pour les bonnes raisons. Pour Paillasson, j’ai eu le sentiment d’avoir été pris pour de bonnes raisons.

Pour ta série Les Chiens d’Egletons, comment as-tu organisé tes temps d’écriture ?

La série est inspirée d’un fait divers, donc une bonne partie a consisté à faire des recherches. L’histoire s’est déroulée sur plusieurs années. Ce projet a réellement nécessité une enquête approfondie. Je me suis rendu dans la région et j’ai rencontré des gens (sans parler de l’affaire qui avait traumatisé la région). J’ai aussi rencontré un journaliste qui a couvert cette histoire pendant 6 ans. Il a écrit un livre sur ce fait divers. Après l’avoir lu je suis allé le rencontrer à Marseille. Nous avons déjeuné ensemble trois fois et je lui posais beaucoup de questions. Je voulais également qu’il me raconte le « off » tout ce qu’il n’avait pas pu mettre dans son livre sur un plan juridique, son ressenti.

Je suis parti de ce fait divers, mais j’en ai fait une fiction. Il a fallu que je me détache de cette réalité. Au départ mon idée était de faire un long-métrage et très vite j’ai constaté que je passais à côté de toute l’ambiance rurale, de tous ses silences et ses non-dits. Il y avait plus de sens à ce que je développe une série. J’ai envisagé le trois fois cinquante-deux, le quatre fois cinquante-deux et finalement je me suis arrêté sur du six fois cinquante-deux. Ce n’est pas fixe, cela peut changer de nouveau en fonction des rencontres que je vais faire. Je suis ouvert à discussion sur ce sujet. Cette série a la particularité d’être plutôt orientée « How to catch him ? » que « Whodunit». Elle tient sur la tension générée par un notable tyran qui agissait sur toute une région. Son influence et ses conséquences sur la région sont au centre et c’est l’enjeu pour vendre la série aux producteurs. La série ne répond pas au mystère plus courant « qui a fait ? » mais à la tension de « comment l’attraper ? »… et donc sur les rapports humains.

Dans The Fall, on suit à la fois les enquêteurs d’un côté, et le serial killer de l’autre. Ce qui est intéressant, c’est que cela répond directement à un des écueils qu’on a opposé à ma série. Dans la série de documentaire, Grégory, sur Netflix, c’est un double tour de force ; non seulement on connait la fin, et en plus il n’y a pas de résolution. Dans Les Chiens d’Egletons on sait dès le début qui est le tueur (même si le doute peut subsister). C’est une forme qui est moins courante et j’ai l’impression que cela rend un peu frileux. Selon moi c’est tout l’intérêt de cette série. Il y a bien sûr l’assassinat horrible d’un sexagénaire qui donne une certaine saveur à cette série, mais « le méchant » de cette histoire a également tué plus de deux-cents animaux dans des conditions atroces. Pour ces meurtres d’animaux, il a été condamné à un an de prison. Pour certains, un an de prison pour avoir tué des animaux c’est beaucoup. Pour d’autres, comme moi, un an de prison ce n’est vraiment pas assez. Quoi qu’on ressente, à notre époque, la souffrance animale est un vrai sujet de société.

J’ai préféré développer une bible pour cette série que de partir seul dans la rédaction du scénario. Je me revendique davantage comme un réalisateur plutôt qu’un auteur donc j’ai beaucoup travaillé sur la bible pour y présenter l’univers que je propose. A cette fin, j’ai pris le soin d’ajouter un certain aspect graphique, un « casting idéal », et un moodboard. Cela offre une idée du vrai potentiel du projet.

Peux-tu me dire ce que tu penses de Paper to film ?

La démarche est bonne. Pour l’instant, j’ai eu six vues sur le projet quand il a été mis en ligne, et une productrice intéressée. Le principe me semble vraiment intéressant.

Son projet sur Paper to Film

Les chiens d’Egletons : Depuis plusieurs mois, pour asseoir son emprise sur la région, un riche notable sème la terreur en tuant anonymement des animaux. Une jeune femme veut faire éclater la vérité sur ces crimes. L’escalade de la violence ira jusqu’au meurtre.

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