Matthieu Marot « L’audace formelle, le rythme et la créativité doivent s’inscrire dans une production value mesurée. »

Raphaël Tilliette
Paper to Film
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12 min readFeb 5, 2019

Après avoir travaillé au Montreux Comedy Festival et au Studio Bagel, Matthieu Marot nous explique les attentes et objectifs du nouveau label de CANAL PLUS: CRÉATION DÉCALÉE, au sein duquel il est aujourd’hui Conseiller Artistique aux Programmes.

©Sarah Jacquemet 2017

Peux-tu nous parler de ton parcours ? Comment es-tu arrivé chez Canal Plus sur le nouveau label Création Décalée ?

Avec plaisir ! Commençons par mon cursus universitaire… Après une Licence en Info-Com, j’ai obtenu un Master II en direction de projets dans les nouvelles filières culturelles. Suite à ce Master, j’ai effectué mon stage de fin d’études au Montreux Comedy Festival en tant qu’assistant de communication, avant d’être embauché par la suite. Au delà de ce travail d’assistanat, j’ai initié la création de contenus vidéo sur le digital. Le slogan du festival était à l’époque « l’humour sous toutes ses formes », et je trouvais dommage que cela ne se limite qu’aux prestations scéniques. C’était il y a 8 ans, et à l’époque nous en étions encore aux balbutiements des stars et créatifs du web, tels que Norman, Cyprien, Jérôme Niel, le Palmashow… Suite à l’éclosion de ces talents sur le digital, j’ai donc proposé au festival de les inviter pour créer de la fiction humoristique et profiter ainsi de l’écosystème du festival avec notamment tous les guests/humoristes présents dans le cadre des Galas. Cela a donné naissance à des vidéos à succès comme Lost in Montreux du Palmashow, Le Fantôme de Merde des Suricates ou encore Groom Service de Jérôme Niel (Groom qui est d’ailleurs devenu aujourd’hui l’une des premières séries française du service premium YouTube Red…). Ces trois années ont été très stimulantes pour moi, et je me suis ainsi rendu compte que la production de sketchs et de fictions était ma vocation. Au cours de ma dernière année au Montreux Comedy Festival, j’ai eu l’opportunité de rencontrer Lorenzo Benedetti, le directeur du Studio Bagel, dans le cadre de la création d’un show hybride mêlant scène et vidéo. Après 3 ans au sein du festival, j’avais fait le tour de la question et Lorenzo m’a donc proposé de le rejoindre. C’était en 2014, le Studio Bagel venait tout juste d’être racheté par Canal et tout était à construire. Un très beau challenge et l’opportunité d’un nouveau départ pour moi.

J’ai donc rejoint le Studio Bagel pour lancer une verticale thématique, qui s’appelle Studio Movie, une chaîne Youtube dédiée au cinéma. Mon travail a été de créer cette chaîne en partant de zéro. Il a fallu solliciter des auteurs, des comédiens, réfléchir à des contenus, une ligne éditoriale, travailler sur du brand-content avec les grands distributeurs (Warner Bros et Century Fox notamment)… Petit à petit j’ai réorienté la ligne éditoriale de cette chaîne vers le court-métrage. On s’est très vite rendu compte que beaucoup d’auteurs avec qui nous travaillions étaient intéressés pour raconter des histoires d’un autre genre sur un format plus long que le sketch de 3 minutes. Le court-métrage était (et est toujours aujourd’hui) peu représenté sur YouTube, il y avait donc une belle place à prendre.

Une fois que Studio Movie était sur de bons rails, Lorenzo m’a confié plus de projets en gestion. Je suis donc devenu talent manager avec notamment le suivi artistique de chaînes Youtube et d’artistes comme Bapt et Gaël, Ludovik, Grégory Guillotin ou encore Inernet. J’ai collaboré activement avec tous ces talents, travaillé avec eux sur des concepts de sketchs, séries, fictions… L’objectif de l’intégration du Studio Bagel à Canal+ était évidemment de développer la notoriété de ces talents sur le digital, mais surtout d’être un laboratoire afin de créer des nouveaux formats qui pourraient ensuite basculer à l’antenne.

J’ai travaillé trois ans au Studio Bagel, lors de ma dernière année je suis devenu Responsable du Développement. Je me suis alors occupé de tous les projets qu’on développait pour l’antenne via le Studio Bagel, en tant que société de production interne de Canal+. J’ai notamment travaillé sur le format court What the fuck France avec Paul Taylor et la série Le Département en tant que producteur et coordinateur artistique. Mon expérience au Bagel s’est conclue par une série très singulière et novatrice : Calls. Un projet très ambitieux pour nous car c’était la première fois qu’on mettait les pieds dans un genre autre que l’humour avec une audace formelle encore inédite à la télévision. Cette série a donc été la première Création Décalée de Canal+. Je dirais qu’aujourd’hui, ce format définit assez bien notre ligne éditoriale et ce que l’on recherche avec ce label : L’audace formelle, Le rythme et la créativité qui doivent s’inscrire dans une production value mesurée.

Suite à Calls j’ai donc eu l’opportunité de passer du côté diffuseur et de rejoindre Arielle Saracco, directrice de la Création Originale et de la Création Décalée. Aujourd’hui je suis conseiller artistique aux programmes pour la Création Décalée à ses côtés. Je fais du scouting de talents, de la production et de la coordination artistique ainsi que du développement de projet.

As-tu toujours voulu être conseiller artistique en TV, ou est-ce plutôt un heureux hasard ?

C’est assez particulier, car comme je te le disais cette vocation s’est affinée suite à ma première expérience professionnelle au Montreux Comedy Festival. Au départ, je voulais travailler dans la musique, ma première passion. Suite à un heureux concours de circonstances j’ai effectué mon stage de fin d’études sur ce festival alors que je devais initialement partir à Nantes pour un festival de musiques électroniques (Scopitone). Je me suis très vite rendu compte que je ne m’éclatais pas dans la communication pure et dure… La production de contenu s’est imposée comme une évidence. Aujourd’hui, raconter des histoires, accompagner les auteurs, comédiens et réalisateurs dans leur process créatif pour au final suivre et gérer toute la gestation et le développement d’une série me réjouit vraiment. C’est devenu une vraie passion. Au final je te dirais que j’ai tout appris au fil de mes expériences professionnelles, car rien ne m’avait formé et préparé à la gestion et à la coordination de projets télévisuels dans le cadre de mes études.

Quelle serait ta journée type ?

Alors, déjà il n’y a aucune journée qui se ressemble ! En fonction de l’état d’avancement de nos projets de fictions pour l’antenne, tout est malléable, ce qui est très stimulant au final. Pour faire une moyenne, je dirais que le matin, j’arrive au bureau et je commence par faire une bonne heure de veille. Je m’informe sur les séries en développement et en diffusion, afin de me rendre compte de ce que produit la concurrence. Cela permet de cerner les tendances en matière de fiction. L’idée est de trouver comment nous pouvons nous démarquer, avoir notre singularité par rapport à cette concurrence, mais aussi quelles bonnes idées nous pouvons en tirer. Il faut aussi prendre le temps de détecter des auteurs, des comédiens et des réalisateurs. Nos journées sont bien remplies, donc il faut faire en sorte d’être efficaces, mais cela est essentiel de s’imposer cette veille.

Après, j’ai beaucoup de rendez-vous qui découlent notamment de cette veille : je rencontre des talents que j’ai pu détecter sur le digital. Avec un auteur, il y a toujours une première rencontre, dans laquelle on discute de son projet dans les grandes lignes. Nous essayons de voir si l’on a les mêmes attentes sur l’idée que l’on se fait de ce projet. Si l’on trouve un terrain d’entente, on réfléchit à l’écriture d’une première mini-bible (dans le cas d’une série). Nous demandons entre autre un pitch global, l’arche narrative de la série, un résumé par épisode, un moodboard, une description des personnages… Quand on arrive à une version satisfaisante de ce dossier, c’est à ce moment qu’intervient Arielle en tant que décisionnaire. C’est elle qui déclenche le développement si le projet correspond à ses attentes. Je fais donc un travail de fond pour elle, je rencontre beaucoup de talents et je la mets en relation avec ceux qui me semblent les plus pertinents, créatifs et en adéquation avec notre ligne éditoriale. Bien sûr, il y a de nombreux rendez-vous qui ne vont pas aboutir, mais cela n’est jamais inutile car une première connexion est faîte avec l’auteur. Si ça ne marche pas sur tel projet, il peut toujours revenir vers nous avec une idée différente.

Je consacre donc une bonne partie de ma journée à ces rendez-vous. Après, je me tourne vers nos projets en cours de production et je me rend régulièrement en tournage pour m’assurer que tout se déroule bien et que le projet correspond à nos attentes. Il y a bien évidemment les rendez-vous avec Arielle, qui nous servent à faire des points globaux sur nos projets et définir l’orientation que l’on veut donner à la fiction via le label Création Décalée. Puis il y a du suivi, de la coordination, des validations de post-production sans oublier une implication sur toute la stratégie marketing et communication de ces programmes (notamment via le digital et les relations presse).

Je suis à la fois sur des projets très abstraits, en première phase d’écriture, comme des projets bien plus concrets en phase de tournage ou de post-production. Je navigue sur ces différentes temporalités de projets, et je peux avoir des journées très variées.

As-tu un moment privilégié pour lire les projets que tu reçois ?

Oui, et c’est plutôt le soir. Je ne vis pas à Paris, et je profite donc de mes nombreux trajets en train. Pour moi, ce sont les meilleurs moments pour lire, d’autant plus que je capte mal, donc je suis rarement interrompu par mon téléphone ! Chez Canal+, il est difficile de se poser sereinement entre 2 réunions pour lire des projets sans être déconcentré. Je mets donc à profit mes trajets et je profite de ma présence à Canal pour enchaîner les rencontres avec les talents.

Combien de projets reçois-tu par mois ?

C’est variable, mais actuellement nous en recevons environ une quinzaine. Sur ce nombre, il y en a peu qui vont sortir du lot, peut-être un ou deux. Notre métier, malheureusement, consiste aussi beaucoup à dire non car les places sont chères et nous ne sommes pas dans une logique de volume mais bien dans une logique de qualité et d’originalité. Avec Arielle, nous mettons un point d’honneur à tout lire et à faire un retour sur les projets que nous recevons, avec toujours des raisons honnêtes justifiant ce refus. Le projet peut ne pas être suffisamment abouti, ne pas correspondre à notre ligne éditoriale, être trop ambitieux… il y a toujours une bonne raison. Je pense qu’il n’a jamais été bénéfique de faire de la langue de bois et de faire traîner les choses… Que ce soit pour les auteurs, comme pour nous, le temps est précieux, donc ne le perdons pas inutilement.

Qu’est-ce qui vous intéresse principalement à la Création Décalée ?

Notre travail, quand on découvre un talent sur le digital ou ailleurs, est de réfléchir immédiatement au potentiel sériel, au potentiel de transformation de son projet. Avec la Création Décalée on est parti du constat que nous n’avions plus assez de place sur la grille de Canal Plus pour tester des choses avec de nouveaux talents, dans une économie plus mesurée et raisonnée. Notamment avec les talents du Studio Bagel, qui n’avaient pas forcément de place pour s’exprimer à l’antenne…

Nous sommes très attentifs au format sériel. L’idée de ce label est de remettre au centre de Canal Plus la créativité, l’inventivité, la découverte et les nouveaux talents. Nous avons une économie assez restreinte, on ne promet pas monts et merveilles aux auteurs. Par exemple, on ne fait pas de 52 minutes et on va plutôt privilégier des mini collections. On n’a pas de standard de format, mais on connaît les limites de notre budget ; l’idée est donc de réfléchir de manière intelligente, d’être malin et d’utiliser cette contrainte budgétaire comme un catalyseur de créativité. Nous essayons aujourd’hui de sortir une nouvelle Création Décalée tous les deux mois.

Je m’occupe du pôle fiction, mais il y existe aussi un laboratoire pour les programmes de flux, avec comme exemple récents Crac-Crac de Monsieur Poulpe ou Scotch Cuisine Extra Forte. Ce pôle flux est géré en l’occurence par Charlotte Meunier.

Sur quoi se base la sélection d’un projet ?

Il faut qu’il y ait un côté « coup de cœur », « inédit », autant sur le fond que sur la forme. En trois mots, ce que l’on recherche peut se résumer à : entertainment, intelligent et créatif. Il ne faut pas oublier que notre label a une cible plus jeune que la cible historique de Canal+. Nous visons les 18/35 ans avec la Création Décalée.

Globalement, nous essayons de trouver des formats malins. Comment être malin et créatif, en proposant quelque chose d’inédit, le tout dans une économie raisonnée ? Si un auteur a la réponse à cette question via son projet, qu’il vienne nous voir, la porte est grande ouverte !

Chez Canal Plus, quel est votre degré d’implication dans l’écriture d’un projet ?

Nous sommes très impliqués. Au départ, il y a un projet, un pitch intéressant, de cinq lignes à deux pages, que l’on nous soumet.

Puis je rencontre l’auteur, auquel je demande de rédiger une mini bible suite aux discussions qu’on a pu avoir avec lui. Ce document de dix pages que l’on demande est un acte de bonne foi, pour nous montrer que l’on va clairement cerner tous les tenants et les aboutissements du projet. Suite à cela, Arielle Saracco détermine si oui ou non nous partons dans un développement en écriture financé.

Nous n’avons jamais reçu de version 1 qui soit directement devenue une version définitive. Il y a toujours des zones d’ombres, des choses qui ne vont pas, des petits défauts à corriger. Nous intervenons donc dans toutes les phases de l’écriture pour que le projet soit le plus satisfaisant et le plus cohérent vis à vis de nos attentes. Nous restons bien évidemment toujours à l’écoute et nous n’imposons jamais des changements sur lesquels nous ne nous sommes pas mis d’accord au préalable avec l’auteur.

Quelle est, selon toi, la meilleure relation entre un scénariste et un producteur ? Qu’attends-tu d’un scénariste?

La première qualité en ce qui me concerne est qu’il soit créatif, même si cela peut partir dans tous les sens. Ensuite, j’attends d’un auteur qu’il soit à l’écoute, il faut qu’il entende aussi les critiques que l’on peut émettre sur son travail. L’auteur doit donc être ouvert d’esprit, tout en sachant remettre en question certaines de nos remarques s’il le souhaite.

Si je peux donner un conseil aux scénaristes, ce serait celui de se faire relire. C’est bien de travailler seul, mais il faut toujours avoir un « sidekick » avec lequel faire un ping-pong, échanger. On rencontre souvent des auteurs seuls qui ont plus de mal à écouter les critiques car à aucun moment ils n’ont pris de recul vis à vis de leur création. Même au-delà d’un coauteur, il est très important de discuter de ses projets avec une personne extérieure pour avoir cette confrontation qui est indispensable à un moment ou un autre.

L’univers d’un auteur peut donc faire accepter certaines faiblesses de son projet ?

Tout à fait. La plupart des auteurs avec lesquels nous travaillons ont un univers très singulier, qu’ils maîtrisent. Ils connaissent leurs qualités et vont s’en servir. Nous préférons leur dire « C’est ton univers, garde-le. Maintenant, il te faut une structure. ». Beaucoup d’auteurs pensent qu’ils ont une plume, et qu’écrire une histoire est facile. C’est d’ailleurs ce que je pensais au départ. Mais quand on écrit de la fiction, cela relève structurellement de la science malheureusement. Cette créativité doit pouvoir rentrer dans un cadre et dans les codes de la fiction. Je ne saurais donc que trop conseiller aux auteurs qui ne l’ont pas encore fait de lire avec assiduité des bouquins sur le sujet, que ça soit John Truby (« L’Anatomie du Scénario ») ou Yves Lavandier (« La Dramaturgie » ).

Etes-vous proches de résidences ou festivals ?

Instinctivement, quand on dit Canal Plus on pense tout de suite au Festival de Cannes. Nous sommes aussi partenaire du Festival Cannes Séries qui a été inauguré l’année dernière et qui revient cette année en avril pour sa deuxième édition. Nous avons des partenariats sur d’autres types de festival, notamment avec le Nikon Film Festival qui est une vraie pépinière de talents. Pascale Faure qui s’occupe des courts-métrages chez Canal+, intervient aussi sur des résidences d’auteurs et est chaque année membre du jury pour le Nikon Film Festival.

Pour finir, que penses-tu de Paper to Film et des opportunités que cela peut vous offrir ?

C’est un excellent concept, et on se demande pourquoi il n’existe pas depuis plus longtemps ! Il y a un tri qui est fait de votre côté sur les projets reçus, donc une bonne partie du travail qui est fait pour nous, ce qui est précieux. Avoir une plateforme qui regroupe des scénaristes débutants et confirmés, casse un rapport compliqué entre auteur et producteur. Cette proximité qui se fait via le digital et le web est très intéressante et je suis très curieux de voir l’évolution de ce nouveau type de mise en relation.

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