Natacha Delmon Casanova : « Le principal défi est de trouver des films, à la Little Miss Sunshine, capables de séduire à la fois les marchés et les festivals. »

Productrice chez les Films Du Castel, Natacha Delmon Casanova nous partage son expérience.

Orlane
Paper to Film
9 min readOct 19, 2020

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©Axel Delwarte

Pouvez-vous nous parler de votre parcours et de ce qui vous a amené à la production ?

J’ai fait des études théoriques de cinéma en ayant l’envie de faire de la réalisation. Avec le désir d’apprendre à travers la pratique et d’accumuler des expériences enrichissantes, j’ai enchaîné beaucoup de stages en production et j’ai découvert un métier beaucoup plus artistique que ce que j’imaginais.

J’ai d’abord été embauchée chez Screen Runner en tant qu’assistante de production puis comme chargée de production. J’ai pu faire l’ouverture à la Quinzaine de Cannes du film Benda Bilili ! (2010, de Renaud Barret et Florent de La Tullaye), une belle aventure !

En 2012, j’ai monté une société de production et de distribution avec Pierre Emmanuel Le Goff ; La Vingt-Cinquième Heure. Nous avons produit et distribué une dizaine de long-métrages (documentaires et fictions) ainsi que quelques films pour la télévision, les écrans géants et en VR. Nous avons commencé par des films qui avaient souvent déjà été en partie autofinancés mais qui ne disposaient pas d’assez de fonds pour être finalisés. Nous rejoignions alors l’aventure à ce moment-là et accompagnions les auteurs jusqu’à la sortie en salles. Tandis que Pierre-Emmanuel pouvait mettre à profit son expérience de la distribution, j’étais quant à moi plus impliquée dans la production. J’ai évidemment participé à la distribution, ce qui s’est avéré très enrichissant par la suite.

En tant que productrice, lorsque je rencontre des distributeurs, mon expérience permet de nous comprendre plus facilement et de travailler main dans la main très en amont et jusqu’à la sortie du film.

Aujourd’hui, je suis productrice chez Les Films Du Castel (anciennement Easy Movies) aux côtés de Maxime Japy. J’ai accompagné le film Attention au départ ! (2019, de Benjamin Euvrard), une comédie grand public distribuée par SND avec Jérôme Commandeur et André Dussollier.

Maxime Japy a travaillé avec Claude Berri puis au sein du groupe Pathé, il connaît parfaitement le marché. Mon expérience provient surtout des films d’auteurs qui trouvent leur public avant tout dans les festivals. En cela, grâce à nos visions différentes du milieu, nous nous complétons très bien et nous nous retrouvons sur notre désir de cinéma commun.

Quelle est la ligne éditoriale de votre société production, Les Films Du Castel ?

Maxime est un grand amateur de comédies ; il a le nez pour reconnaitre de futurs talents dans ce domaine. Quant à moi, j’adore les films de genre et les « films d’auteur ». Pourtant, même si nous avons des goûts différents, nous nous retrouvons toujours sur des projets qui nous mettent d’accord. Ce qui m’avait séduite, lorsque j’ai commencé à travailler avec Maxime, c’est qu’il travaillait à la fois sur une comédie grand public et sur un projet — qui a finalement été avorté — avec Deniz Gamze Ergüven, la réalisatrice de Mustang (2015), dont j’apprécie énormément l’univers.

Quels sont les principaux enjeux pour un producteur ?

Le principal défi est de trouver des films, à la Little Miss Sunshine (2006, de Valerie Faris et Jonathan Dayton), capables de séduire à la fois les marchés et les festivals.

Une grosse partie de notre investissement nous sert à développer des projets qui ne verront malheureusement jamais le jour. En cela, il faut trouver le bon équilibre entre la production de films qui, commercialement, vont nous permettre de maintenir notre activité et de films moins rentables qui méritent de voir le jour et qui nous tiennent aussi à cœur.

Aujourd’hui, comment trouvez-vous vos scénarios et quel temps accordez-vous à la lecture ?

Lire un scénario (et bien le lire) nous demande trois heures pleines. Or, vu le temps dont nous disposons et la quantité de scénarios que nous recevons, nous ne pouvons pas tout lire. Certains nous tombent des mains au bout des trois premières pages. Dans ma pile de scénarios à lire, il m’est déjà arrivée de lire un projet trop tard, pour finalement me rendre compte qu’il a déjà été produit par une autre société de production et de m’en mordre les doigts puisque j’aurais vraiment aimé travailler avec l’auteur. C’est très frustrant. D’autre part, il y a aussi les scénarios qui sont apportés par notre réseau et que nous lisons forcément avec plus d’attention.

Comment travaillez-vous avec vos scénaristes et comment les trouvez-vous ?

Je fonctionne au coup de cœur et accompagne l’auteur jusqu’au bout dans son projet.

Maxime m’a appris à mélanger des profils pour façonner sa propre équipe créative. Il lui arrive de proposer un thème ou un concept à un scénariste. Ce dernier travaille alors sur un pitch, un traitement, un scénario et nous recherchons ensuite un réalisateur qui va correspondre au projet avant de partir en financement.

Il est difficile de s’engager sur un pitch si l’auteur n’a rien écrit avant. Nous avons besoin d’un regard sur leurs précédents travaux pour déterminer leur univers, ce qui nous a ému ou touché. Je participe donc souvent à des festivals afin de rencontrer de nouveaux scénaristes/auteurs. Nous prenons en compte l’expérience de ces derniers.

Il est plus facile de trouver des fonds pour un scénariste qui a déjà participé à des festivals, dont l’expérience n’est plus à prouver.

Avec un tel profil, nous pouvons ainsi montrer quelque chose de concret aux distributeurs ou aux chaînes avant qu’ils s’engagent. Aujourd’hui, il y a un vrai manque de scénaristes qualifiés dans le milieu du cinéma et de l’audiovisuel. Peut-être car il y a avant tout un manque de formations en France ? Avec l’avènement des séries et ce nouveau rôle de « showrunner », il y a pourtant des places à prendre.

Pouvez-vous nous parler de votre journée type, de votre organisation générale ?

En production, il y a deux temps principaux : le développement puis la production. Ces derniers se décomposent en activités très multiples et diverses. Nous devons être capables d’accompagner les auteurs à la fois sur le plan artistique et sur le plan moral, de gérer une équipe, de tenir un budget, de monter un plan de financement, de défendre le film et de convaincre les diffuseurs…et de coordonner les envies artistiques et les contraintes financières.

Finalement, nous n’avons pas de véritable routine puisque cela dépend du stade d’avancement du projet. Nous pouvons passer toute une journée à manier les plans de financements, ou à enchaîner les rendez-vous avec des agents, des diffuseurs, des avocats,… ou à participer à une session d’écriture avec les auteurs.

Quelle est la chose qui vous paraît la plus importante pour vous engager sur un projet ?

À mon sens, il est avant tout question d’une rencontre avec l’auteur, puisque nous allons passer deux ans au moins à travailler ensemble ; il s’agit donc d’une relation professionnelle assez intime.

Je recherche avant tout l’auteur derrière le projet.

Le marché étant très compétitif, il faut bien entendu, que le sujet du projet nous intéresse et que le projet se démarque par un petit plus. Quand j’ai produit le documentaire sur Thomas Pesquet, 16 levers de soleil (2018, Pierre-Emmanuel Le Goff), je suis devenue incollable sur la vie en apesanteur dans la Station Spatiale Internationale !

16 levers de soleil, Pierre Emmanuel Le Goff (2018)

Par la suite, il y a toujours des questions que nous nous posons lorsque nous nous engageons sur un projet : comment je peux défendre ce projet ? Comment je peux le « vendre » ? Par exemple, sur un de nos projets en développement, le scénario semblait s’adresser à la fois aux jeunes de banlieue et à des CSP+ de plus de cinquante ans. Or, un distributeur ne se dira jamais « Super ! On va pouvoir croiser les deux publics dans la même salle avec la même communication ! ». Il nous faut donc trancher et orienter le projet dans une direction claire. Il s’agit de contraintes de marché et de contraintes financières que nous devons réussir à accorder avec nos objectifs artistiques.

J’encourage toujours l’auteur à d’abord écrire sa première version comme il l’entend, sans tenir compte d’aucune contrainte.

À partir de ce premier jet vraiment artistique, nous pouvons ensuite retravailler en fonction du marché. Ce travail de longue haleine n’est pas toujours évident pour l’auteur mais c’est souvent de la contrainte que nait une certaine créativité.

Quel est le stade d’avancement idéal du projet pour commencer à travailler avec l’auteur ?

Le plus tôt possible est le mieux, donc à partir d’un pitch. Cela permet ainsi de nous confronter aux envies de l’auteur tout en cernant les potentialités et les possibles écueils du projet. D’autre part, nous pouvons ainsi installer financièrement l’auteur et lui permettre de travailler confortablement. Nous mettons en place un step deal qui offre un cadre propice à l’écriture. Par la suite, chaque auteur travaille différemment ; certains ont besoin d’un accompagnement présent et régulier et d’autres préfèrent avancer de leur côté avant d’engager un échange.

Benda Bilili!, Renaud Barret, Florent de La Tullaye (2010)

Pouvez-vous nous parler de Benda Bilili ?

Je suis arrivée chez Screen Runner au moment du montage de ce projet. Nous avons beaucoup eu de mal à trouver un distributeur pour ce documentaire. C’est malheureux à dire, mais nous essuyions des refus à cause de la thématique (Afrique, musique et handicap). Finalement, nous avons été sélectionnés à la Quinzaine des réalisateurs et ça nous a permis d’offrir au film la sortie qu’il méritait.

Fièvres, Hicham Ayouch (2014)

Pouvez-vous nous parler de Fièvres (2014, de Hicham Ayouch) ?

Il s’agit du premier long que nous avons produit de A à Z avec La Vingt-Cinquième Heure. Le réalisateur était d’abord à la recherche d’un distributeur, avant même d’avoir un producteur. Cela nous a intéressés et nous avons entamé une collaboration. Comme tous les jeunes producteurs, nous envisagions de commencer par le court-métrage, mais l’économie du court étant complexe, nous avions du mal à avancer. Nous avons fait alors le pari de nous lancer sur un long-métrage. Soutenus par la région Ile-de-France, développer ce projet, de l’écriture à la distribution et l’édition DVD en passant par le tournage, a vraiment été une sacrée expérience, très émouvante aussi. Nous avons fait une centaine de festivals autour du monde, notamment à Marrakech, présidé par Martin Scorsese, où nous avons reçu un double prix d’interprétation. C’était très impressionnant, mais aussi très gratifiant.

Pouvez-vous nous parler de vos derniers projets en développement ?

J’ai rencontré Fabien Ara, avec qui nous travaillons actuellement, sur un festival organisé par Arte à la cinémathèque. Il avait déjà réalisé deux courts-métrages — des comédies très cyniques — qui m’ont énormément touchée et rendent compte d’un style artistique singulier (avec des plans pop, très colorés et dynamiques). Lui-même comédien, il possède un véritable talent de dialoguiste et une maîtrise impressionnante de la direction d’acteurs. Après l’avoir contacté, il nous a présenté un pitch très prometteur pour un long-métrage. Il ne voulait pas passer par un traitement, car il avait besoin de dialoguer ses scènes afin de les visualiser. Nous l’avons donc laissé travailler à sa manière et la première version du scénario dialoguée était incroyable !

Nous travaillons également avec Les Neveux à la Reine d’Angleterre, le collectif d’auteurs à l’origine de notre dernier long, Attention au départ !. Pour moi, c’est un véritable enjeu de créer une relation de confiance avec des auteurs et de pouvoir les suivre sur plusieurs projets.

Quel impact a eu le confinement sur votre activité et comment appréhendez-vous l’année à venir ?

La sortie de notre dernier film a été reportée d’un an, c’était un coup dur pour notre trésorerie. Nous avons profité du confinement pour développer l’écriture des projets le plus loin possible.

Nous avons donc beaucoup de projets qui sont aboutis en termes d’écriture et pour lesquels nous recherchons des financements.

Ordinairement, nous travaillons sur plusieurs projets qui sont à des stades différents d’avancement. Or, avec le confinement et les sorties reportées, nous observons un certain embouteillage où tous les projets sont au même stade. Nous sommes donc en train de réfléchir à une stratégie globale pour rester efficaces.

Avec le contexte actuel, nous réfléchissons notamment à la suite, et envisageons de travailler également pour les plateformes ou la télévision. Nous n’avons pas envie de tirer une croix sur le cinéma, mais il y a aujourd’hui une réalité économique qui nous fait repenser notre fonctionnement. En tant que producteurs, nous sommes toujours dans l’anticipation, mais face à cette situation exceptionnelle, il n’est pas aisé d’avoir une longueur d’avance.

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