Comment la musique et les séries ont créé une génération de geignards

Paul Escudier
Paul Escudier
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8 min readApr 7, 2019

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Sbeve. Ceux qui passent autant de temps que moi sur Reddit ou 9Gag sauront ce que ce non-mot signifie, sinon googlez-le. Je pense que ce meme résume assez bien non seulement cette gamine de 14 ans qui malaise tout le monde en postant sur Facebook une photo de nœud coulant (« Tu vas bien bb ? » « mp »), mais aussi toute notre génération finalement. Élevés à base de Grey’s Anatomy et de U Turn, on a grandi en gardant malgré nous cette âme d’adolescent emo qui chiale à moitié dans le bus en écoutant Wonderwall. La faute aux séries, et à la musique.

Après 15 saisons, Grey’s Anatomy continue de déverser à la TV ses épisodes tous plus drama les uns que les autres. Et je pense qu’on a à peu près tous traversé notre adolescence en suivant les péripéties du groupe de médecin le moins chanceux de l’univers. Un crash d’avion, un accident de ferry, un tireur fou, un accident de voiture, un tremblement de terre, un incendie et j’en passe plus tard, Shonda Rhimes continue d’élargir sa fortune en exploitant les adolescents sous hormones à grands coups de catharsis et de pathos. La BO de cette série a sans doute constitué la majorité de ma playlist sur mon lecteur MP3 128 Mo pendant longtemps. Et quel plaisir de réécouter la musique de la scène de la mort de George en m’imaginant vivre un tel traumatisme, les yeux rivés sur la vitre du bus, fixant d’un air profond la goutte qui peine à traverser la vitre de haut en bas, comme si j’étais en train de revivre dans ma tête des traumatismes qui m’ont à jamais scarifié la psyché. Mais non, il est 13h30 un mercredi, je suis dans le bus qui revient du collège et j’espère que Maman m’a acheté du goûter à la boulangerie pour le bouffer tranquillement dans ma chambre de 15m2 devant une autre série à la con.

Mais le problème est là : ce genre de série a glorifié le concept même de drame. Comment se sentir vivant si ce n’est en ressentant un extrême ? Johnny Cash disait « I hurt myself today, to see if I still feel”, Kanye a repris la formule avec son “I put my hand on the stove to see if I still feel”, et de nombreux adolescents dépressifs se sont entre temps scarifiés “car la douleur physique est la seule chose qu’il arrivent encore à ressentir”. Carrément cringe mais ça reste pas super drôle. Un adolescent d’aujourd’hui, dans un beau jour, a le potentiel neurasthénique d’un Chateaubriand ou d’un Proust au plus bas.

La mode est donc à être fucked up, à avoir des trust issues, des intimacy issues, des commitment issues, des issues à droite à gauche, comme les héros de nos séries préférées. Et avec tout ça, les gens deviennent chiants et faux, tentant de se convaincre eux-mêmes que les évènements de leur vie leur ont conféré une personnalité d’une complexité inégalée. Et souvent, durant des discussions, ils font allusion à ces prétendus évènements qui les aurait marqués, tendant des perches à droite à gauche, voire remontant le sujet lorsque l’on s’en éloigne trop et que l’attention n’est plus sur eux, tout ça pour nous répondre d’un faux air dépité quand on demande des détails : « Je parle pas de ça déso ». Alors que depuis le début on s’en carre complètement d’ailleurs. Dans ces cas-là, quand je n’ai pas pitié de la recherche d’attention de la personne d’en face, je change malicieusement de sujet et regarde la réaction de l’interlocuteur qui n’a pas réussi à placer son souvenir-écran à deux balles. Je sais, c’est méchant, mais ça me dépasse que les gens fassent encore ça à notre âge… Mais là encore, ce type de comportement vient directement des séries : la fameuse punchline « I can’t… I just can’t » d’un protagoniste qui fait un foin d’un rien et se barre en chialant à moitié de la scène, bah c’est exactement la même chose.

Après je ne dis pas que la majorité des gens a une personnalité simplette, bien au contraire. La psyché humaine est d’une complexité extraordinaire, nous sommes des machines à capter, analyser, enregistrer, et notre cerveau peut être notre pire ennemi si l’on n’apprend pas à le programmer correctement. Un seul évènement peut conditionner notre personnalité à tout jamais. Une humiliation unique peut être à l’origine de traumatismes que seules des années de thérapie, méditation et travail sur soi peuvent aider à surmonter. Nous sommes tous infiniment compliqués, incompréhensibles et fucked up à très haut niveau, c’est ce qui nous rend unique. Et tous les problèmes psychologiques « basiques » dont on affuble les personnages de série, on les a tous, il n’y a aucun doute là-dessus. Donc pas la peine de se donner un genre, il n’y a rien de stylé là-dedans.

En fait, ces séries ont créé le mythe d’une vie remplie d’évènements tragiques, certes, mais extraordinaires. Et quand l’adolescent en revient à sa vie chiante constituée pour la majorité de collège, de MSN et de jeux vidéo, c’est tout de suite moins glorieux. Du coup il faut s’inventer une vie. Et ça, ça passe par la dramatisation.

C’est là que la musique intervient. La musique transcende le cinéma. Sans elle, seules très peu d’émotions ne passeraient, à mon humble avis. Et au niveau des séries, Grey’s Anatomy regorge de musiques comme ça, notamment Chasing Cars, Into The Fire, Suitcase, Breathe (2 AM) et j’en passe… Je trouve d’ailleurs à ce jour très compliqué d’aimer fortement une musique sans un stimulus visuel quel qu’il soit. Soit une scène de film ou de série durant laquelle la musique est passée, soit une esthétique visuelle à laquelle la musique renvoie de façon intrinsèque, soit un clip… Et l’effet inverse est tout aussi vrai. Combien de fois se représente-t-on de manière pratiquement spontanée des scènes entières, rien qu’à l’écoute d’une musique ? Ou carrément des univers entiers ? La musique de Moby a pour moi été à l’origine de la création de tout un univers visuel, que je retrouve à chaque fois que je réécoute ses chansons. Je pense que la musique est la plus grande source d’inspiration, visuelle ou autre, dont on dispose. Une fois ce constat-là réalisé, l’adolescence paraît la période parfaite pour s’accaparer cet outil formidable, pour s’échapper de sa vie qui paraît si morne.

Et le gros problème aujourd’hui, c’est que toute la musique du monde est disponible au creux de votre main pour 4,99€ par mois.

Résultat ? On passe notre vie en musique. Je ne sais pas pour vous, mais dès que j’ai le moindre déplacement à effectuer, du travail, une douche à prendre, des amis qui passent, ou juste envie de traîner sur Internet, je mets de la musique. On passe notre vie en écoutant de la musique, à vivre bien trop intensément ce qui devrait être assez banal, finalement. C’est quelque chose de très positif, parce que les émotions étant la base même de la vie, en ressentir peut finalement être vu comme un but en soi. Mais c’est souvent superflu, et un rien peut nous mettre dans des états pas possibles. Une journée de merde au boulot et The Tallest Man on Earth vous poussera à tout plaquer pour vivre seul dans une cabane au fond des bois. Une rupture au bout d’un mois et Cigarettes After Sex vous convaincra que c’était votre âme sœur. Alors imaginez un peu à une époque où la musique était moins accessible, la clarté d’esprit que ces gens devaient avoir…

J’ai récemment d’ailleurs fait face à un choix cornélien : je me suis mis en tête de sacrifier la musique de mon trajet vers le boulot, au profit de l’écoute de podcasts divers et variés. J’ai duré 4 jours. Je connais les avantages d’écouter de la musique pour moi. Mettez-moi dans un train côté fenêtre à écouter de la musique pendant une heure, et je vous ferai le bilan sur ma vie, ma relation avec les gens et mon rapport aux femmes avec en bonus la résurgence de quelques souvenirs d’enfance depuis longtemps oubliés. Et entre ça ou en apprendre un peu plus sur qui a raison entre les gilets jaunes et ceux qui leur chient dessus, le choix est vite fait. Chacun son truc.

Et typiquement hier, je prenais la L pour aller à Paris, je m’installe près de la fenêtre, mets mes écouteurs. Et là, le trajet entre Chaville et Saint Cloud a été pour moi comme un interlude poétique, qui m’a plus ressourcé qu’un week-end de voyage. Je suis resté 20 minutes avec un demi-sourire, appuyé sur la fenêtre à regarder dehors, et qu’est-ce que c’était beau. Voir défiler les arbres qui se détachent comme à contre-jour contre le bleu de Klein, les maisons blanches rayonnant de cette luminosité sombre que seule la lumière du soir accorde… Il régnait dans la ville une telle solitude, des balcons perchés parmi les nuages, un homme seul qui fume sa cigarette, le crépitement du papier rompant le silence du soleil qui se couche, paisiblement. Seuls quelques carrés jaunes viennent rappeler que cette ville qui s’endort est habitée, chaque lampadaire crée comme un autel mystique, un sanctuaire perdu dans ces épaisses ténèbres … L’air azur fait penser à un rêve, l’ambiance épurée est comme coincée entre une pub pour voiture et un catalogue Ikea. Et c’est là que le pouvoir de la musique est le plus ostentatoire, car je suis à peu près certain que sans « Seize The Day » dans les oreilles, je ne me serais pas autant plongé dans l’atmosphère de la nuit qui tombe.

Bref, la musique est dangereuse. J’ai fait de véritables crises existentielles en rentrant de soirée en marchant dans la nuit avec des écouteurs dans les oreilles. Un Kid Cudi qui te rappelle tes soirées du lycée, un Clams Casino pour le côté nostalgique, un Beethoven qui rend tout épique et le trajet devient une crise d’identité sur ce que tu es devenu depuis ton bac. Et là, tu arrives chez toi, tu retires tes écouteurs, et tout d’un coup tu es extirpé hors de ta transe musicale presque instantanément, un traumatisme proche d’une seconde naissance. Et soudain tu te rends compte à quel point toutes ces réflexions étaient disproportionnées. Pas ridicules, juste dramatisées à l’extrême. La faute à la musique.

Il faut donc savoir vivre en son temps, et cela implique un retour aux sources de temps en temps. Tenter de relativiser sur les frasques passionnées qui nous animent parfois, vivre sa propre vie sans la calquer sur celle d’un personnage de film ou de série… C’est dur, parce qu’au-delà des séries, le besoin de tout dramatiser est humain. Dans un couple, quand ça se passe bien, on se fait chier. Du coup on va chercher des engueulades pour un oui ou pour un non, parce qu’un couple a besoin de survivre à des épreuves pour se renforcer, et une absence d’émotion extrême, de passion, revient à une mort de l’âme. On se demande du coup si ce sont les séries qui se sont inspirées des comportements humains, ou si ce sont les humains qui s’inspirent des séries dans leurs comportements…

Le comble de l’histoire, vous savez comment j’ai eu l’idée d’écrire ce truc ? Dans la 13 en écoutant Willie Nelson, en regardant les gens entassés dans le métro et en me demandant si la vraie vie, c’était pas être en communion avec la nature au fin fond des bois… J’étais en train de googler le prix d’une micro-maison en considérant très sérieusement quitter Paris et vivre dans le Washington au milieu des séquoïas. Et puis Spotify est passé à Mac Miller, du coup j’ai réfléchi au caractère éphémère de la vie.

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