Coupable

Paul Escudier
Paul Escudier
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8 min readAug 11, 2019

Je descends les escaliers de la gare de Sèvres Ville d’Avray et m’engouffre dans le train. Il fait chaud, enfin pas si chaud que ça mais on est tellement nombreux qu’il fait tiède et humide, du coup on sue beaucoup plus qu’on ne devrait. C’est littéralement l’haleine des autres gens qui dégouline le long de mon dos, qui me rend collant. Foutu pour foutu. C’est marrant comment les gens dans le métro ou le train paraissent tous dégueulasses. Le front luisant, l’haleine fétide, les auréoles sous les bras, l’air morose. Il y en a qui ont l’air normaux, mais inconsciemment ils restent pour moi dégueulasses. Un peu comme les profs quand j’étais plus jeune. On tombe sur un prof à l’hygiène un peu douteuse, et tous les profs vous dégoûtent.

Pareil pour le train.

Et pourtant il y a des filles vraiment jolies, mais je me dis qu’il y a forcément quelque chose de dégueulasse en elles, vu qu’elles sont dans le train.

Je descends du train à la Défense et me dirige vers le quai de la 1. En chemin je descends un escalier sur lequel, à gauche, se trouve une dame âgée pâle et à l’air fatigué. À côté d’elle se trouve une dame d’environ quarante ans qui lui tient la main. Lorsque le groupe arrive dans les escaliers, tout le monde se décale à droite sans même prêter attention à la vieille dame par terre. Mais la femme de quarante ans crie quand même

DÉCALEZ-VOUS SUR LA DROITE VOUS VOYEZ BIEN QU’ELLE EST PAS BIEN ALLEZ AVANCEZ Y A RIEN À VOIR

Je la déteste. Encore une preuve qu’une bonne action désintéressée n’existe pas dans ce monde de merde.

C’est bon connasse t’as pris cinq minutes de ta journée pour aider une vioque qui s’est baisé dans l’escalier bravo félicitations t’es vraiment une bonne personne espèce de grognasse tu vois bien que personne ne gêne t’inquiète pas on a tous vu que tu t’es assise à côté d’elle pour l’aider WOW on est vraiment tous impressionnés putain mais quelle vie de merde tu dois avoir pauvre conne

Je souris en marchant, me rends compte que je souris comme un con et arrête instantanément en espérant que personne ne sait que je souris en m’imaginant insulter gratuitement une inconnue. J’arrive sur le quai, commence à aller vers le fond du train pour moins marcher en arrivant quand je vois un vieil ami de collège sur le quai. Merde. Littéralement le pire truc qui puisse m’arriver. Me taper tout le trajet avec un connard qui va me demander « Alors t’en es où toi ? », me dire où lui en est, et une fois qu’on aura épuisé ce sujet me demander qui je vois encore du collège. En plus à tous les coups le métro va sauter ce qui ajoutera un petit quart d’heure à ce supplice. Je passe devant lui en regardant bien en face mais en sentant que je rougis plus à chaque pas, quand un bras m’arrête.

-Eh Gaspar ! il est aussi rouge que moi, le visage crispé.

-Yooo Antoine ! Wow ça fait longtemps…

Pause. Il est crispé, donc il me crispe, et tout ça est super gênant. Espèce d’énorme connard pourquoi tu m’as arrêté si t’es même pas à l’aise avec le fait de me parler.

-Bah ouais ça fait un bail ! Alors tu deviens quoi ?

S’ensuit une vingtaine de secondes où je parle de moi, je déteste parler de moi, j’ai toujours l’impression de me la péter du coup quand je sens que je parle de moi depuis plus de trente secondes je rajoute toujours une remarque d’autodérision pour ne pas paraître trop imbu de moi-même. Grossière erreur.

Ensuite il me parle de lui pendant cinq bonnes minutes en se félicitant grassement d’avoir un poste de cadre à 45k en sortie d’école parce qu’il n’a « jamais rien lâché » et est allé déposer son CV directement dans le bureau du PDG lors d’une visite d’entreprise avec son école. J’esquisse un rictus totalement forcé, il hoche la tête. Comme une lettre à la poste. Ensuite il me raconte son travail avec des termes éminemment chiants, des anglicismes, du vocabulaire technique… Un gentil pion de plus sur l’échiquier, avec son costume trop grand et ses Richelieu trop pointues. Je pense à ce que je vais me faire à bouffer en rentrant en lâchant des « ah ouais c’est cool ça » dès que je sens une petite pause dans son discours, puis le métro finit à arriver à quai. On monte, on s’installe face à face dans les banquettes de 3 au fond de la rame. Aucune échappatoire possible.

Je craque.

-Tu revois des gens du collège du coup toi ?

Il commence à me lister les gens qu’il voit toujours en me décrivant rapidement ce qu’ils font de leur vie, mais je sens que son visage s’assombrit de minute en minute. Il ne décrit pas ces gens avec enthousiasme, il évite mon regard et ne sourit pas une fois.

Puis il me parle de son ancien groupe d’amis du lycée qu’il ne voit plus, et là je vois vaciller dans son regard l’étincelle que je cherchais. Le jeune cadre dynamique en costume et aux cheveux gominés disparaît, l’homme refait surface. Les passions naissent. Il semble les décrire avec dégoût, et parle avec un ton monotone, presque résigné. À chaque fois qu’une nouvelle personne arrive dans la discussion, il trouve quelque chose de négatif à dire sur elle, puis finit par avouer qu’il ne l’aime pas. Un tel est dépressif et c’est fatiguant. Une telle est une grosse pute. Un tel est comme tout le monde. Il arrête de parler et regarde par la fenêtre. Je m’attends à ce qu’il souffle ; il ne le fait pas. Ouf.

Ce type est un putain de misanthrope. Merde.

-Bon et alors, t’es toujours avec (merde j’ai oublié le nom) ta zouze ?

Il me regarde avec de grands yeux, puis les baisse.

-Non, non…

-Ah merde, désolé.

-Ouais, ouais…

Là, il a carrément les yeux vitreux. Merde, il va pas nous faire un meltdown le bonhomme ? J’ai envie de lui répondre que ça va aller, que ça finit toujours par passer, mais le simple fait de m’imaginer balbutier des lieux communs pareils me dégoûte, du coup je ne dis rien. Et puis merde, il a sûrement des amis qui le rassureront bien mieux que moi, c’est pas mon boulot. On reste assis l’un en face de l’autre à éviter nos regards quand je vois qu’on arrive à Charles de Gaulle Étoile. Parfait, je descends là et je prends la A jusqu’à Châtelet, ça m’évitera de passer encore 10 minutes comme ça avec l’autre.

L’arrêt arrive et je me lève. Lui aussi. Putain d’enfoiré.

On arrive sur le quai et je me tourne vers lui.

-Tu passes par où toi ?

Il ne dit rien. Je retente

-Tu vas où ?

Pause.

-J’ai quelqu’un à appeler, vas-y toi t’en fais pas.

-Moi je prends la A. Bon c’était cool de te voir en tout cas, à plus !

Libération. Je me sens comme un salopard, j’aurais quand même pu lui apporter un peu de chaleur humaine merde, mais bon.

Je me dirige tout léger vers le quai de la A et arrive en bas d’un escalier où une femme semble attendre avec sa poussette.

-Vous avez besoin d’aide madame ?

-Oh oui, merci.

Je prends la poussette par devant et on monte les escaliers avec la dame, la poussette entre nous deux. J’imagine les gens qui me voient l’aider et doivent se dire oh quel jeune homme poli ça c’est de l’éducation. Je réprime un sourire. Arrivé en haut, la femme me remercie, je lui dis je vous en prie et je commence à partir quand elle m’arrête.

-Vous êtes vraiment quelqu’un de très humain. Vous savez, Dieu est avec vous, il vous voit (elle tend sa main en l’air et l’agite) et sa grâce descend sur vous.

Elle continue comme ça pendant deux petites minutes, je finis par partir en lui souriant. Je me sens bien. C’est comme dans les films, les rencontres spontanées comme ça avec des gens un peu bizarres, comme dans les films où tout le monde se parle et communique, où chaque petite altercation sociale donne lieu à une véritable rencontre. Ça n’existe pas dans la vraie vie ça, alors il faut profiter de ce que l’on a.

J’arrive sur le quai de la A et monte dedans quand il arrive. Je m’assois au premier étage. Un sale gamin dans sa poussette n’arrête pas de gueuler, il m’insupporte. Le genre moche avec une coupe de merde, avec des parents beaufs qui semblent ne même pas remarquer que leur chiard fait chier littéralement toute une rame de RER A. Putain, les gens. Une femme dit un peu fort :

Vous pouvez pas le calmer un peu votre enfant s’il vous plaît j’ai mal à la tête là

Et là le type assis en face de moi se retourne vers la dame et crie :

NON MAIS ÇA VA PAS OU QUOI VOUS VOUS PRENEZ POUR QUI LÀ C’EST QUOI VOTRE PROBLÈME VOUS AVEZ RIEN À DIRE DANS CETTE HISTOIRE C’EST PAS VOUS LE PARENT SI VOUS ÊTES PAS CONTENTE VOUS DESCENDEZ AU PROCHAIN ARRÊT ET PUIS C’EST TOUT non mais c’est dingue pour qui elle se prend putain

Et il commence à poser sur ses genoux une énorme valise qui était en face de lui, en retire un pack de Capri-Sun, en sort un et descend au rez-de-chaussée du train. Il s’accroupit devant le gamin et lui tend le Capri-Sun en souriant aux parents, sereinement. Pas une veine gonflée, pas de rougeurs, pas de tremblements : le type a un sang-froid de malade. Qu’est-ce que j’aimerais être comme ça moi, m’en foutre de tout et imposer ma loi et attirer l’attention sur moi sans baliser.

Il remonte à sa place et se rassoit tranquillement. Je le regarde de biais et éprouve pour ce type un mélange d’admiration et d’affection. J’ai envie de le prendre dans mes bras, de lui dire que c’est une belle personne et que la vie lui sourira, que c’est quelqu’un de bon. Être bon dans ce monde est une qualité remarquable, et quelque chose de très rare, mais c’est également un véritable fardeau. Le gentil se fait toujours baiser dans l’histoire, alors que le mauvais réussit toujours à s’en sortir. Comme dit l’adage, dans ce monde il y a les baiseurs et les baisés, les méchants et les gentils. Et c’est quelque chose qui se voit dès la rencontre avec une personne, dans les premières secondes. Si la personne vous sourit en vous serrant la main, un sourire authentique, c’est quelqu’un de bien. Vous allez donc pouvoir la baiser. Si elle ne vous sourit pas, vous vous dites inconsciemment qu’il faut pas la faire chier celle-là. Et la personne a tout gagné.

Je n’ai rien fait et suis descendu du RER en me disant que vraiment je ne sortais jamais de ma zone de confort, qu’il fallait que je commence à réaliser ces petits souhaits du quotidien à la con, commencer à parler aux autres gens du Uber Pool, demander à cette fille dans le métro si je peux lui donner mon numéro, serrer la main à un altruiste dans le RER A et lui dire que c’est vraiment quelqu’un de bien et qu’il me redonne foi en l’humanité.

Je descends à Châtelet et entend une alerte sur les haut-parleurs de la gare.

Accident voyageur à Charles de Gaulle Étoile.

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