La traduction d’œuvres, un mal ou un art à part entière ?

Paul Escudier
Paul Escudier
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10 min readApr 22, 2019

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Ne me demandez pas comment, mais je suis tombé l’autre jour sur une vidéo de Jhon Rachid qui parlait du doublage. Alors que je ne connais pas Jhon Rachid et que je me fous pas mal du doublage en tant qu’activité. Je m’étais sans doute encore perdu parmi les méandres de la lecture automatique de Youtube, allez savoir. Toujours est-il que j’ai finalement beaucoup apprécié cette vidéo. Jhon Rachid est en fait un fan absolu du doublage, et il possède en effet une culture assez remarquable sur le sujet, étant lui-même doubleur de cinéma, notamment pour Dragon Ball Super. Au fil de la vidéo, il raconte sa fascination pour le métier, qu’il considère comme un jeu d’acteur en lui-même, allant jusqu’à dire qu’il peut sauver un film à lui tout seul. C’était sans doute la première fois de ma vie que j’entendais des louanges sur le métier de doubleur, étant moi-même ce pote insupportable qui sort à qui veut l’entendre que « ça sert à rien de regarder Friends en Français ». Mais j’ai trouvé ça véritablement rafraîchissant, et ça m’a pas mal fait réfléchir.

Le début de mon boycott envers toute version autre que la VO a sans doute commencé vers mes 10 ans, quand j’ai commencé à regarder une série dont les multiples, multiples visionnages ont occupé la majorité de mon temps entre mes 10 ans et l’âge où j’ai découvert les joies de l’alcool, j’ai nommé Friends. Ma famille le regardait en anglais, ce que j’ai donc fait aussi. Et je considère aujourd’hui que c’est la raison même pour laquelle je parle un anglais pas trop dégueu aujourd’hui. Pourquoi tous les Portugais parlent super bien Anglais à votre avis ? Parce qu’il n’y a pas de VP, tout simplement. Tous les cinémas portugais, toutes les chaînes portugaises diffusent les programmes en VO. En s’habituant dès le plus jeune âge à regarder les programmes dans leur version originale, dans notre cas en Anglais, l’oreille s’habitue à entendre des natifs parler la langue anglaise. Inutile de dire qu’il est plus facile de reproduire un accent correct en entendant un véritable new-yorkais parler, qu’en écoutant à moitié Mrs. Durand te demander de raconter tes vacances avec un accent à deux doigts de provoquer le jugement dernier des profs d’Anglais. C’est bien simple, en quinze ans de cours d’anglais j’ai eu deux professeurs qui parlaient avec un accent authentique. Shoutout to Mr. Jollin et our very own Bailey. J’ai donc clairement appris l’anglais grâce à la TV, un peu triste.

Toujours est-il qu’une fois qu’on a vu Friends en Anglais, c’est tout simplement impossible de le regarder en Français. Le doublage de Phoebe me donne envie de jeter ma TV par la fenêtre. Celui de Ross de me jeter par la fenêtre. Et il en est de même pour la plupart des programmes et films télévisés, et ce pour plusieurs raisons. La première est que l’on retrouve tout le temps les mêmes voix… Cette voix adulescente insupportable de Damien Boisseau, qui, après avoir prêté sa voix au jingle de Skyrock (« 6h-9h le matin »… brrrr) nous a également cassé les oreilles dans des jeux de glisse divers et variés. Mais si, ce présentateur trop « gnarly » prêt à « shredder la peuf » dans SSX… On pense également au doubleur de Tom Cruise, Jean-Philippe Puymartin, que l’on retrouve dans presque tous les films de Cruise et de Hanks, mais aussi dans Toy Story ou Le Roi Lion. Au bout d’un moment, l’oreille développe une espèce de mémoire musculaire et tu as l’impression de revoir quinze fois la version cheap d’un film à gros budget, adapté aux connards de français qui sont trop paresseux pour lire des sous-titres et garder l’ambiance sonore originale du film. Je pense que j’ai fini par associer ces voix de doubleurs à l’esthétique grainée des VHS et à des vieux films d’action tout pourris des années 90, en tout cas aujourd’hui je préfère ne pas voir un film que ne pas le voir dans sa version originale. La deuxième raison est le résultat souvent catastrophique du doublage, malgré le bon vouloir des acteurs.

Je peux comprendre la vision de Jhon Rachid. Il est vrai que le métier de doubleur n’est pas si simple qu’on l’imagine. Il ne s’agit pas juste de lire un texte en essayer de caler sa voix sur les mouvements de lèvres d’un acteur. Il y a un véritable jeu en soi, il faut s’immerger dans la scène, dans les émotions du personnage à travers le prisme de l’acteur (ce qui est plus compliqué car cela rajoute une étape), pour retranscrire au mieux son jeu grâce à sa seule voix. Le problème n’est donc pas tant à mon avis dans l’intention du doublage (même si c’est vraiment un truc de gros paresseux), que dans la finalité du truc, qui, dans la grande majorité des cas, est un échec cuisant.

Mais la question de la traduction dépasse bien évidemment le cadre audiovisuel. Le cadre littéraire, par exemple, en a terriblement besoin. Sans traduction, la plupart des gens peuvent dire au revoir à Tchekhov, Mishima, Hesse ou Dante, et c’est franchement dommage. De nombreux artistes de tous temps se sont prononcés sur la traduction, et deux écoles en découlent naturellement : préserver les émotions et l’ambiance du texte original, ou tenter de reproduire le style de l’auteur dans la nouvelle langue. Boileau prônait une véritable réécriture de l’œuvre, en se mettant dans les mêmes conditions psychologiques et physiques que l’écrivain lui-même. D’Alembert pensait que le traducteur devait se voir comme un véritable rival de l’écrivain, et tenter de surpasser l’œuvre originale avec sa vision à lui… Chacun ses dièzes.

Prenons l’exemple de Crime et Châtiment, sans doute mon roman préféré, du Russe Dostoïevski. Il existe trois traductions principales : une première de Pierre Pascal, et celles d’André Markowicz et d’Elisabeth Guertik. Les différences entre la version de Pascal et celle de Markowicz sont capitales dans l’herméneutique du texte, et modifient l’œuvre du Russe dans ses racines mêmes. Prenons un exemple concret, avec un extrait choisi par Marie-Claire Blais, pour La Presse, dans le but de comparer le style des deux traducteurs. Pour rappel, le roman raconte l’histoire de Raskolnikov, un jeune homme rongé par la pauvreté et endetté auprès d’une vieille usurière. À moitié rendu fou par des idées grandiloquentes sur l’éthique du meurtre et le non-sens du manichéisme dans ce cas, il se met en tête de tuer la vioque. En arrivant chez elle, il se fait surprendre par la sœur de ladite usurière. Voici le passage dans les deux traductions :

Pierre Pascal :

« Cette pauvre Élisabeth était à ce point simple, abattue et épouvantée une fois pour toutes que l’idée ne lui vint même pas de lever les bras pour défendre son visage, bien que ce fût le geste le plus naturel à cet instant, puisque la hache était levée droit sur sa tête. […] Le coup tomba droit sur le crâne, du côté du tranchant, et coupa en deux toute la partie supérieure du front presque jusqu’au sommet du crâne. Elle s’écroula

André Markowicz :

«Et, cette malheureuse Lizaveta, elle était tellement simple, tellement écrasée, à tout jamais terrorisée, qu’elle ne leva même pas la main pour se protéger le visage, même si c’était là, à cet instant, le geste le plus naturel et le plus indispensable, parce que la hache était levée tout droit devant son visage. […] Le coup lui arriva directement sur le crâne, avec le tranchant de la lame, et lui fendit tout de suite la partie supérieure du front, presque jusqu’au sommet. Elle s’effondra net.»

Dans ces extraits, dont je laisse à chacun le soin d’apprécier la traduction, on peut en gros voir que le style de Pascal est très travaillé, très esthétique, là où celui de Markowicz est bien plus documentaire et oral. Pascal utilise le subjonctif imparfait et une phrase plus longue, alors que Markowicz découpe son usage du passé simple et de l’imparfait de l’indicatif avec des virgules régulières, voire cassantes. Pascal joue plus sur la stylisation et la dramatisation de la scène, là où Markowicz semble décrire les évènements tels qu’ils sont perçus dans la panique et l’immédiateté de la scène. Des goûts et des couleurs… Cependant, le style de Dostoïevski étant souvent décrit comme très oral, authentique (notamment avec la polyphonie, cette manière d’instiller dans chaque personnage une manière de parler propre à sa condition et sa personnalité), souvent maladroit (il se foutait parfois allègrement des règles de grammaire de base), la traduction de Markowicz semble toute désignée.

Pierre Pascal est de l’école dite « française », qui met la priorité sur l’esthétique du texte, cherchant une traduction épurée, quitte à sacrifier le style original de l’auteur, ce qui est à mon sens à la fois un crime et une forme d’art en elle-même. L’école dite « allemande », représentée ici par Markowicz, tient plus à respecter la culture d’origine de l’œuvre, son ambiance générale, la psychologie du roman, quitte à donner un style objectivement moins « beau ». Pour ma part j’ai seulement lu la traduction de Pascal (pas été très malin là-dessus), mais celle de Markowicz m’attire énormément, sachant que si Pascal est un historien, Markowicz est un poète, et Crime et Châtiment verse à mon sens bien plus dans le pathos, le psychologique et la passion, que dans la description d’une époque et de la vie quotidienne d’une ville. Je ne serais donc pas du tout étonné que Markowicz ait ici produit sa traduction suite à une espèce de method translation. Comme les acteurs qui s’immergent pleinement dans leur rôle pour mieux saisir la psychologie des personnages qu’ils jouent, quitte à brouiller carrément la frontière entre leur personnalité et celle dudit personnage le temps du tournage, ou même des écrivains et journalistes d’investigation qui utilisent le même procédé dans le cadre d’un method writing, Markowicz a pu ici lire plusieurs fois le roman pour ressentir pleinement la détresse de Raskolnikov et l’exprimer au mieux au travers de sa traduction, tout en conservant au maximum le style de Dosto.

Mais la traduction reste d’une certaine manière une destruction de l’œuvre de l’artiste. Une œuvre est constituée de deux parties : le fond et la forme. Le fond comprend la trame, les péripéties, le dénouement et la fin, la personnalité des personnages, leur passé s’ils ont été travaillés de manière si poussive, les décors décrits, la temporalité, etc… La forme, elle, regroupe le choix des mots de l’auteur, tant pour la description des endroits que pour les dialogues ou les états d’âme du protagoniste. Le travail créatif d’un écrivain est donc extrêmement complexe : il doit non seulement imaginer l’univers du roman, mais ensuite choisir ce qu’il doit et va dire à ses lecteurs, et ensuite choisir les mots pour le faire.

S’ensuivent des questions capitales sur la forme, de quoi découle directement le style de l’écrivain. Va-t-il faire comme Burroughs par exemple, qui fait germer dans la tête de ses lecteurs tout l’univers lynchien d’Eraserhead avec la simple description d’un sol poussiéreux et d’un tuyau rouillé, dans son Naked Lunch ? (Tout le style de Burroughs réside dans le fait de laisser une gigantesque part d’imagination à ses lecteurs, ce qui permet de s’immerger pleinement dans l’œuvre et de ressentir sa nature originelle, puisqu’elle n’est au fond qu’un gigantesque trip intangible et éthéré sous opiacés). Ou va-t-il utiliser un style plus classique, où s’alignent les épithètes et les adverbes ayant pour but de dessiner un tableau dans l’esprit du lecteur, comme nos écrivains français du XIXème?

Le traducteur opère donc ici une véritable destruction duchampienne, i.e une destruction créatrice, si elles ne le sont pas toutes. En passant à une autre langue, il va intrinsèquement dénaturer l’œuvre originelle pour en créer une autre. Le fond reste le même, les personnages gardent leur personnalité (sauf si l’on considère que la principale source d’information sur la psyché des personnages est leurs paroles, modifiées donc par la traduction, ou alors si l’on pousse le bouchon plus loin et on admet que leurs paroles, leurs pensées, jusqu’à la description de leurs actions sont changées par la traduction, et de facto leurs perceptions globales par le lecteur…). Le traducteur, dans la veine du collectif Ant Farm et leurs happenings destructeurs, d’Arman et ses démantèlements d’instruments de musique, ou encore Matta-Clark et ses modifications architecturales, entre alors dans un art plus métaphysique.

Ça, c’est pour le roman.

Parlons de la poésie, maintenant. Étant par définition un art subtil où le choix des mots prône sur tout, est-il pertinent d’aller traduire des poèmes ? Le but de la poésie est, en un nombre de mots très restreint, d’exprimer un univers à part entière, et de transmettre des émotions dont la sensation dépend directement du choix des mots. Et pire encore, il s’agit de faire cela en jouant non seulement sur le choix des mots, mais les rimes, les champs lexicaux, les rythmes, et toute l’imagerie qui en découle. À mon sens, et je pense que c’est une opinion répandue, la traduction de poèmes n’a donc tout simplement pas lieu d’être, et représente en soi une création pure, et rien d’autre.

Cela dépend bien évidemment des poètes. Là où Nerval jouait par exemple plus sur l’épique et le mystique que son ésotérisme incompréhensible lui permettait d’exprimer, Baudelaire jouait plus sur le pathos et les sentiments, et la majorité des poètes du XIXème se réduisaient à une forme standardisée du poème, soumise à des règles précises, des rimes riches, des alexandrins, des quatrains… Des poètes plus tardifs comme Ginsberg ont cassé complètement ces règles, et ont lancé une poésie plus simple en apparence, qui ne joue presque plus sur les rimes et les rythmes, mais sur le sensitif pur. C’est une poésie plus organique, à la Whitman, ou autres naturalistes américains. Les mots créent une imagerie mentale qui transportent le lecteur dans un univers onirique sans contrainte d’écriture. Le choix des mots est donc plus libre, et va jouer sur les couleurs, les sons, plus que sur le rythme et les rimes. C’est une poésie peut-être plus minimaliste, à la manière des haïkus japonais qui jouent sur une simplicité troublante, qui reflète l’art premier de la poésie : retransmettre des émotions avec des mots qui n’ont que peu de sens, mais qui parviennent malgré tout à faire résonner des ressentis, d’une manière un peu magique. On ne va pas parler de la blancheur vaporeuse des flocons impétueux, mais de la sensation de morsure sur le bout du nez. Plus de description lyrique d’un paysage épique, juste la sensation devant ce paysage. Et ça suffit, avec les bons mots.

Il paraît donc totalement abscons d’aller traduire des œuvres dont le travail des mots a été si subtil. Une conclusion possible de cet article, finalement, pourrait être que les traducteurs sont des artistes à part entière, et ont d’une certaine manière étoffé les œuvres d’autres artistes avec leur propre vision. Les œuvres résonnent ainsi à travers les âges, une communication se crée entre les vivants et les morts, et les œuvres deviennent ainsi immortelles. Le côté plus triste étant que l’on ne connait jamais vraiment un auteur sans parler sa langue… Et c’est certainement pas grâce à Mrs. Durand que vous lirez Joyce en langue originale. See you nesquik !

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