Déplacer son corps et sa pensée [RPT#3*]

Ben Bidules
Permagazine
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10 min readSep 22, 2016

Comment se déplacer sans laisser dans son sillage un brouillard de particules, d’oxydes d’azote et de gaz carbonique? La réponse peut paraître simple pour les amoureux des transports doux. Pourtant pour la majorité de la population, la vie courante est complexe, difficile, voire fourbe: elle met sur notre route des obstacles qui ne peuvent pas être franchis par le vélo, la marche, le bus ou le cheval...

En vérité, il est plus difficile de déplacer nos façons de penser que nos corps!

*RPT: article de la série “Richesse Pour Tous”, rendez-vous à la toute fin de l’article pour les liens de la série.

Commençons par ce qui fait mal!

Pollution de l’air, effet de serre, nuisances sonores, accidents, embouteillages, énervement, fatigue… les griefs imputables à la circulation automobile sont nombreux, et connus de tous. Mais elle a acquis depuis quelques décennies une caractéristique encore plus néfaste, et bien moins mise en lumière, c’est son inefficacité!

Dans les années 60–70, on ne pouvait pas nier que la vitesse de nos déplacements quotidiens avait considérablement augmenté en un demi-siècle:

  • le moteur à explosion, dans sa version “automobile”, nous avait rendu plus véloces.
  • A la même période, les voyages en avion ou en train à grande vitesse commençaient à se démocratiser.
  • En 1976, le Concorde propulsait ses passagers (fortunés…) à une vitesse de 2500km/h.
  • Le record de vitesse de l’être humain date de 1969, avec le retour d’Appollo 10 sur terre, à une vitesse supérieure à 40000km/h.

Dans le même temps, les distances ont augmenté. On s’est éloigné de nos familles pour chercher des emplois. Les villes se sont considérablement étendues, séparant les zones résidentielles des lieux de travail. Les écoles, autrefois présentes dans chaque village, se sont centralisées et donc éloignées. Les embouteillages sont apparus. Passer ses week-end et ses vacances loin de chez soi est devenu la norme, créant d’autres engorgements saisonniers sur les routes, dans les gares et les aéroports…

Ainsi, malgré ces technologies performantes, malgré ces vitesses impressionnantes, l’être humain de la fin des années 70 consacrait autant de temps à ses déplacements que son aïeul du 19ème siècle.

En 1975, dans son livre Energie et équité, Ivan illitch nous livrait une autre constatation pleine de désillusion:

“Un américain moyen consacre plus de 1600 heures par an à son automobile: qu’il soit assis dedans, en marche ou à l’arrêt, qu’il travaille pour la payer, ou pour payer l’essence, les pneus, les péages, l’assurance, les amendes, les impôts pour l’entretien des routes ou le stationnement.[…]

Ces 1600 heures lui permettent de parcourir environ 10000 km de routes, soit une vitesse de 6km/h.”

C’est plus lent qu’un vélo!

Les penseurs de l’époque, dans leur grande majorité, se sont bien gardés de propager ce constat alarmant: on n’arrête pas le progrès, voyons! On s’est également bien gardé d’étudier cet auteur là dans nos cours d’histoire ou de philosophie. Lire Illitch au 3ème millénaire, c’est paradoxalement un retour à une pensée moderne…

Depuis les années 70, l’innovation en matiére de transport s’est à peu près arrêtée (le record de vitesse d’Apollo 10 n’a jamais été battu, le concorde s’est arrêté de voler…), et les problèmes se sont accentués: de plus en plus d’embouteillages, de plus en plus de problèmes pour trouver de l’emploi près de chez soi, et les prix de l’immobilier en forte croissance ont forcé encore l’éloignement.

L’inefficacité de la voiture est maintenant claire dans de nombreux cas de figure mais elle est dissimulée par ses performances potentielles. Quand on roule en ville dans un traffic surchargé, le compteur affiche toujours des vitesses importantes (90km/h, 110km/h…), mais l’aiguille ne les atteint que rarement. Arrivé sur une rocade au traffic fluide, l’augmentation de la vitesse nous laisse imaginer que l’on “récupère le temps perdu”.

La potentialité d’une technologie est parfois très éloignée de son usage réel: quand une voiture pesant plus de 1000kg est capable de transporter 4 personnes à 90km/h, comment imaginer que son usage quotidien dans notre société sera de ne transporter qu’une seule personne en broutant laborieusement entre 0 et 30km/h?

Cette inefficacité est selon moi l’aspect le plus grave de notre système de transport. Si les pollutions et les nuisances du transport permettaient d’atteindre un progrès réel, un vrai bénéfice pour nos sociétés, alors on pourrait accepter la dépense (énergétique, de santé, etc.), ainsi compensée par un gain sociétal. Mais ça n’est pas le cas, les sociétés se sont organisées d’une autre manière suite à l’arrivée de ces technologies, mais elles n’en ont pas tiré un grand progrés social. Des millions de barils de pétroles partent en fumées chaque jour pour… rien, ou pas grand chose.

La vitesse de nos moyens de transport nous donne l’illusion d’une efficacité, alors que chaque construction de route ou de ligne grande vitesse engendre automatiquement une délocalisation d’un ensemble de lieux de vie ou de travail.

Ce phénomène se cumule parfois avec le paradoxe de Braess, qui dit qu’une construction ou un élargissement de route conduit parfois à la surcharger encore plus, au lieu de la fluidifier.

Le sport ou l’activité physique

Parlons maintenant de nos façons de bouger.

Selon une étude datant de 2010, 75% des trajets domicile-travail se font en voiture, alors que les marcheurs et les cyclistes ne totalisent que 10% des trajets. Cette disproportion s’est même accentuée dans la première décennie du 21ème siècle.

En parallèle, en 2003, 71% des adultes pratiquaient une activité sportive, dont 42% de façon régulière (a minima hebdomadaire).

Comment se fait-il que tant de gens pratiquent un sport, alors que si peu utilisent leurs muscles pour aller au travail?

Parfois le sport pratiqué, c’est la randonnée, ou le cyclisme, exactement la même gestuelle que celle qui rendrait possible nos déplacements quotidiens sans pétrole. Et pourtant dans nos esprits, le sport bénéficie aujourd’hui d’une image extrêmement positive, alors que les autres activités physiques sont plutôt vues comme des efforts potentiellement difficiles. Le sport ça détend, c’est agréable et sain, alors que le déplacement à pied ou à vélo, c’est fatigant, c’est stressant etc.

On a quelques hypothèses pour expliquer ce paradoxe:

  • d’abord le sport est une activité choisie librement, et non pas une pratique imposée par notre rôle social (travail…),
  • ensuite le sport est parfois ludique, ce qui est moins évident pour un trajet identique tous les jours,
  • le sport est aussi assimilé à la richesse: autrefois il était l’apanage des dominants (seigneurs, bourgeois…) alors que l’activité physique utile (le labeur) était réservé aux dominés,
  • et enfin on associe les pratiques sportives à la beauté, via les injonctions à la minceur ou à l’entretien de sa musculature.

Dans le monde moderne le sport a aussi une place de choix car il se fond parfaitement dans l’hyper-consumérisme: la recherche de performance et la compétition permettent de vendre des équipements toujours plus pointus et chers à des pratiquants convaincus du bien-fondé de leur démarche d’achat. La plupart des sports ont connu un tournant mercantile dans les années 80: aujourd’hui, il est impensable de pratiquer sans un équipement complet et hyper-adapté (exit les vieux shorts et les vélos bricolés…).

Le sport populaire est aussi un instrument de domination et de manipulation des masses: quoi de mieux qu’une coupe d’Europe de football pour en finir avec les manifestations sociales? Combien de travailleurs vont éliminer leur stress en courant sur un tapis roulant, plutôt que de s’engager dans une révolte collective contre les abus de pouvoir dont ils sont victimes?

Les hommes politiques ne s’y trompent pas, ils ont toujours un avis positif sur les projets d’infrastructures sportives, alors que dans le même temps ils ferment des hôpitaux… dont on a besoin aussi pour soigner les innombrables blessures des sportifs!

Mais si les modes de transport doux sont si peu utilisés au quotidien, alors que les individus sont souvent sportifs, c’est aussi à cause de notre rapport au temps.

La vie ou la vitesse

Il y a des ânes en tête de cet article (une photographie), ça peut paraître hors sujet à première vue. Pourtant je crois que pour pouvoir solutionner les problématiques des déplacements humains, on devrait penser et agir comme des ânes.

On devrait aller lentement, et être un peu plus têtus, pour ne pas se laisser embarquer dans un système suicidaire.

Au lieu de ça, tous les jours, une masse d’humains se dépêche d’aller consommer, polluer, travailler, obéir… à un rythme de plus en plus frénétique.

On croit souvent que tout cela est nécessaire, incontournable, car on nous a bien fait apprendre notre leçon dès la maternelle. Et pourtant, il y a des enseignements populaires que l’école et le monde du travail ont oublié en chemin, souvenez-vous:

“lentement mais sûrement”

“rien de sert de courir, il faut partir à point”

“qui veut aller loin ménage sa monture”

Le fait est qu’aujourd’hui, notre vitesse ne contribue qu’à nous précipiter vers un futur possiblement calamiteux: stress croissant dans le monde du travail, changement climatique, perte de biodiversité, pollutions, maladies…

Alors une des solutions est bien de ralentir. Un déplacement lent est toujours assorti d’un meilleure efficacité qu’un déplacement plus rapide. On consomme moins d’essence à 50km/h qu’à 100km/h. On use moins nos genoux en marchant qu’en courant. Et pourtant on arrive toujours à destination.

Paradoxalement, décroître sa vitesse constitue un progrès.

On devrait accepter une bonne fois pour toutes de perdre du temps, de ce temps qui de toutes façons n’appartient à personne. Accepter cela, c’est aussi reprendre un peu le guidon de nos vies, et en choisir le sens.

Choisir ou subir

Il y a toute une série d’actions possibles pour en finir avec les transports polluants:

  • ressortir son vélo,
  • adopter le vélo électrique (seulement si c’est en remplacement d’une voiture),
  • utiliser ses chaussures,
  • acheter un bus (ou juste quelques tickets)…

Ou encore, pour raccourcir les distances:

  • vivre près de son lieu de travail,
  • faire du télétravail,
  • changer de travail,
  • ne plus travailler…

Dans ces différentes options, il y en a forcément qui paraissent plus envisageables que d’autres. Mais pour ceux qui préfèrent la voiture, aucune ne sera jamais satisfaisante. Ce qui fait que 75% des gens utilisent encore l’automobile malgré son manque d’efficacité, c’est que leur habitude de conducteur est bien ancrée, et tous les arguments sont bons pour ne pas quitter sa zone de confort.

Ce qui est parfois plus triste, c’est que beaucoup de gens se disent concernés par l’environnement et parlent volontiers de leur envie d’agir pour sauver le climat (ou les abeilles, ou autre chose…), mais lorsqu’une option de transport doux leur est proposée, ils font des efforts démesurés pour trouver tous les arguments justifiant leur inaction (les enfants, la distance, le patron, la fatigue…). Cette illusion de logique est en réalité une ligne de défense pour ne pas prendre le risque d’un changement.

Si l’on mettait autant d’effort physique dans nos déplacements que d’effort mental pour justifier notre immobilisme, le climat serait déjà sauvé.

Dans beaucoup de cas, on choisit de subir les contraintes qui nous entourent. Il est toujours possible d’abandonner une contrainte pour en embrasser une autre, et il s’agit en général de faire des compromis.

Où se trouve la richesse?

Cette zone de confort pour l’automobiliste est pourtant bien loin d’un optimum économique.

Avec nos habitudes de conducteurs, quand on en a terminé avec les études, on accepte des emplois loin de sa famille. On choisit ensuite un lieu de vie éloigné de ce lieu de travail. Quand on vit en couple on en est souvent réduit à posséder deux véhicules, et on double les dépenses dont Ivan Illitch nous parlait en 1975.

Bien sûr, accepter de travailler dans une zone étendue, ça permet éventuellement d’avoir un meilleur salaire. De même, éloigner son lieu de vie permet parfois d’avoir un loyer plus faible. Mais quand on fait le bilan des bénéfices (après impôts…) et des coûts, on a tendance à fausser le total en minimisant le coût d’une voiture: on compte seulement l’essence et les péages en se disant que le reste (assurance, entretien, amortissement…) est un forfait irréductible, ce qui est passablement erroné!

Sans vouloir généraliser ceci à toutes les situations, l’automobile est tout de même souvent le moyen de transport le plus cher de tous.

Et la marche et le vélo sont souvent les moins chers.

Mais le nœud psychologique, c’est le temps, et certains économistes expliquent assez bien l’équivalence du temps et de l’argent (voir Les fourmis et Les cigales de Bernard MARIS). Le déplacement, s’il est lent, donne l’impression d’une perte de temps et donc d’argent (des heures de travail potentiellement payées en moins). Et pourtant ce sont toujours des minutes de vie, elles sont en elles-même une richesse dont on ne prend conscience que si elles sont vécues pleinement et consciemment.

La lenteur (d’une action quelconque) est le point de départ pour une prise de conscience de la vraie richesse, celle de la vie. Et pour un déplacement le bénéfice est triple:

  1. moins d’énergie pour le même trajet,
  2. moins d’argent dépensé,
  3. plus de vie pleine et consciente.

Il est vrai que ça peut paraître irréalisable quand on est dans le flux trépidant de la grande ville, mais c’est justement lui qui engendre l’extrême pauvreté de nos sociétés, le flux trépidant…

By James Petts from London, England — Victorian clock face, CC BY-SA 2.0, https://commons.wikimedia.org/w/index.php?curid=34996901

Si vous voulez voir un de mes “bidules”, ou me contacter pour toute autre raison, vous pouvez passer par la page contact de mon site professionnel : www.pachama.eu

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Ben Bidules
Permagazine

Chercheur de sagesses énergétiques, de low-techs et de permaculture. Quels chemins suivre pour enfin prendre soin de l’humain et de la Terre?