De l’(in)utilité des sentiments

Nabil THALMANN
Personae User Lab
7 min readJun 27, 2016

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Les UX Cards ont suscité un échange houleux et inattendu sur Twitter la semaine dernière. Au-delà de confirmer qu’il était difficile de débattre en 140 caractères, ces tweets m’ont incité à ne pas trop participer à l’emballement et à essayer de comprendre les différents points de vues. Impossible désormais de ne pas donner le mien dans ce billet.

In cartomancy we trust

Moi qui me demande depuis des années comment gagner au Loto, je ne savais pas que j’avais à ma disposition une boule de cristal. Alors je précise tout de suite que je n’ai encore jamais utilisé les UX cards en tant que telle mais il m’est difficile de rejeter une méthodo qui prend en compte les sentiments des utilisateurs. Ou qui utilise les sentiments pour recueillir les besoins des utilisateurs et mieux comprendre leurs attentes.

Qualifiée de voyance et de parapsychologie par certains, cette méthodo ne semble pas avoir droit à sa chance d’être testée (plusieurs fois pour s’assurer de sa validité, bien sûr). Alors est-ce que la parapsychologie est au design ce que la parapharmacie est à la médecine ? D’un côté on peut acheter tout et n’importe quoi sans ordonnance, faire de l’auto-médication sans garantie que ça marche. Tout comme on ferait du design sans méthodologie fiable, sans garantie que les résultats soient exploitables pour bâtir de meilleurs services, produits ou expériences pour les utilisateurs ?

Bien sûr que s’assurer de la valeur des résultats est une chose primordiale dans mon métier. A chaque écoute que je fais, à chaque recueil d’information, à chaque observation et à chaque test utilisateur réalisé, il est une question que je me pose sans cesse : ce que je récolte a-t-il de la valeur ? Je précise que je ne suis pas UX Designer ni designer, ni docteur ni même doctorant, mais directeur d’étude (ou UX research, pour sacrifier à “l’UX embellishment des job titles”). Je viens de l’univers des instituts d’études mais je me suis spécialisé dès le début de ma carrière dans les évaluations de sites web et autres interfaces “online” (ex-numériques devenues depuis digitales, mais c’est un autre sujet). L’approche qualitative laisse une place majeure à l’être humain (qui souvent dans les tests devient un utilisateur d’ailleurs). Que les tests aient lieu in situ ou en laboratoire, l’animateur doit toujours être prêt à l’inattendu. Ce qui signifie un minimum de préparation : plus le protocole de test sera solide, plus l’animateur pourra sortir du dispositif. Il faut ainsi être capable de se projeter un maximum dans l’usage et les comportements de l’autre. Non, ce n’est pas jouer aux devinettes, c’est simplement préparer une phase de test. Cela signifie qu’il faut aussi savoir sortir de ce cadre et explorer de nouvelles pistes en fonction de la nature des échanges sur le moment. Le but est bien de chopper l’information utile quand c’est nécessaire.

Et se préparer c’est aussi prendre en compte les sentiments, les humeurs ou l’état d’esprit de la personne au moment où on l’interviewe. Un participant à un test sera souvent plus exigeant, plus impitoyable ou davantage ennuyé par la moindre contrariété venant de la chose testée si l’entretien a lieu à la fin d’une journée de travail plutôt qu’au début. Les sentiments auront donc un impact sur la qualité de l’expérience perçue. On ne pourra pas se contenter de valider que la tâche est accomplie ou qu’un rejet est exprimé, il faudra aussi se demander ce que ressent la personne qui l’accomplit ou qui s’y trouve confronté.

En l’état, il sera difficile pour un designer d’être sûr d’imposer quelque chose facilement si l’humain n’a pas été au préalable observé, interrogé, confronté, écouté, bousculé dans ses retranchements (mais toujours pour s’assurer de la valeur de ses propos), etc.

3 choses qui caractérisent les UX Cards

  • Elles prennent en compte les émotions, les sentiments. Elles reflètent en ce sens ce que Marc Hassenzahl différencie entre les “Do-goals” (les objectifs rationnels, ce que je tente d’accomplir, l’aspect fonctionnel d’une tâche à réaliser) et les “Be-goals” (les motivations qui nous accomplissent lorsqu’on réalise telle ou telle chose, les sensations liées aux actions que nous réalisons et qui subliment l’expérience). Les émotions jouent un rôle plus important qu’on ne croit dans le processus de décision d’un consommateur et dans le souvenir qu’il aura de son expérience. Le nombre d’attitudes paradoxales que j’ai pu observer ! Discerner le bon grain de l’ivraie est un réel challenge lorsqu’on fait un usertest. Par ailleurs, et pendant longtemps, au début de ma carrière, lorsque je faisais des tests d’ergonomie, un pan non négligeable du vécu de l’utilisateur n’était pas intégré dans nos tests, ni par le client ni par moi. Il me manquait clairement quelque chose, qui débordait de la simple efficacité vécue de l’interface. C’est pourquoi mixer des critères hédoniques avec des critères pragmatiques me semblent indispensable aujourd’hui.
City Lights Library — San Fransisco
  • Elles aident les concepteurs à se projeter dans le vécu de l’utilisateur. Il ne suffit pas en effet d’ajouter “UX” à web designer ou de transformer intégrateur en “UX scientist” pour que soit donné à l’utilisateur la place qui lui est due. Elles permettent d’accéder à un premier niveau d’informations, listent des hypothèses. Elles sont une manière d’obliger le concepteur (terme plus générique que UX designer ou designer d’interactivité par exemple) à envisager autre chose, à penser autrement. Elles le forcent à adopter un autre regard et donc une autre posture. Ne serait-ce que pour ça…
  • Enfin, elles sont d’autant plus intéressantes si elles sont confrontées à l’utilisateur. Ce qui est pertinent alors est de mesurer le gap entre les deux visions: celle de l’utilisateur et celle du concepteur. Et tant que ces derniers arrivent à mettre leur ego de côté, la confrontation permettra toujours de mieux concevoir. Ou en tout cas d’intégrer des nuances dans l’expérience qu’on pensait proposer aux utilisateurs. Certes l’utilisateur n’est pas le concepteur. Et il faut se méfier des idées d’amélioration glissées par les utilisateurs qui tentent de transformer en solutions concrètes leurs besoins. Cependant, lui laisser la parole est indispensable. A celui qui recueil de faire le tri. Par ailleurs, tous les tests que j’ai pu faire ont débordé de la simple demande initiale. Les résultats ont été exploités par plus de personnes dans l’entreprise, les apprentissages ont été plus nombreux que prévus, la proposition de valeur de la chose testée a été enrichie, etc.

Lie to me

Dans toute cette histoire, l’humain n’est pas uniquement celui qui est interviewé, observé, disséqué, questionné, webcamé ou tracké. Il existe un autre interlocuteur qui a tout autant d’importance : non non pas l’UX designer. Mais l’animateur/enquêteur.

On parlait des paradoxes intrinsèques à l’être humain. Il faut en effet aller au-delà du discours de bon ton et approfondir certains éléments. Des centaines d’entretiens individuels réalisés vous apprennent à le faire. C’est la qualité de l’animation qui permettra de faire émerger les attentes, de nuancer ce qui est important ou non.

Et l’animateur, lui, il peut être empathique, se mettre juste ce qu’il faut à la place de l’autre pour être capable de comprendre ce qu’il va entendre, pour être sûr de partager pendant un moment donné les mêmes codes et le même langage. C’est d’ailleurs pour ça que les entreprises ont besoin de lui, une tierce personne dont la mission est de recueillir l’info sans être englué en amont par les a priori du client ni en aval par ceux des concepteurs. Etre empathique, cela veut dire qu’il doit saisir les occasions pour faire verbaliser l’utilisateur lors du recueil. Il peut se permettre d’être le bon copain à certains moments, et même casser du sucre sur le produit testé si ça permet de débloquer des choses. A d’autres moments il peut aussi être l’évaluateur qui va demander au participant de donner une note sur 5 sur plein de critères. Il peut aussi être celui qui va pousser dans son retranchement l’utilisateur car ce dernier, pendant les 30 dernières minutes, aura dit tout et son contraire. Bien sûr que l’animateur ne doit pas oublier quel est son rôle. Que l’entretien ait lieu en laboratoire, sur une planche de bois sur deux parpaings, dans un train ou sur un salon. Encore une fois, sa mission est de s’assurer de la valeur de ce qu’il recueille.

Et il peut être empathique car ce n’est pas lui qui conçoit. L’UX researcher n’est pas un concepteur. Il ne met pas de biais issu de son travail de conception quand il recueille, il ne met pas son ressenti dans ce qui devra être fait ensuite. Non. Il offre au concepteur l’info qui lui permettra de proposer une expérience positive. Alors certes, il peut vous dessiner sur powerpoint un “p’tit” zoning pour formaliser ce qu’il a entendu de la part des users. Mais son travail de conception s’arrête là.

Les méthodologies ne sont rien sans les êtres humains qui les exploitent. Dans ce cas, à eux d’avoir à l’esprit les limites de la méthode mais aussi les limites de l’être humain à exprimer facilement pourquoi il fait telle ou telle chose.

Réagissez à ce billet si vous n’êtes pas d’accord avec ces quelques lignes (et même si vous l’êtes :-)

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Nabil THALMANN
Personae User Lab

Cofounder of the userlab of @Intuiti. Head of Flupa - UX researcher, learning by watching