SwissCovid élargit son filet

Paul-Olivier Dehaye
PersonalData.IO
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5 min readJul 12, 2020

Le 6 juillet, l’application SwissCovid a été reconfigurée. Dans ce bref article, j’explique ce changement, ses conséquences, et spécule sur ses motivations.

By Stephencdickson — Own work, CC BY-SA 4.0, https://commons.wikimedia.org/w/index.php?curid=60596958

Le changement

En termes techniques, le 6 juillet, les deux paramètres clés d’atténuation Bluetooth sont passés de (50 dB, 55 dB) à (53 dB, 60 db). Ceci est confirmé dans le document SwissCovid-ExposureScore.pdf (version 6 juillet 2020) mis à disposition par la Confédération sur le répertoire GitHub de l’administration. Il est utile de comparer ce document à sa version antérieure datée du 25 juin 2020.

Version du 25 juin 2020
Version du 6 juillet 2020

Vu qu’une borne a été augmentée de 3dB (de 50 dB à 53 dB) et l’autre de 5 dB (de 55 dB à 60 dB), je vais considérer que les deux bornes ont été augmentées de 4 dB pour simplifier les calculs.

Il est très difficile de dire à quoi correspondent ces paramètres dans l’absolu (c’est tout le problème de calibration du Bluetooth). Par contre il est plus facile de comparer avant/après et d’estimer ce que ce changement apporte.

Les conséquences

Mon but est de quantifier ce changement en terme de distance. Si on imagine que SwissCovid cherche à enregistrer les interactions qui auront eu lieu dans un rayon de r, comment r est-il changé? La mesure comparative sera faite en termes multiplicatifs: “Le rayon r a augmenté de X%”.

Source: Why use Bluetooth for contact tracing?

Via la formule ci-dessus, un changement de 4 dB correspond à un facteur multiplicatif de 10^(4/20)~1.58 sur le rayon.

Dans le modèle des notifications SwissCovid étant calibrées avec un seuil abrupt sur la distance, le filet SwissCovid a un rayon 60% plus grand depuis le 6 juillet.

Bien sur ce modèle est imparfait: tout ici est probabiliste (le risque de transmission de la maladie ne passe pas soudainement à 0 au-delà du seuil de 2m, le Bluetooth a du bruit, etc), mais la formulation multiplicative sur le rayon est aussi applicable à toute distribution modélisant la situation de manière plus réaliste.

Ce changement viendra aux dépends de la précision (“faux positifs”), mais s’assurera une plus grande certitude d’avoir trouvé les contacts (“recall”).

Les motivations

Au moment du lancement de l’app SwissCovid le 25 juin, la paramétrisation a été décrite comme “conservatrice”. On peut donc certainement argumenter qu’elle l’est moins. Au détriment de faux-positifs, les autorités sanitaires veulent s’assurer que plus de gens vont recevoir des notifications.

A titre purement spéculatif, il y a trois raisons potentielles pour ce changement:

  1. il a été évalué que ce changement correspondait mieux aux recommandations officielles de 15 min à 1m50 (peu probable, car aucune nouvelle donnée ne semble avoir été collectée);
  2. il s’agit de créer des notifications — même fausses — pour “faire du chiffre” et montrer l’utilité du système;
  3. le traçage numérique de contacts évolue dans la direction anticipée par ces deux articles.

La troisième option est la plus intrigante, et correspond à l’idée que l’application ne sert pas juste à signaler un risque d’infectiosité et prévenir de futures infections (forward tracing), mais aussi (et surtout) à retrouver qui a infecté — de manière potentiellement asymptomatique — une personne qui vient d’être confirmée infectée (backward tracing).

Comment le traçage numérique de contacts est généralement dépeint (forward tracing)
Comment le traçage de contacts pourrait mieux fonctionner, on remonte aussi les chaines de contagion (voir flèche vers la gauche, “backward tracing”)

L’idée du backward tracing est de retrouver la cause de l’infection de la personne. Ceci est particulièrement important si la maladie a une infectiosité très hétérogène, avec notamment des personnes super-propagatrices. Si vous prenez une personne infectée X au hasard, les contacts de X ont une chance d’être infectés peu élevée; par contre si vous trouvez la personne Y qui a infecté X, elle a elle de fortes chances d’en avoir infecté d’autres (vous biaisez votre échantillonnage en conditionnant au fait d’avoir déjà infecté une personne). On le voit depuis le début du COVID, et maintenant en Suisse, les super-spreaders ont une énorme importance. On voit aussi que les gens mentent aux personnes chargées du traçage de contacts, qui mettent du temps à reconstruire les scénarios de propagation. Du coup, suivant les circonstances exactes d’occupation des traceurs de contact, chercher à notifier plus de monde peut être une bonne idée, si ça amène plus de personnes “témoins” qui aideront à reconstruire/corroborer ce qui s’est passé.

A ruminer

On peut se demander:

  • si ce changement de configuration a été discuté à une quelconque conférence de presse;
  • aucune nouvelle donnée liée au système SwissCovid n’a changé; du coup, ce changement est du à une appréciation différente, qui est complètement opaque.

Mise à jour

Le 24 juin 2020, des économistes et un entrepreneur de Lausanne ont publié un rapport intitulé How To Make Digital Proximity Tracing Work:The View from Economics. Ce rapport produit différentes recommandations pour des incentives et nudges, défendues par des affirmations telles que:

Second, peer punishment is a powerful mechanism to sustain contributions to public goods (Fehr and Gächter 2000). Many people punish non-contributors even if doing so is costly. Punishment is effective in enhancing altruism,even when it comes in form of verbal criticism rather than a material cost (Bowles and Gintis 2002, Ellingsen and Johannession 2008). It seems that (verbal) sanctions evoke emotions of shame and induce people to comply.

Une des recommandations était:

The parameters of the DPT app should not be set too sensitively, so as to mitigate the “cry wolf” problem.

Le changement technique opéré le 6 juillet allait donc à l’encontre de cette recommandation du 24 juin (mais à l’époque il s’agissait juste d’une recommandation venant d’un groupe de profs, rien de plus).

Le 10 juillet, sous l’égide de la National COVID-19 Science Task Force, le même groupe re-publiait son rapport, mais sans cette recommandation sur la sensitivité.

A l’exception d’une mise à jour d’une ligne reflétant l’évolution de la situation, il s’agit du seul changement dans le texte. J’en ai interpellé son auteur principal sur Twitter.

Mise à jour II

Le 11 septembre, il a été annoncé que le filet de l’application serait encore un peu étendu, à 55 db et 63 db. Il s’agit d’une augmentation de 2.5db, ce qui mène à un nouvel élargissement du filet par un facteur de 10^(2.5/20)~1.33, donc 33%.

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Paul-Olivier Dehaye
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Mathematician. Co-founder of PersonalData.IO. Free society by bridging ideas. #bigdata and its #ethics, citizen science