Enracinement & Politique

Déracinement & Activisme

SC
Le Pivot
4 min readJun 14, 2019

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Paru récemment sur IPhilo.

Racines et Troncs | Van Gogh | 1890

« On est de son enfance comme on est d’un pays. »

Antoine de Saint-Exupéry [1]

Il est des pays dont les racines sont invisibles. On les suppose, au détour d’un livre, ou d’une ruelle. Il en est d’autres où elles s’imposent à l’Homme, rémanence permanente du passé. Mais il n’est pas de pays où l’enracinement des sociétés soit inexistant. Les racines sont un état de fait. L’Homme s’en détourne ou s’en empare, mais il ne peut nier leur existence première.

Du rejet ou du respect des racines et des origines, dépend un clivage au sein de l’engagement politique. Activisme ou Politique: deux versions d’une même volonté de s’engager dans la vie de la cité, deux pratiques pour autant profondément divergentes.

L’Activisme se veut partout et maintenant. Transnational, il traverse les frontières et les cultures. Souhaitant l’universel, il s’appuie sur des lois elles-mêmes « universelles »: Loi Naturelle, Droits Fondamentaux, Droit de l’Homme, etc. En cela, l’Activisme traduit une aspiration à un idéal global. Il rejette la pesanteur de la Politique, sa supposée lenteur, et son intéressement. À l’ancrage local et l’attachement culturel de la Politique, il préfère la fluidité d’un monde sans frontières.

L’Activisme s’exprime immédiatement, se condamnant à l’exploit ou au coup de poing de chaque instant. Là où la Politique prend le temps de son action, l’Activisme s’impatiente. Leur relation au temps est ici profondément différente: la Politique embrasse le passé, en y puisant idéologies et légitimités, et rumine le Présent. L’Activisme, lui, rejettera le passé, comme carcan qui condamnerait le changement, et hâtera le Présent. Quant au Futur, il est un simple projet pour l’homme politique, mais est une valeur d’ordre morale pour l’activiste. L’un espère un meilleur lendemain, quand l’autre exige un futur idéal.

Aux différences dans l’espace et le temps, s’ajoute une divergence des approches: la Politique pense transversalement, elle est pluridisciplinaire, horizontale. L’activisme emprunte des verticales en choisissant ses causes, pour délaisser la vue d’ensemble. Il mène des batailles, peu importe l’avancement de la guerre. La Politique, elle, embrasse la complexité du monde, là où l’activisme cherche la simplification. L’homme politique analyse, l’activiste idéalise. En somme, entre tempérance et radicalité, leurs positions sont antagoniques: la politique est pragmatisme sur fond d’idéaux, quand l’activisme est radicalisme empreint de morale. La politique milite, quand l’activiste s’indigne: “I tell you” contre “How dare you?”.

Au cœur de la fièvre activiste, la soif d’absolu rencontre l’absence de racines. Et arrivant au carrefour de l’Engagement, le déraciné suivra son penchant naturel: l’Activisme. C’est que le choix des causes se dissout au contact du vide intérieur des individus. Pour choisir la Politique, et accepter le travail qu’elle implique, faut-il encore comprendre la singularité d’une culture, éprouver sa spécificité -peut-être même aimer cette culture ? -. Car la politique est un métier: devant les enjeux de la cité, la Politique bâtit des solutions. Patience devant la complexité: là est son ressort. L’Activiste, lui hors-sol, ne perçoit pas cette complexité. En ignorant la singularité des cultures, le doute du Politique ne l’embarrasse pas. Dès lors, les raccourcis, la simplification, le jugement global emportent avec eux les liens imperceptibles que la Politique voulait tisser avec la société. L’Activisme, abstrait et désinhibé, aplatit les nuances et englobe les cultures d’un même lasso d’universalité.

L’Activisme est souvent perçu comme parti prenant du paysage politique. Il est cependant étranger à ce qui constitue l’essence même de la Politique. En rejetant la nécessité de l’enracinement et l’attachement culturel, il ouvre une nouvelle dimension: la bienfaisance universelle. Celle-ci n’a pas de limites spatiales, possède un rapport moral à l’Histoire, et préfère des causes, à l’avancement de la société dans son ensemble.

Pourtant, comprendre l’importance de nos racines, saisir qu’elles fondent l’individu, serait réenchanter nos existences. C’est surtout rendre aux déracinés de notre génération une base saine, depuis laquelle renouveler leur engagement politique, et plus encore, leur vie intérieure. Et Aristote de conclure:

“Et puisque la politique se sert des autres sciences pratiques et qu’en outre elle légifère sur ce qu’il faut faire et sur ce dont il faut s’abstenir, la fin de cette science englobera les fins des autres sciences ; d’où il résulte que la fin de la politique sera le bien proprement humain. Même si, en effet, il y a identité entre le bien de l’individu et celui de la cité, de toute façon c’est une tâche manifestement plus importante et plus parfaite d’appréhender et de sauvegarder le bien de la cité : car le bien est assurément aimable même pour un individu isolé, mais il est plus beau et plus divin appliqué à une nation ou à des cités. Voilà donc les buts de notre enquête, qui constitue une forme de politique.”

Aristote [2]

-SC

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[1] Terre des Hommes, Antoine de Saint-Exupéry, 1939.

[2] Ethique à Nicomaque, Aristote.

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