Joie & Bonheur

Histoire d’une substitution

SC
Le Pivot
4 min readOct 21, 2019

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Agrigente | Nicolas de Staël | 1953

« Le Bonheur est une idée neuve en Europe. »

Saint-Just, 1794 [1]

La lente substitution du Bonheur à la Joie alimente la vacuité de la modernité. « L’accès au Bonheur » promis par Saint Just disqualifierait donc le désintéressement et la simplicité de la Joie. Entre être et avoir, Joie et Bonheur prennent des chemins bien différents, tout en visant des finalités divergentes. À cette tension toute dialectique s’ajoute une relecture de la lente évolution de l’altérité. En plongeant dans les méandres de la Modernité, retraçons les raisons et les conséquences de la Joie devenue Bonheur.

Sous l’injonction du temps, le Bonheur et la Joie sont d’abord les porte-paroles de deux conceptions antagonistes de la vie. La Joie suppose l’espérance, tout en acceptant la précarité de l’instant. Le Bonheur lui cherche à s’accomplir maintenant. Il n’est pas question d’espérance mais bien d’immanence. Le Bonheur « naît dans un monde clos » [2], bordé de part-en-part d’un Bonheur finalité, rappelle Chantal Delsol. Dans l’attente de son accomplissement imminent, le temps devient alors quantité, et la durée une réalité comptable. Sablier ou « barre de chargement », il faudra hâter l’écoulement des minutes superflues, intercalaires entre moi et mon but. La Joie, elle, accepte humblement de ne maîtriser ni comprendre son origine. Reçue et non obtenue, découverte et non acquise. Sur fond d’incertitude, la Joie est dès lors une fenêtre donnant sur un monde ouvert. Elle est l’« évasion hors du temps » [3] pour Simone Weil, qui supprime la notion même de durée. A l’impatience d’un temps minuté, calculé, rétréci est alors substituée l’attente, chère à Weil. Celle qui par l’espoir tend l’existence entière vers son objectif.

« Les choses jouent le rôle des hommes, et les hommes jouent le rôle des choses; c’est la racine du mal. »

Simone Weil [5]

Le Bonheur s’accomplit encore par la matière. Avec le Bonheur, l’Homme accède à l’instant, dans sa dimension la plus matérielle. Il est question de posséder pour assouvir un désir, d’avoir l’instant ou la chose. C’est que les bonheurs atteints « sentent déjà la cendre », rappelle Chantal Delsol. Instant saisi, déjà fané. Mieux encore : le Bonheur appelle le matérialisme dans « un rapport obligé ». Obligation invisible à Sylvie et Jérôme, antihéros de Pérec, qui, absorbés par les Choses [4], ignorent tout de leur propre aliénation. À cette accession imminente, s’ensuit enfin une confusion: choses ou hommes, hommes ou choses, quelle différence? Le télescopage des conditions, ferait oublier à l’Homme le rapport de hiérarchie entre essence et matière. Weil nous prévient: « Les choses jouent le rôle des hommes, et les hommes jouent le rôle des choses ; c’est la racine du mal. » [5] La philosophe établit ici un pivot essentiel à la distinction entre Bonheur et Joie: dans son rapport à la matière, le Bonheur embrassera les choses, en oubliant qu’elles lui sont subordonnées. L’essence humaine rentre alors dans l’ordre matériel. L’individu, corps et esprit confondus, devient un article du grand catalogue des objets de ce monde. La Joie, elle, considère les choses comme simples vecteurs, tout en maintenant une hiérarchie claire entre essence et matière. Ce pas de recul qu’implique la Joie, réaffirme nettement le contraste: l’humain est d’un ordre différent et supérieur à la matière inerte. Sans verser dans le spiritualisme, la Joie suppose l’existence de l’Esprit, et nous fait deviner l’Âme. En cela, elle érige le seul véritable rempart au matérialisme de notre temps.

De l’objet à l’aimé, l’impératif du Bonheur transforme enfin l’altérité. Weil remarque ici que « l’impossibilité motive nos désirs: les amants ne feront jamais un, et Narcisse fera toujours deux. » Le Bonheur, appartenant à l’ordre du désir, refusera l’altérité du couple, pour hâter la fusion des êtres. C’est là le retour du mythe de Midas, qui assouvissant son désir, pétrifie l’être aimé. À cette fusion-annihilation, la Joie répond « patience ». Le Cantique des Cantiques, morceau de bravoure de l’héritage biblique met en vers cette oscillation des êtres. Salomon y met en scène cette recherche inquiète, douce mais avant tout patiente du Bien-Aimé et de la Sulamithe [6]. L’Amour prend ici le temps de reconnaître l’autre, de nommer sa singularité, sa différence. C’est dans la conservation de l’écart entre l’autre et moi que perdure l’admiration mutuelle. Ce poème du fond des temps fait pâlir l’injonction du Bonheur, la renvoie à une sagesse de la retenue parfaitement touchante.

« Le Bonheur a tué la Joie, qui elle est à l’inverse jubilation et émerveillement devant l’existence, elle exprime la conscience d’une grandeur, d’un élan. »

Chantal Delsol [2]

La Joie n’est pas le Bonheur. Au glissement sémantique, a répondu une fracture toute spirituelle au sein même de la Modernité. À l’inverse, les distinguer, c’est reprendre la distance nécessaire à l’admiration. Admiration de l’Homme pour l’Homme, reconnaissance de l’essence humaine au-delà de la stricte réalité matérielle. Admiration de l’Homme pour l’Autre Homme, le forçant à un recul sain qui libère l’autre, et l’assoie dans sa dignité. En somme, la Joie invite au pas de côté, à cette courte pause devant l’impératif du Bonheur, pour ressaisir et nos actes et le sens de nos actes. C’est le message de Saint-Exupéry: “Ce n’est point dans l’objet que réside le sens des choses, mais dans la démarche”. Chercher la Joie, c’est transformer tout acte en démarche, tout mouvement en quête, et toute relation en communion.

-SC

Plus d’Essais …

[1] « Discours de 1794 », Œuvres de Saint-Just (1834)

[2] Les Pierres d’Angle, Chantal Delsol, 2014

[3] La Connaissance Surnaturelle, Simone Weil, 1950

[4] Les Choses, Georges Perec, 1965

[5] Expérience de la vie d’usine, Simone Weil, 1941–42

[6] Cantique des cantiques, la Bible

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