Néolibéralisme & Activisme

Ou le confort des conformistes

SC
Le Pivot
4 min readMar 3, 2020

--

AMM & SC

A lire aussi dans la Rubrique des Médiologues, Marianne.fr

Red on Maroon | Mark Rothko | 1959

« L’Enfer ce n’est pas les autres mais l’absence de destination. »

Dante Alighieri

L’un des réacteurs nucléaires du monde moderne, Harvard, où nous avons tous deux étudié, est un formidable producteur d’énergie conformiste. Cet environnement universitaire est devenu le reflet d’un phénomène plus profond par lequel le néolibéralisme, système de vacuité conceptuelle, s’allie avec les activismes les plus radicaux, pour créer un système exclusif dont les normes de conformité dévorent l’espace de liberté et d’échange qui fondait hier la politique. Sans mettre en cause l’institution et reconnaissants pour notre parcours, il convient de s’interroger sur les causes et les conséquences de cet état de fait.

Dans les milieux universitaires, à la décontraction du « laisser faire » économique et culturel s’ajoute un dogmatisme féroce, donnant au néolibéralisme les traits d’une religion sans théologie. Le champ de la morale y est riche et d’une intransigeance toute puritaine. Pas d’idéologie, mais un but unique : l’argent. Le néolibéralisme a donc substitué à la raison l’hubris ; il a adopté un credo — les Droits de l’Homme comme horizon indépassable de l’histoire humaine –, posé des dogmes — la tolérance, vertu suprême, l’intolérance, péché capital –, instauré des pèlerinages — marches pour le climat et parades en tout genre –, et établi des tribunaux — les médias en procureurs, l’opinion publique en juge de paix. La nature ayant horreur du vide, ce monde dénué de sens commun a vu naître, dans un mouvement brownien, toutes sortes d’activismes venant combler les lacunes spirituelles de l’environnement social. La vacuité de la modernité pousse des milliers de jeunes gens à épouser des causes particulières, cherchant là leur salut. Les utopies contemporaines alimentent cet activisme : animalisme, cosmopolitisme, transhumanisme, écologisme idéologique. Entre égalitarisme et horizontalité, cette nébuleuse s’exonère d’une vision systémique ; la mosaïque des causes lui suffit.

Le point commun de ces nouveaux -ismes : ne pas chercher à régler des problèmes (les inégalités entre les hommes et les femmes, le réchauffement climatique, le mal-être des animaux, etc.) mais à imposer une vision englobante de l’existence. Le néolibéralisme prospère sur ces causes en s’achetant une caution morale. Constantin Ier disait aux chrétiens : « Donnez-moi votre transcendance, je vous donnerai des institutions »; le néolibéralisme dit aux militants :

« Donnez-moi une morale pour prospérer, je vous donnerai une tribune pour vous exprimer ».

Toute cause est bonne à prendre. Au lieu de s’interroger sur le délitement en cours, les néolibéraux préfèrent célébrer l’avènement d’une citoyenneté disruptive, anticonformiste et inconvenante. À chaque individu son combat ; à chaque cause son ennemi irréductible. Se cachent, en réalité, un confort et un conformisme de l’originalité : la lutte activiste n’est rien d’autre qu’un hobbie de fin de semaine et le révolutionnaire qu’un goodfellow qui occupe ses week-ends. Des combats menés par tant d’associations étudiantes ne jailliront que des postures plus proches d’opérations de marketing que de tractations clandestines d’insurgés prêts au sacrifice.

Faire société n’est pas cool. C’est pourtant nécessaire. Pour éviter la liquéfaction et reproduire les schémas de désunion de la métropole américaine, délaissons un instant la politique pour repenser le politique. Parcourons avec Walter Benjamin « la jungle de l’autrefois pour permettre le saut du tigre vers l’avenir » et reprenons la tâche qu’assignait Albert Camus à sa génération, « empêcher que le monde ne se défasse ». Retrouvons les permanences historiques qui permettent de faire d’une addition de « moi je » une communauté politique ancrée dans son histoire, réunie autour de sa langue, de ses mœurs, de ses terroirs et de ses institutions.

Dans Critique de la raison politique, Régis Debray rappelait le triptyque permettant de passer du « tas au tout » : frontière, hiérarchie, transcendance. D’abord des frontières. Des frontières physiques comme reconnaissance de l’altérité et maintien de l’intégrité nationale et européenne. Des frontières civiques et non ethniques. Il existe un « eux » et « nous » ; ce qui ne veut pas dire que ce « nous » est imperméable à l’accueil. Enfin des frontières éthiques. Ne devrait-on pas poser des limites éthiques à ce qui semble être une dérive mégalomaniaque élevant l’Homme au rang du Dieu-créateur ? Ensuite une hiérarchie. En République, l’intérêt général impose que la Loi prévale sur les pouvoirs de fait, économiques ou religieux. La transcendance enfin. La chute de la monarchie de droit divin et l’échec des théologies politiques ne doivent pas donner l’illusion que l’heure du rationalisme est advenue ; sous peine de voir le tragique revenir plus vite qu’on ne le pense. Considérer les communautés politiques comme le produit d’une histoire et trouver notre salut dans les grandes choses accomplies par ceux qui nous ont précédés pourrait être un bon début. Pas d’avenir sans passé, pas de grandeur sans rétroviseur : « l’enfer ce n’est pas les autres mais l’absence de destination » (Dante Alighieri).

Lorsque néolibéralisme et activisme marchent côte à côte, il devient si convenable d’être rebelle et si doux d’être marginal. L’environnement étouffant crée par cette alliance d’un genre nouveau appelle une redécouverte du politique en tant qu’affrontement de visions du monde dénué de tout jugement moral. Face au vide, le Complexe de Constantin adresse le besoin vital de structures sociales et de transcendance. Loin des guérilleros prêts à se faire trouer la peau pour l’idée qu’ils se faisaient de l’Homme, nos punks institutionnels préfèrent manifester sous les fenêtres de leur doyen et rentrer sagement retrouver le confort de leur living room. Au nom de l’unité et de la grandeur, tâchons de ne pas les imiter et de pratiquer la véritable subversion. Celle qui trouve dans la cité sa tribune, et par la politique son expression.

-AMM & SC

--

--