Sens & Travail

Travail du Sens

SC
Le Pivot
3 min readJun 14, 2019

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Labourage Nivernais, le Sombrage | Rosa Bonheur | 1849

“ Ce n’est pas seulement pour faire une étude que je suis venu chez vous, c’était pour vous demander : comment faut-il vivre ? Et vous m’avez répondu : en travaillant. “

Lettre de Rainer Maria Rilke à Auguste Rodin [1]

11 Septembre 1902

Enfants, nous constations que le charisme de certains professeurs ne provenait pas de leur seule autorité, mais de leur habileté à naviguer et à nous guider dans le champ du savoir. À leur contact, les évidences s’agençaient comme pour étayer la vérité. Ils rassemblaient, comparaient, opposaient des mondes d’une cinglante singularité.

Pour nous élèves, culture, histoire, sciences étaient une seule et même étendue, plate et sans limites. Pour eux, elle était reliefs, aspérités, bornes et complexités. Pour nous, choses indifférenciées, pour eux, des vecteurs d’un sens plus profondément enfoui.

D’où venait donc cette acuité propre à l’enseignant : travail ou insolente intuition ?

Le professeur se présentait à nous immédiatement, sans préambule, ni justification. Leur présence se passait d’explications. À aucun moment n’avait été mentionné le parcours de l’enseignant, les années de travail et de préparation qui l’avait amené ici et maintenant devant nous. Et c’est pourtant bien là qu’il fallait chercher la source de leur génie : le travail.

Bien sûr, quelques-uns cochaient quotidiennement les cases du minimum syndical. D’autres irradiaient leur vie entière de la passion portée à leur discipline. Si ces derniers rayonnaient, leurs phares nous guidaient vers cette évidence : le sens est travail, le travail exhume le sens.

Le travail est un effort qui exige un mouvement et une dépense de soi. Mais dans cet effort, l’existence se tend, telle une peau de tambour, pour entrer en résonance avec le sens. C’est dans le travail que l’Homme peut découvrir le vrai, et discerner le bien.

C’est ce même travail qui passe au tamis de l’existence toute idéologie, toute philosophie. « Trace ton sillon » prend désormais les atours d’une invitation à la quête spirituelle, non plus d’une besogne ordinaire.

« Ce n’est pas pour l’avion que l’on risque sa vie. Ce n’est pas non plus pour sa charrue que le paysan laboure. Mais, par l’avion, on quitte les villes et leurs comptables, et l’on retrouve une vérité paysanne. » [2]

Avec Saint-Exupéry est renversé la relation de l’Homme à son outil, et par là même, de la vie au travail. « Par », et non « pour ». Moyen, et non finalité. Dès lors, l’effort reprend sa place. Il redevient la condition nécessaire à l’emprise sur le réel et à la maturation de l’âme. En plantant son soc en terre, le paysan laboure son champ tout en sillonnant sa vie. Étrange vérité, qui à la réalité prosaïque du labeur quotidien, associe une transcendance, un horizon, une perspective.

C’est de ce travail-là que nous voulons parler. Lui qui n’est ni aliénation, ni aveuglement, mais bien accomplissement de l’Homme. Il laisse à la vie ses respirations, à l’esprit sa réflexion. C’est pour ce seul travail que l’effort se justifie. C’est par lui seul que l’on peut dire que le Sens est Travail, et que le Travail exhume le Sens.

-SC

Plus d’Essais …

[1] Cher Maître, Rainer Maria Rilke (Auteur), Kitty Sabatier, 2002.

[2] Terre des Hommes, Antoine de Saint-Exupéry, 1939.

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