Transcendance & Société

Une Métaphysique de l’Autre

SC
Le Pivot
4 min readJun 20, 2019

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Le Bassin Aux Nymphéas, Reflets Verts | Claude Monet | 1920–26

“Je hais mon époque de toutes mes forces. L’homme y meurt de soif.”

Antoine de Saint-Exupéry [1]

La soif de nos sociétés est d’abord d’ordre spirituel. Difficile de ne pas entendre l’écho de ces mots de Saint-Exupéry aujourd’hui, tant la transcendance paraît s’être évanouie, et avec elle la cohésion du corps social. À la disparition de l’un, s’ensuit l’effacement de l’autre. Il n’y a pas de cohésion sociale sans métaphysique commune. Ou comme résume Régis Debray, “sans méta, pas d’inter”. Urgence donc de rétablir la transcendance, pour rassembler la société. Dans les pas de Levinas, il nous faut ancrer cette transcendance dans l’altérité, réinstaurer l’Autre comme horizon spirituel et comme devoir moral. Voilà donc l’enjeu : rebâtir une métaphysique de l’Autre pour réenchanter la société.

“Que serions-nous sans le secours de ce qui n’existe pas?”

Paul Valéry [2]

D’abord un constat : la transcendance subsiste au cœur des sociétés sécularisées. Environnementalisme, fondamentalismes, ésotérismes, etc. : autant d”isme” où l’Homme contemporain s’essaie à la spiritualité, et éprouve avec Valéry le secours de l’inexistant. Mais ces pratiques sont limitées. Tout en frôlant la question du sens, elles s’échouent souvent dans le champ de la morale. Et si l’Homme contemporain manque de peu la métaphysique, il s’en approche : résilience surprenante de la quête de sens au sein de sociétés individualistes et atomisées. Force est de constater : bien qu’ineffable, la transcendance est à fleur de peau.

En réalité, c’est en société que l’Homme la découvre. Pour Levinas, l’altérité, la rencontre avec l’Autre est une invitation à la métaphysique [3]. Dans le visage de l’Autre l’Homme entrevoit l’âme. Selon François Cheng, il y contemple “le mystère incarné de tout être humain[4]. Pour Cheng comme pour Levinas, le regard est le pivot où notre perception de l’Autre comme individu bascule vers une définition plus large : l’Autre comme horizon spirituel. En cela, l’Homme réoriente son appréciation du Prochain. Le rapport à autrui n’est plus altruisme, appartenant au simple champ de la morale, mais admiration ou contemplation. Il existe ici une orthogonalité claire des approches : altruisme contre admiration, morale contre spiritualité, code de conduite contre démarche intellectuelle. C’est sur ce pivot, découvrant une nouvelle dimension d’autrui, que se fonde la métaphysique de l’Autre.

Pour Levinas, du regard au devoir il n’y a qu’un pas : au mystère décelé dans le visage d’autrui s’ajoute notre nécessaire devoir envers lui. Les Droits de l’Homme eux-mêmes ont pour origine une réflexion similaire sur l’altérité : “les droits de l’autre homme”. Ces droits ne jaillissent pas spontanément de la nature humaine, mais de la rencontre de l’Homme avec un Autre. Rencontre concrète, contrastant avec la pratique parfois abstraite qui en est faite. Là ou l’Homme s’exonère de la nécessité d’une rencontre pratique avec un Autre, unique, réel et incarné, les Droits de l’Homme s’abâtardissent en un mythe incapacitant. Réduit à une abstraction universelle, ils deviennent une morale immanente, entendant régir une humanité faite d’autres indifférenciés.

Seule la véritable disponibilité, une vraie attention fondée sur une pratique concrète de l’altérité, rappelle au droit son pendant: le devoir. Cette exigence, qui à la dignité d’autrui associe une éthique, fait que l’Homme s’oblige. C’est l’Obligation, si chère à Simone Weil, qui précède le droit et le fonde [5]. Saine relecture des Droits de L’Homme, qui, abandonnant le champ de la seule morale individualiste, renvoie ce texte à ses valeurs d’origine : une responsabilité de chacun vis-à-vis de l’Autre qui invite à agir au-delà de soi-même.

“Si l’esprit raisonne, l’âme, elle, résonne”

François Cheng [6]

À la Politique de prendre le relais. Car si l’altérité offre à l’Homme l’intuition de la transcendance, c’est à la politique de cultiver un nouveau sens de l’engagement, de lui donner un cadre et de le mobiliser. Il ne suffira pas d’invoquer le renouvellement politique pour qu’il advienne ; il devra nécessairement se doubler d’une métaphysique. Au travail strictement intellectuel doit s’ajouter une dimension spirituelle. C’est là une voie des cimes pour l’engagement politique : non seulement discourir, mais édifier; mieux qu’intéresser, inspirer. Puisant au creux de l’altérité les sources d’une nouvelle métaphysique, la politique pourra alors faire entrer les âmes en résonance et la société en communion.

-SC

Plus d’Essais …

[1] Lettre au général X, Antoine de Saint-Exupéry, 1944.

[2] Petite lettre sur les mythes, Paul Valéry, 1929.

[3] Altérité et Transcendance, Emmanuel Levinas, 1995.

[4] De l’Âme, François Cheng, 2016.

[5] La personne et le sacré, Simone Weil, 1957.

[6] Œil ouvert et cœur battant, François Cheng, 2011.

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