Episode 3 — Notre avenir est désormais lié à celui de l’intelligence artificielle
Les plateformes investissent désormais massivement dans l’intelligence artificielle puisqu’avec elle un cercle vertueux peut s’installer : disposer de plus de données personnelles permet un meilleur apprentissage des machines et de meilleurs services, mieux ciblés, pour recueillir plus de données et donc créer plus de revenus. La boucle est bouclée.
Par exemple, dans un article paru en 2018 sur le site Vice, “Votre téléphone vous écoute, ce n’est pas de la paranoïa“, Sam Nichols, son auteur, analyse comment, à partir d’une simple expérience menée avec son téléphone, Facebook lui a proposé des cours dans diverses universités et des marques de vêtements abordables, après avoir prononcé deux fois par jour pendant cinq jours, des phrases qui pouvaient théoriquement être des déclencheurs. Des phrases comme « j’envisage de retourner à l’université » ou « j’ai besoin de chemises pas chères pour le travail ».
Pourtant, deux ans avant cette expérience, Facebook affirmait sur son blog ne pas utiliser le microphone des téléphones pour les publicités ou les flux d’informations. “Certains articles récents ont suggéré que nous écoutons les conversations des gens afin de leur montrer des publicités ciblés. Ce n’est pas vrai. Nous diffusons des publicités en fonction des centres d’intérêt des personnes et d’autres informations de leur profil — et non en fonction de ce que vous dites à voix haute. Nous n’accédons à votre microphone que si vous avez donné la permission à notre application et si vous utilisez activement une fonction spécifique qui nécessite du son. Il peut s’agir d’enregistrer une vidéo ou d’utiliser une fonction optionnelle que nous avons introduite (…) pour inclure de la musique ou d’autres éléments audio dans vos mises à jour de statut”.
Les promesses de l’intelligence artificielle questionnent notre humanité
L’an dernier, une fuite concernant Google est presque passée inaperçue. Pourtant, elle est capitale dans la course actuelle à l’intelligence artificielle. Après plusieurs semaines de silence, l’entreprise a confirmé avoir développé un ordinateur quantique ultrarapide, même si IBM a relativisé depuis cette annonce.
C’est quoi un ordinateur quantique ? Pour nous être supérieure, l’intelligence artificielle devra tout d’abord pouvoir traiter beaucoup de données en un temps record. A l’image de notre cerveau, qui dispose d’une puissance de calcul de 1 zettaflop, lui permettant de réaliser 1 000 milliards de milliards d’opérations par seconde.
Dans un ordinateur, le processeur est la pièce équivalente à notre cerveau. C’est lui qui effectue tous les calculs. Pour y arriver, il travaille sur les données stockées en mémoire, et tout ce que l’on voit à l’écran, sur le réseau ou sur le disque dur, constitue le résultat de ces travaux. Jusqu’à très récemment, les ordinateurs savaient traiter beaucoup de données mais pas suffisamment pour rivaliser avec notre cerveau.
Pour obtenir une puissance de calcul inégalé, certaines entreprises comme Google, Intel, IBM ou encore Microsoft, mais aussi certains états comme la Chine, se sont alors tournés vers les supercalculateurs. En 2015, le plus puissant d’entre eux, « Tiahne-2a », d’origine chinoise, disposait de 260 000 processeurs et pouvait traiter 33 millions de milliards d’opérations par seconde ! Impressionnante, cette performance n’en est pas moins décevante. En effet, comparés aux capacités humaines concentrées dans un organe d’à peine deux kilos, celles du supercalculateur chinois sont 30 000 fois moins efficaces, sachant que la taille d’un supercalculateur peut atteindre celle de deux terrains de tennis… Sans compter les dizaines de kilomètres de câbles en fibre optique qui le parcourent.
Pour beaucoup d’ingénieurs et d’informaticiens, l’avenir est désormais aux ordinateurs qui utilisent les propriétés quantiques de la matière pour repousser encore plus leurs capacités d’analyse et de traitement.
La recherche en informatique quantique est apparue dans les années 1980. Elle repose sur l’un des principes de la physique quantique appelé superposition. Selon cette mécanique, un objet peut avoir deux états en même temps. Ainsi, une pièce de monnaie peut être à la fois pile et face, alors que dans le monde « classique », elle ne peut être que l’un ou l’autre à la fois. Cet ordinateur serait capable de réaliser des opérations sans équivalent et de faire plusieurs calculs à la fois, contrairement aux ordinateurs actuels, aussi rapides soient-ils.
On parle alors de “suprématie quantique”, et c’est justement ce qu’une équipe de Google, basée en Californie, prétend avoir atteint en réussissant un calcul en seulement 200 secondes alors qu’un supercalculateur aurait mis 10 000 ans pour arriver au même résultat !
Selon Daniel Hennequin, physicien et chercheur au CNRS, on arrive ainsi « à des algorithmes sans équivalent dans le monde classique qu’on a même du mal à se représenter. » L’algorithme quantique le plus prometteur est celui découvert en 1994 par Peter Shor, chercheur en mathématiques appliquées du Massachusetts Institute of Technology (MIT), qui lui a donné son nom. Son algorithme permet de gagner un temps considérable dans les calculs en réduisant fortement le temps de résolution entre deux opérations. L’utilisation de cet algorithme par un ordinateur quantique pourrait craquer les clés utilisées pour les transactions bancaires… Mais aussi celles utilisées par les pays qui disposent de la bombe nucléaire.
En septembre 2017, lors d’une conférence sur les nouvelles technologies, Vladimir Poutine annonçait déjà ce qui nous attend : « l’intelligence artificielle représente l’avenir non seulement de la Russie, mais de toute l’humanité. Elle amène des opportunités colossales et des menaces imprévisibles aujourd’hui. Celui qui deviendra le leader dans ce domaine sera le maître du monde. Et il est fortement indésirable que quelqu’un obtienne un monopole dans ce domaine. »
Les conséquences avérées et potentielles de l’intelligence artificielle sur l’emploi créent un horizon de menaces inédites… Mais aussi de nouvelles opportunités
Les futurs ordinateurs quantiques pourraient bien révolutionner de nombreux secteurs industriels en permettant de passer d’une intelligence artificielle faible — celle que nous connaissons actuellement — à une intelligence artificielle forte ou générale (IAG). Les premiers secteurs qui bénéficieront de cette mutation de l’intelligence artificielle sont déjà connus : la santé, la chimie, la banque, la finance, l’industrie, la sécurité informatique, l’automobile avec les voitures autonomes, l’énergie, ou encore les transports et la gestion du trafic. Les promesses semblent illimitées — au point que l’on parle un peu partout d’une “révolution quantique”.
Les études sont nombreuses sur les conséquences à venir de l’intelligence artificielle sur l’emploi, même si le travail du futur est difficile à appréhender. Toutefois, des tendances à long terme semblent se dessiner, notamment avec l’intensification de la robotisation rendue possible par l’intelligence artificielle. Une étude effectuée par Citygroup — qui n’est sans doute pas la plus pessimiste — et réalisée sur la base des données de la Banque mondiale sur un ensemble de 50 pays, prévoit que, sur l’ensemble des pays de l’OCDE, 57% des emplois sont menacés. Dans des pays comme l’Inde ou la Chine, se sont respectivement 69% et 77% des emplois qui risquent d’être automatisés.
Souvent, les études ne présentent pas les mêmes résultats car elles ne parlent pas de la même chose. Quand l’une privilégie l’impact de la robotisation sur les emplois dans le secteur industriel, une autre va plutôt présenter les conséquences en général de l’intelligence artificielle sur les emplois totaux. Mais si l’on se réfère à Schumpeter et à son traité de « destruction créatrice », qui démontre que les organisations, les technologies et les emplois d’aujourd’hui remplacent ceux d’hier en les rendant obsolètes, des emplois disparaîtront fatalement ou se substitueront à d’autres.
Mais peut-on dire que l’intelligence artificielle est une technologie comme les autres ? Sommes-nous certains que les principes de la « destruction créatrice » pourront s’appliquer cette fois-ci ?
De nombreux experts en doutent car c’est la première fois dans l’histoire de l’humanité que nous sommes en passe de créer une technologie qui s’attaque à notre principal outil qui lui permet d’effectuer n’importe quel travail : notre intelligence.
L’économiste Gilles Saint-Paul a échafaudé pour le CNRS six scénarios d’un monde sans travail à cause de l’intelligence artificielle. En préambule, il prévient : « supposons que dans cent ou cent cinquante ans, le travail des humains devienne moins compétitif que celui des robots, peu chers, corvéables à merci et parfaitement acceptés par la population. Dans ce cas, il faut bien comprendre que l’on quitte le régime qui fonctionne depuis la révolution industrielle. Dans celui-ci, la machine-outil améliore la productivité de l’ouvrier sans le remplacer ; cette productivité accrue permet à l’entreprise d’embaucher et d’augmenter les salaires. Au final, elle profite à l’ouvrier et à la société en général », explique l’économiste. Mais si la machine travaille seule, elle entre directement en concurrence avec le travailleur humain. On passe alors à un régime où le capital se substitue au travail : le salaire est fixé par la productivité des robots et leur coût de fabrication. « Imaginons en effet que vous empaquetez des colis et que vous en faites vingt par heure. Si un robot qui coûte 10 euros de l’heure en fait le double, votre salaire horaire s’élève à 5 euros. ». Pire encore : « Si ce robot se perfectionne et passe à quatre-vingt colis de l’heure, votre salaire sera divisé par deux. » Les humains ne pourront alors plus vivre de leur travail. Il est donc plus que probable que le recours à l’intelligence artificielle et à la robotique à grande échelle aient un impact important sur l’emploi. Reste à savoir qui profitera des gains de productivité massif engendrés au cours des prochaines décennies.
Dans le livre “Accélérer le futur”, ses deux auteurs, Nick Smicek et Alex Williams, convoque de nouvelles possibilités émancipatrices. Loin de fuir un avenir complexe, ils démontrent qu’une économie postcapitaliste capable d’améliorer le niveau de vie, mais aussi de libérer l’humanité du travail et de développer des technologies qui élargissent nos libertés, est désormais possible. Leur “manifeste accélérationniste” a pour but de réveiller la gauche en revendiquant une certaine technophilie teintée d’optimisme. Après tout, n’est-ce pas Karl Marx qui décela dans l’automatisation la possibilité d’une libération des ouvriers de leur labeur ?