Les mythes de la Silicon Valley

Est-on vraiment sûr de vouloir généraliser ce modèle ?

L'Equipe du futur
L’Observatoire du futur
4 min readNov 1, 2020

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De nombreux mythes entourent la Silicon Valley. Ils se sont installés dans l’inconscient collectif par vagues successives depuis les années 60. Même si un véritable écosystème industriel et technologique s’y est réellement développé, les succès des entreprises qui la composent reposent moins sur l’efficacité d’une doctrine économique techno-libérale que sur l’intervention d’un État honnis et la puissance d’un imaginaire trompeur qui glorifie in fine la prédation économique. A travers le monde, l’exemple de la Silicon Valley a été massivement copié, ce qui en dit long sur la puissance de cet imaginaire.

Aux origines du capitalisme siliconien

Dans les années 60, la côte ouest des États-Unis et la Silicon Valley sont surtout connues pour être le paradis des hippies et de leur contre-culture qui promeut des alternatives inventives à la société de consommation des trente glorieuses. Les étudiants des universités de Berkeley et Stanford, toutes deux situées à proximité de la Silicon Valley, participent activement aux débats qui secouent la société américaine. En 1964, des étudiants de Berkeley défileront même avec de fausses cartes perforées IBM autour du cou ; l’ordinateur symbolisant pour eux le complexe militaro-industriel. Mais tous ces étudiants ne rejettent pas en masse l’informatique, bien au contraire. Ces derniers voient même dans cette technologie qui balbutie la promesse d’une émancipation créative. C’est de cette rencontre improbable entre des contestataires de l’ordre établi — et farouches libertaires — et des technophiles capitalistes qu’est née une nouvelle utopie néolibérale. Au fil des années, cette idéologie s’est nourrie des rêves d’entrepreneurs qui ont formidablement réussi la synthèse entre ceux qui rejetaient les technologies de l’information et de la communication et les autres qui en ont fait un outil capitaliste.

Le nouveau capitalisme

Le premier millénaire qui s’achève s’avèrera décisif pour ce nouveau capitalisme. Au début des années 90, les USA connaissent une récession qui porte Bill Clinton au pouvoir. Ce « new democrat », terme qui désigne un courant de pensée réformiste et populaire à la fin des années 80 au sein du parti démocrate, est revendiqué par de nombreux jeunes militants, comme Bill Clinton qui n’a que 46 ans quand il est élu Président des États-Unis. Selon eux, les revers électoraux au niveau national de leur camp depuis l’élection de Ronald Reagan en 1980 s’explique avant tout par le logiciel économique dépassé de leur parti.

La politique qui sera alors menée tout au long des huit années de la présidence Clinton s’appuiera sur une doctrine libérale affirmée qui comprendra notamment des subventions et des baisses de la fiscalité ciblées en faveur du secteur technologique, un durcissement de la politique commerciale extérieure, notamment en direction du Japon, une glorification des entrepreneurs comme jadis les chercheurs d’or… Avec le concours actif d’une autre machine à mythes, Hollywood, qui renouvelle sa narration autour du rêve américain dans ses films (Forrest Gump…) et séries télévisées. La prospérité capitaliste y est fièrement affichée, surtout celle des classes moyennes.

Les dérives de ce nouveau capitalisme

Elles sont désormais bien connues. Comme l’explique Cédric Durand dans sa « critique de l’économie numérique », parue chez Zones, les sympathiques « start-up » habitées d’un certain esprit de conquête ont laissé la place à des géants technologiques au comportement vorace et en situation de monopole. D’autres dérives émergeront comme la généralisation d’un management informatisé qui flique les salariés au détriment de la créativité, ou encore la privatisation et la gadgétisation de l’innovation qui assure aujourd’hui aux entreprises du secteur technologique des revenus mirobolants. Ces dernières se faisant au détriment de son objectif premier : permettre à tous de profiter du progrès et d’un partage équitable des fruits savoureux de la croissance. Ainsi, près d’un tiers des habitants de la Silicon Valley n’a pas les revenus nécessaires pour assurer ses besoins de base, alors que la concentration de millionnaires y est la plus élevée du pays.

Le mythe de l’entrepreneur self-made-man

La Silicon Valley a produit de nombreux mythes mais le plus tenace reste celui de l’entrepreneur parti de rien et qui a construit seul son empire. On pense immédiatement à Bill Gates et à son garage qui a accueilli les balbutiements de Microsoft, ou encore à Steve Jobs et Mark Zuckerberg qui ont créé respectivement Apple et Facebook à partir d’une simple idée. Pourtant, ils ne sont qu’une poignée à avoir réussi cet exploit qui s’inscrit avant tout dans un recyclage du rêve américain qui promet la réussite à toutes celles et tous ceux qui s’en donnent la peine.

Pourtant, l’histoire de la Silicon Valley est indissociable des progrès technologiques obtenues par des secteurs publics comme le complexe militaro-industriel, l’aéronautique ou encore la NASA, comme le rappelle Cédric Durand dans son essai. De nombreuses entreprises ont prospéré grâce aux commandes de l’État, surtout dans les années 80 avec la course à l’armement lancée par l’administration Reagan dont le but premier était de mettre à genoux financièrement l’URSS. En 2013, Mariana Mazzucato, professeure d’économie à l’université de Sussex, démontrera dans son livre « Entrepreneurial State » que le secteur privé n’innove jamais seul. L’intervention publique a souvent joué un rôle majeur dans toutes les grandes avancées technologiques de notre époque, comme l’invention d’internet.

Un modèle généralisable ?

Depuis plus de soixante ans, la Silicon Valley nourrit de nombreux fantasmes. A travers le monde, de nombreux dirigeants ont lancé leur propre Silicon Valley dans l’espoir de rencontrer le même succès… Pourtant, le modèle américain est loin de tout reproche et il doit nous avertir sur ses dérives. L’État, comme source de régulation et d’innovation, doit être remis au centre du jeu pour assurer un meilleur partage des richesses issues du progrès technologique.

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